Les Sérails de Londres (éd. 1911)/17

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Albin Michel (p. 130-137).

CHAPITRE XVII

Réflexions sur l’utilité et l’avantage des séminaires publics relation historique du traitement, des honneurs et hommages des courtisanes d’Athènes.

L’état présent de la galanterie étant maintenant mis au jour, nous allons considérer quels avantages ou quels maux peuvent en résulter dans les pays les plus policés ; la police veille sans relâche sur toutes les maisons d’intrigues. Sous le règne d’Élisabeth, les séminaires étoient soufferts dans différents endroits de la capitale. En France, qui est universellement regardé le royaume le plus policé du monde, les sérails, comme nous l’avons déjà mentionné, y sont non seulement maintenus, mais même protégés. Dans les principales villes de la Hollande, on a assigné plusieurs endroits particuliers pour la résidence des courtisanes, et elles ne doivent paraître que dans ces demeures ; à Venise, elles sont souffertes sous la condition de porter des bas de deux couleurs différentes. Enfin, la prostitution femelle a été considérée par tous les sages législateurs comme un mal nécessaire, afin d’en éviter un plus grand que l’on peut facilement supposer. Les hommes, dans les différentes situations de la vie, sont si sujets aux événements, qu’il seroit quelquefois très imprudent pour eux d’entrer dans l’état du mariage ; les alliances de famille semblent les avoir destinés pour une union particulière ; mais l’indigence peut leur faire envisager les difficultés qui, naturellement, proviennent d’une union conjugale. D’ailleurs, aucun objet femelle peut ne pas avoir assez suffisamment fixé leur attention, pour créer en eux une passion permanente ou solide, ni assez forte pour les engager à former un lien aussi important et aussi indissoluble que celui du mariage. Enfin, par une variété de causes et de circonstances, il peut paroître raisonnable à plusieurs hommes de garder le célibat, quoiqu’ils puissent être animés par les passions amoureuses les plus violentes. Dans l’état de mariage même, il arrive souvent qu’un homme, qui a pour sa femme l’estime la plus sincère, peut être privé de la jouissance des plaisirs de l’hymen, par la maladie, l’absence, et une variété d’autres causes temporaires que l’on peut facilement concevoir. Si dans quelques-unes de ces situations un homme ne pouvoit pas trouver un soulagement temporaire dans les bras d’une prostituée, la paix de la société seroit beaucoup plus troublée qu’elle ne l’est. Le brutal ravisseur, rompant alors tous les liens du bon ordre, et semblable aux animaux féroces, exerceroit, sans aucun égard, la violence de sa passion ; la femme de l’homme, la sœur ou la fille ne seroient plus en sûreté ni respectées ; la scène de l’enlèvement des Sabines seroit chaque jour exécutée ; et l’anarchie et la confusion s’ensuivroient. Sous ce rapport, la prostitution femelle doit du moins être tolérée, si elle n’est pas protégée ; et, quoiqu’elle soit regardée un mal moral, certainement elle est un bien politique.

Arrêtons-nous, pour un moment, à l’opinion qu’avoit à ce sujet le peuple sage d’Athènes. Les courtisanes y figuroient avec grand éclat ; et le lecteur peut satisfaire sa curiosité en recherchant par quels moyens cette classe de femmes, qui avilissoit leur propre sexe, et en quelque sorte faisoit horreur au nôtre, obtenoit, dans un pays où les femmes en général se distinguoient par leurs mœurs rigides, l’estime et souvent le plus haut degré de félicité. D’après les recherches, on peut y assigner différentes raisons ; la première, que les courtisanes faisoient partie des cérémonies religieuses. La déesse de la Beauté, qui avoit des autels consacrés à son culte, et que les Athéniens adoroient, étoit regardée comme leur patronne. Le peuple invoquoit Vénus dans les temps du plus grand péril. La grande réputation de Miltiade et de Thémistocle fut généralement due aux Laïs qui, après leurs batailles, chantoient des hymnes en l’honneur de la Déesse, et célébroient de cette manière leurs victoires. Les courtisanes furent également liées à la religion par le rapport des arts : elles s’offroient pour servir de modèles aux statues de Vénus qui, ensuite, étoient adorées dans les temples. Phryné servit de modèle à Praxitèle pour la Vénus qui lui fit tant de réputation ; et, durant les fêtes de Neptune à Eleusis, Appelle, ayant vu cette même courtisane courir le long des bords de la rivière, fut si frappé de sa beauté, que d’après l’idée de ses charmes il fit Vénus sortant des flots.

Elles étoient ainsi de la plus grande utilité aux peintres et aux sculpteurs à qui elles fournissoient les idées de la beauté la plus transcendante, et elles contribuoient beaucoup à embellir leurs ouvrages ; elles étoient, en outre, de grandes musiciennes, tant pour la voix que pour les instruments. L’art de la musique, qui étoit en si grande estime dans la Grèce, communiquoit des charmes additionnels à leurs qualités personnelles.

