Les Sérails de Londres (éd. 1911)/15

La bibliothèque libre.
Albin Michel (p. 115-121).

CHAPITRE XV

Histoire d’un personnage noir qui a fait quelque bruit dans le monde : son origine. Pourquoi un prince l’adopte et lui donne son nom. Sa grande fortune en Angleterre : il est fêté par une certaine duchesse qui lui donne une éducation polie : son succès avec le beau sexe : Aventure très curieuse à Greenwich.

Tous ceux qui, il y a quelques années, ont fréquenté les gens de ton, doivent se rappeler un personnage très extraordinaire, qui parcouroit les rues de cette capitale dans un élégant équipage, traîné par de beaux chevaux bruns, et ayant derrière des laquais avec de superbes livrées. Qui est-ce ? s’écrie, monsieur Julep, qui, en voyant son teint, s’imaginoit qu’il pourroit trouver quelques moyens de s’introduire au moins comme un apothicaire, s’il ne le pouvoit comme chirurgien. « Eh bien, Monsieur, reprit M. E...d, je vous dirai qui il est : ce n’est point Omaï ; non, ni le prince de… Oronoko qui étoit ici il y a quelques années ; il est prince de Ana-Anamabo ; il vient ici pour faire la paix ou la guerre avec le premier et le reste des hommes, pour n’avoir pas convenablement protégé les forts et dominations de son père. Rappellez-vous l’histoire de Zanga, et nous devons trembler… » — « Je ne connois rien de l’histoire de Zanga, dit M. Julep, mais je n’aime point sa visite ici, dans un temps aussi critique. Tous les étrangers devroient donner un récit très particulier d’eux-mêmes, surtout, quand leur teint est si différent du nôtre. Je ne vois jamais un homme très basanné, qu’il ne me paroisse un étranger, et que je ne m’imagine qu’il a des desseins sinistres. Que dois-je donc penser d’un noir, prince ou non prince, si bien habillé, et roulant dans un équipage aussi brillant ? — Je puis vous assurer que ses desseins sont très amicaux, et qu’il est de notre intérêt de cultiver, par son moyen, l’amitié de son père ; le seul danger est, que si nous refusions ses offres, nous l’exciterions, par vengeance, à suivre l’exemple des Américains, et à se joindre aux Français ». Le sujet fut ainsi terminé à la satisfaction mutuelle.

Mais que penserez-vous, lecteur, si, après ce débat, il étoit un prince noir Européen, et ce qu’il y a de plus extraordinaire un prince français. Le nom de S...se est connu de tout le monde ; il se brûla le sang dans les guerres de Flandres ; et, si nous ne sommes pas mal informés, il a, dans cette capitale, terni en quelque sorte sa réputation, si ce n’est pas son teint dans les guerres de Vénus.

À parler sérieusement, ce personnage extraordinaire n’est ni plus ni moins que le fils d’un domestique du prince de S...se, qui, par égard pour la fidélité de son domestique nègre, fut, par procuration, le parrain de son fils et lui donna son nom. Ils passèrent en Angleterre pour s’introduire dans les nobles familles. Le jeune S...se qui, à ce temps, n’avoit pas de plus hautes prétentions que la servitude commune, s’adonna au cocuage comme la recommandation la plus favorable en sa faveur. Cependant son père obtint, par un caprice étrange, une place dans la maison d’une certaine duchesse, à présent morte, qui prit un soin particulier de son enfant, et qui, au lieu de le laisser dans sa basse extraction, le plaça dans une école célèbre, proche Soho-Square, où il apprit à danser, à faire des armes et à monter à cheval. Il étoit alors dans l’âge de virilité ; mais ayant fait des progrès considérables dans ses études, il commença à croire qu’il étoit supérieur à ses camarades, et les traitoit en conséquence avec mépris. Quelques-uns ressentirent ces injures personnelles ; mais ayant entendu parler de son habileté à faire des armes d’où il sortoit toujours triomphant, ils refusèrent d’en venir aux extrémités. Ajoutez à cette supériorité qu’il avoit sur les enfants de son âge, que ses talents et son génie lui avoient tellement obtenu les bonnes graces de la duchesse, qu’elle ne le laissa pas manquer d’argent, et lui donna même une voiture pour son usage.

