Les Sérails de Londres (éd. 1911)/16

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Albin Michel (p. 122-129).

CHAPITRE XVI

S...se prend la résolution de rendre ses hommages, en forme, à une dame de rang, de fortune et d’une grande beauté ; il tâche d’augmenter sa fortune d’une manière extraordinaire : son succès apparent. Lettre très curieuse : son effet ; réponse encore plus curieuse ; la conséquence ; elle se termine par une scène très gaie à la mascarade du Panthéon.

Cette aventure avoit tellement enflé la vanité de Mungo, qu’il commença à croire qu’il avoit le mérite et les accomplissements suffisants pour le recommander d’une manière honorable à une dame de fortune et de ton. Il convenoit cependant, malgré sa dernière et bonne aventure dans King’s-Place et à Greenwich, que son teint étoit d’une couleur trop noir ; ayant donc lu dans les nouveaux papiers des annonces de remèdes, pour renouveller non seulement la beauté, mais pour la créer, ainsi que le teint, il commença à se persuader qu’il avoit trop négligé d’augmenter ses charmes, d’autant qu’il pensoit sérieusement qu’il pourroit secundum artem, de noir qu’il étoit devenir blanc : en conséquence, il lut avec beaucoup d’attention tous les papiers dans lesquels il étoit question de ces remèdes, car il avoit pris la ferme résolution de ne rien épargner pour devenir un joli garçon tout à la fois.

Il fit donc une ample provision de pommade, d’eau et autres remèdes pour la beauté ; il commença sérieusement à s’occuper de cette affaire pénible. La première semaine il eut les plus grandes espérances de succès ; mais la composition du remède, étant d’une nature très corrosive, répandit sur sa peau une espèce de teigne qui lui fit imaginer que c’étoit le premier pas vers la beauté ; il fut si fier de cette attente, qu’il n’hésita pus un moment d’écrire une lettre très curieuse à Miss G...., femme très célèbre par sa beauté et jouissant de 30.000 livres sterlings. Il y a tout à la fois dans cette lettre une naïveté et une impudence qui excitera la curiosité du lecteur.

Chère Miss,

Je vous ai souvent regardé en public avec ravissement ; en effet, il est impossible de vous voir sans éprouver des émotions qui doivent animer le sentiment de tout homme. En un mot, Madame, vous avez saisi mon cœur, et j’ose vous dire que je suis votre esclave nègre. Vous vous étonnerez, Madame, de cette expression, mais j’aime à être sincère. Je suis de cette race basannée d’Adam que quelques personnes méprisent par rapport à la couleur de leur teint ; mais je commence à découvrir d’après l’expérience, que cette épreuve de notre patience ne doit durer que pendant un temps, attendu que la Providence a donné à l’homme des connoissances pour remédier à tous les maux de cette vie ; il n’est point, sous le soleil, d’infirmités qui, par l’industrie et l’habileté de l’homme instruit, ne puissent être guéries ; de même je trouve d’après de semblables exemples dans les recherches de la médecine, des découvertes ingénieuses pour détruire la couleur basannée de tout teint quelconque, sur-tout si ces remèdes sont employés avec habileté et persévérance. Je suis maintenant, ma chère Miss, dans ces médicaments, et j’espère, dans peu de semaines, être en état de me jeter à vos pieds, et vous montrer une figure aussi agréable que vous pouvez la désirer ; en même temps, croyez-moi avec la plus grande sincérité, mon aimable ange, votre très dévoué serviteur,

S...se.

Cette épître extraordinaire produisit un effet risible et bizarre sur la personne de Miss G.... : elle étoit à prendre le thé avec une de ses intimes amies lorsqu’elle la reçut : à peine en avoit-elle lu la moitié, qu’elle se mit à rire d’une si grande force, que son amie, involontairement, fit de même, sans en savoir le sujet, et que le domestique qui attendoit la réponse, fut saisi de la même convulsion risible, malgré qu’il mordit ses lèvres de mécontentement. Lorsque cette convulsion contagieuse, qui souvent se communique comme le bâillement, fut passée, Miss W...ms demanda à Miss G.... le motif de son rire ; elle lui présenta la lettre en lui disant : « Empêchez-vous de rire, si vous pouvez ». Après la lecture, le rire fut dix fois plus fort, et le domestique fut forcé de quitter la chambre de crainte d’accident urinaire.

Dès qu’il ne fut plus en leur pouvoir de rire, elles commencèrent à se consulter sur la manière de ridiculiser complètement un noir, dans tous les sens du mot, aussi impertinent, aussi vain et aussi présomptueux : « Allons, dit Miss W...ms, donnez-moi une plume, de l’encre et du papier. Je veux avoir la première touche du Prince-More, et je ne doute point que vous ne soyez capable de la perfectionner. » En disant ces paroles, elle se mit à une table où tout étoit disposé pour écrire, et elle fit la réponse suivante.