L’enthousiasme des Athéniens pour la beauté étoit si grande, que leur imagination exaltée étoit poussée jusqu’à l’idolâtrie dans leurs temples qu’ils ornoient des chefs-d’œuvre des artistes ; elle faisoit le principal objet de leur contemplation dans leurs jeux et exercices ; ils lui décernoient des prix dans leurs fêtes publiques, et elle étoit la fin dernière de leurs cérémonies matrimoniales. Cependant il convient d’observer que quant à ce qui regarde la partie immaculée du sexe, la beauté solitaire étoit nécessairement ignorée et cachée de l’œil général, tandis que les charmes des courtisanes étoient exposés aux regards des spectateurs et attiroient l’hommage général.

Le commerce de la société peut seul développer les charmes enchanteurs de l’esprit. Le sexe étoit exclu de ce privilège. Les courtisanes seules avoient le droit de vivre publiquement dans Athènes ; elles entendoient involontairement les disputes philosophiques, les débats politiques et la lecture des ouvrages poétiques ; elles prenoient pour ainsi dire imperceptiblement du goût pour la science ; il s’ensuivoit nécessairement que leur esprit se perfectionnoit, et que leur conversation devenoit plus brillante. Leurs maisons, par la suite, furent des Académies de passe-temps classique, où les poètes se rendoient pour y trouver les Muses et les Grâces. On y voyoit fréquemment la satire accompagnée de son véritable sel attique, pour donner du goût au repas littéraire : les plus grands philosophes mêmes ne regardèrent pas au-dessous de leur dignité rigide de s’y trouver. Socrate et Périclès se rencontrèrent souvent dans la maison d’Aspasie ; et nous avons vu, de nos jours, un exemple semblable dans la personne de Saint-Evremont qui rendoit de fréquentes visites à la célèbre Ninon de l’Enclos. Cette délicatesse d’expression, ce raffinement de goût que possède seul le beau sexe y étoient saisis avec rapidité ; en retour, la réputation d’un demi-savant recevoit un lustre emprunté de ces hôtes distingués.

La Grèce étoit gouvernée par des hommes d’élocution, des orateurs et des rhétoriciens habiles. Les courtisanes ayant un ascendant puissant sur les plus célèbres logiciens, avoient fréquemment une influence considérable dans le gouvernement de l’état. Démosthène, la terreur même des tyrans, fut forcé de se soumettre à l’impulsion de leurs charmes, et à la tyrannie de la beauté ; et on a dit de lui, avec une vérité juste et piquante : « Que l’étude des années fut énervée dans la conversation d’une heure avec une jolie femme. »

À Delphe, on éleva à la mémoire de Phrynie une statue d’or entre les mausolées de deux rois. La mort de plusieurs courtisanes fut suivie de monuments magnifiques pour en rappeler le souvenir, tandis que plusieurs héros qui moururent pour la défense de leur pays, furent en un instant oubliés, sans qu’on leur érigea une seule pierre pour attester l’endroit où ils furent enterrés.

Enfin les lois et institutions en autorisant la solitude du sexe féminin, imprima au mariage l’idée d’un trésor inestimable. Mais dans Athènes, l’imagination, le goût des beaux-arts, la soif insatiable des plaisirs de tout genre, semblèrent se révolter contre les lois ; et les courtisanes furent appelées, pour ainsi dire, pour être les protectrices des mœurs et caractères du temps. Le vice, banni de la vie domestique, ne troubla plus le bonheur des familles ; mais le vice, sous le toit paternel, fut toujours regardé criminel. Par une bizarrerie étrange et inexprimable, le sexe masculin étoit véritablement corrompu, tandis que les mœurs domestiques étoient extraordinairement rigides. Les courtisanes étoient estimées selon leurs attractions, ce que les Français ont heureusement appelé agréments, tandis que les autres femmes n’avoient d’autre droit au mérite que celui auquel elles prétendoient par leur vertu. D’après ces différentes circonstances, nous pouvons calculer les honneurs que les courtisanes ont si fréquemment reçus dans la Grèce ; autrement, il auroit été difficile de concevoir comment six ou sept auteurs ont consacré leur plume à les célébrer ; comment trois des peintres les plus célèbres ont dévoué leurs pinceaux pour en représenter les traits ; comment plusieurs poètes Grecs ont invoqué leurs muses pour les chanter ; en un mot, il seroit très difficile autrement, d’assigner la cause, pour laquelle les plus grands hommes, avec l’avidité la plus subtile, visoient à s’introduire dans leur compagnie ; pourquoi Aspasie étoit le seul hérault de la paix ou de la guerre ; pourquoi Phrynie avoit une statue d’or élevée à sa mémoire. Le voyageur mal instruit qui s’approche des murs d’Athènes, et qui dans l’éloignement, apperçoit ce monument, s’imagine que c’est la tombe de Miltiade, de Périclès, ou de quelqu’autre héros également renommé ; mais lorsqu’il s’en approche de près, il est surpris de voir que c’est le mausolée d’une courtisane Athénienne, dont la mémoire est si pompeusement blasonnée. De tous les guerriers renommés qui ont combattus pour leur pays dans l’Asie, il n’y en a pas un dont les actions glorieuses soient représentées par un monument, ou dont les cendres aient été jugées dignes d’un panégyrique futur. Ainsi donc, tels étoient les honneurs rendus par ce peuple enthousiaste, voluptueux et sensuel à l’éclat de la beauté.