Mungo alors se livra sans réserve aux plaisirs et extravagances que lui offroit la capitale. Sa figure étoit très bien connue dans les maisons de divertissements qui sont aux alentours des spectacles ; il fréquentoit constamment les mascarades du Panthéon et Cornélie, où il jouoit si naturellement le rôle de Mungo, que l’on ne l’appela plus, par la suite, que par ce nom ; il fut bientôt initié dans les couvents de King’s-Place et dans les nouveaux séminaires, les abbesses lui ayant fréquemment fait l’honneur de se promener avec sa voiture dans Hyde-Park, ou autres endroits ; d’après cela, on peut aisément conclure que ses visites n’étoient pas purement du genre platonicien. — Non, son âme étoit remplie de feu, et il étoit un des Enfants du Soleil.

Sa personne étoit aussi embrâsée que son teint ; et les Annales de King’s-Place disent qu’il se réjouissoit beaucoup au milieu des charmes de la beauté bigarrée ; cependant, malgré son teint, toutes les nonnes des différents séminaires se trouvoient très honorées d’être distinguées du prince de S...se. Mme L.w.ot.n, Miss B..t..n Miss K...g, Miss H..ph..ys, Miss K...y, et même Miss Emily C..lth..st, ne regardoient point comme un déshonneur de céder aux instances de sa hautesse : ses poches étoient toujours remplies d’or, sa voiture étoit à leur service, et ces dames lui donnoient des preuves de leur attachement pour ses qualités et ses capacités : de telles partialités ne pouvoient manquer de le recommander puissamment sur-tout à ces Filles de joie, dont les seules vues sont concentrées dans le gain, et qui ne considèrent jamais la constitution, le teint, l’âge ou les infirmités de leurs adorateurs ; d’ailleurs, si Mungo n’avoit pas la beauté, il étoit jeune, vigoureux et fort bien fait : est-il donc surprenant, qu’en imitation de Desdemona, elles donnassent la préférence à un autre Othello, sur plusieurs autres amants insipides et énervés ?

L’âme ambitieuse de Mungo ne se fixoit pas seulement aux simples grisettes, elle prit un vol plus élevé. On rapporte de lui une histoire que nous ne prétendons pas vérifier, quoiqu’elle ait été répandue avec beaucoup de profusion ; mais pour illustrer son caractère, nous allons raconter cette aventure qui arriva, dit-on, dans les jours de Pâques, près de Blackheath. Miss S..., dame bien connue dans les alentours de Greenwich, accompagnée de sa femme de chambre, étoit, ainsi que sa confidente, déguisée ; elles se promenoient toutes les deux dans Greenwich-Parc et prenoient part aux divertissements innocents de la fête ; elles y rencontrèrent Mungo et un de ses amis qui passoient pour des officiers marins, et qui leur dit qu’ils revenoient d’un long voyage qui leur avoit été très avantageux, qu’ils apportoient avec eux beaucoup d’or et les témoignages les plus authentiques de la virilité la plus robuste. Miss S... désiroit pousser la folie aussi loin qu’elle le pourroit avec décence, et satisfaire sa curiosité et son inclination avec une personne du teint de Mungo : la suivante qui avoit aussi prit fantaisie pour le compagnon du prince qui étoit dans la fleur de son printemps, persuada sa maîtresse de se rendre à Greyhound, où elles trouveroient un repas froid, qui seroit bientôt après suivi d’un plus chaud, ce qui fut approuvé sur-le-champ de toute la compagnie, de sorte que les belles, satisfaites de l’assaisonnement du repas, pensèrent qu’un second et même un troisième service ne surchargeroient pas trop leurs estomacs. Les héros ne sachant pas qu’elles étoient leurs aimables associées, ouvrirent leurs bourses et leur offrirent une forte somme qu’elles refusèrent absolument ; mais quel fut leur étonnement, lorsqu’ayant demandé la carte, on leur dit que les dames avoient tout payé. Dès que ces deux jeunes personnes furent parties, Mungo et son ami désirèrent beaucoup de savoir en quelle compagnie ils avoient été ; ils appellèrent, à cet effet, le garçon, et ils ne furent pas moins surpris lorsqu’ils apprirent que c’étoient Miss S...r et sa suivante. Cette aventure fit beaucoup de bruit dans Greenwich.