Monseigneur,

J’étois loin de penser à l’honneur inattendu que vous daignez me faire ; et je trouve que la vanité femelle, qui est si prédominante en nous, ne peut pas résister à la première impulsion de me reconnoître si transportée de cette faveur, pour vous écrire avec cette froideur que je désirerois. En effet, votre Grandeur doit être aveugle (pardonnez-moi l’expression) de m’avoir envisagée dans un point de vue favorable ; cependant j’en veux chérir la pensée ; mon ambition y est trop fortement intéressée, et je vous avoue franchement que votre altesse ne peut trop promptement venir s’emparer de la main, lorsqu’il a déjà fait la conquête du cœur. Je me flatte que la présente trouvera votre teint entièrement réconcilié avec vos désirs. Quant à moi, je confesse qu’un homme noir fut toujours le favori de mes affections, et que je ne vis jamais soit Oroonoko ou Othello sans ravissement ; mais de crainte que vous n’imaginiez que je n’aie point, à cet égard, vos souhaits les plus ardents à cœur ; je vous envoi inclus un petit paquet[1] (dont je fais moi-même usage lorsque je vais à une mascarade) qui produira l’effet désiré dans le cas où vous ne seriez pas satisfait de vos remèdes. Servez-vous-en à l’instant, je vous en supplie, afin que je puisse avoir le plaisir de vous voir le plutôt possible, car je languis après le bonheur de vous dire, de vive voix, combien je vous adore. Croyez-moi votre très dévouée servante.

G...


Miss W...ms n’eut pas plutôt écrit ce billet, qu’elle en fit la lecture à Miss G..., qui ne put s’empêcher d’admirer la vivacité de son imagination et le sel de l’ironie ; elle craignit que Mungo n’eut pas assez de pénétration pour l’envisager de cette manière ; et que prenant la chose au sérieux, il ne vint la tourmenter de ses visites ridicules et impertinentes. Miss W...ms la rassura en lui disant qu’elle prenoit tout sur elle, et qu’elle le recevroit masquée, en son lieu et place. Miss G... consentit donc à envoyer le billet avec le petit paquet. Cette pensée en fit naître une autre, qui étoit d’aller le lendemain masquées au Panthéon, et de tirer une vengeance plus complète de la personne du prince.

L’infortuné prince S...se n’eut pas plutôt reçu cette réponse qu’il ressentit jusqu’au fond de l’âme le piquant de cette satire ; ce qui le fâcha davantage fut qu’étant alors en compagnie avec son ami Greenwich, à qui il n’avoit pas encore communiqué le changement qu’il se flattoit d’opérer sur son teint, et que lui ayant, sans précaution, montré la lettre de Miss W...ms, son ami confident fut si réjoui de la folie et impertinence de S...se, d’un côté, et de la réplique amère de la jeune personne, qu’il sembla avoir attrapé la même impulsion des dames, et ne put s’empêcher de rire aux éclats.

Cette conduite, dans son ami, jeta S...se dans des convulsions inexprimables ; il brûla la lettre et le paquet qui lui étoit tant recommandé ; alors cherchant ses pommades et autres remèdes, il les jetta pareillement dans le feu ; tombant ensuite sur un sopha, il se livra au plus grand désespoir, maudissant tout le sexe, et ajoutant qu’il n’y avoit plus d’amitié dans le monde.

Greenwich fut choqué de cette expression pour deux raisons, la première, parce qu’il n’avoit pas eu l’intention de l’offenser ; la seconde, parce qu’il dépendoit, en quelque sorte de lui. Il jugea donc prudent de tâcher de lui donner quelque consolation dans sa douleur présente : sachant que rien ne pouvoit lui procurer de plus grande satisfaction qu’une mascarade, il informa S...se qu’il devoit y en avoir une le lendemain soir au Panthéon, et que si cela lui étoit agréable, ils s’y rendroient ensemble de bonne heure, afin d’avoir le choix des habillements et masques. La mention d’une mascarade porta la joie dans son cœur, et chassa de son âme toutes les idées désagréables qui l’assiégeoient peu d’instants auparavant.

Les deux amis allèrent donc le lendemain au Panthéon. Il est bon de mentionner que Miss G.... et Miss W...ms n’avoient pas manqué de s’y rendre. S...se prit l’habillement d’un sultan, et, par le même hasard, Miss G.... choisit celui d’une sultane. Ces habillements étoient si riches, qu’ils fixèrent l’attention de toute la compagnie. Mis G.... n’eut pas plutôt jetté les yeux sur S...se, qu’elle le reconnut à travers les ouvertures de son masque. S...se, enchanté de l’élégante tournure de cette dame et de la richesse de son accoutrement, l’aborda dès qu’il l’apperçut, comme sa sultane favorite de la nuit.

Rien ne pouvoit fournir à Miss G.... d’occasion plus heureuse pour le railler S...se lui fit mille compliments et lui dit, entre autres choses, qu’il lui avoit réservé le mouchoir. Miss G.... lui ordonna de se retirer, en lui répliquant qu’il étoit un imposteur ; qu’elle s’appercevoit qu’il n’étoit qu’un Eunuque noir déguisé, et qu’elle informeroit le Grand Seigneur de l’outrage qu’il faisoit à sa sublime Grandeur en paroissant ainsi sous son nom ; qu’il seroit dépouillé de sa peau, afin, ajouta-t-elle d’un autre ton de voix : « De vous épargner les épreuves que vous aviez déjà commencées sur vous-même, pour vous procurer un déguisement plus avantageux ; et, pour que vous ne paroissiez pas si horrible lorsque vous paroitrez dans le sérail, je vous enverrai quelques-uns de mes remèdes ».

S...se ne put en entendre davantage ; chaque mot étoit des coups de poignard qui lui perçoient l’âme, il se retira précipitamment, et il n’a jamais eu depuis le moindre goût pour les mascarades.


  1. Un paquet de carmin et de poudre perlée.