Les Sérails de Londres (éd. 1911)/28

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Albin Michel (p. 221-227).

CHAPITRE XXVIII

Visite à la célèbre Madame W...rs. Description de son séminaire et de sa compagnie. Visiteurs inattendus. Anecdote du colonel B...den à cette occasion. Scène critique dans laquelle un célèbre chanteur joue le principal rôle. Peinture satirique de la métempsycose dans la transmigration des âmes de Mesdames H..., P..., la marquise de C..., Madame G..., Miss H... et Mesdames J..., par le lord P...

Avant de rendre une visite en forme au séminaire de Madame Pendergast qui, après la maison de Madame Dubery, est le plus voisin dans King’s-Place, nous ne pouvons refuser l’invitation que nous avons reçu de nous rendre chez la célèbre Madame W...r ; une dame entièrement sur le haut ton, qui tient une maison de rendez-vous pour les femmes galantes et les beaux garçons de classe supérieure, et qui s’est acquise une grande réputation par sa capacité à accoupler les deux sexes ; aussi, par ces moyens honorables et industrieux, elle roule dans un brillant équipage et soutient une maison considérable, consistant en personnes de presque chaque dénomination.

Nous y trouvâmes des beaux et des belles, des auteurs, des artistes, des musiciens et des chanteurs. À notre première entrée, le groupe consistoit du lord P...y, du colonel Bo...den, de Monsieur A...ns...d, et de Monsieur C...b...d. Les dames étoient Madame H...n, Madame P...y, la marquise de C...n, Madame Gr...r et Mesdames J...s... Il vint bientôt après d’autres visiteurs des deux sexes. Nous goûtâmes dans cette respectable compagnie le plaisir le plus agréable, d’autant que l’esprit et la beauté y régnoient à plus d’un titre. Comme il est ordinaire dans les compagnies mélangées de jouer aux cartes, on fit deux cadrilles. Pendant ce temps, lady H... adressa la parole à lady P...y, et lui dit en chuchotant si haut, qu’elle fut entendue de tout le monde :

Avez-vous ouï parler de l’affaire de lady J... et de Monsieur W...n ? — Quel est ce Monsieur W...n ? répliqua la marquise. — Je n’ai pu le savoir, reprit lady H..., il paroit qu’il étoit officier d’un certain régiment, qui avoit coutume de se retirer ou d’avancer quand son lord étoit hors de la ville : je serois bien trompée, si ce n’est pas lui. — Lady L...r s’informa quelle sorte d’homme étoit cet officier ? à quoi la marquise répliqua, qu’elle n’avoit jamais vu sa figure ; mais qu’à en juger par ses larges épaules et par ses jambes, il sembloit être vigoureux et fort comme un Hercule. — Oh ! reprit lady L...r, je ne remarque jamais un homme qu’au nez ; et plus il est long c’est le meilleur ; c’est, suivant moi, l’index le plus sûre qu’il est fort et bien taillé.

La conversation alloit s’engager plus avant, quand on annonça Miss H...x. Plusieurs personnes furent étonnées de voir, dans une pareille coterie femelle, une jeune personne de dix-huit ans qui avoit des droits à la plus grande fortune, et dont la contenance annonçoit l’apparence de l’innocence ; elles le furent bien davantage en voyant entrer Monsieur L...ni, le chanteur, accompagné d’un autre musicien. Le colonel Bow...en nous tira alors à part, et nous informa, avec un bégaiement insupportable :

Que M. L...ni étant présenté à Madame D...n, la mère de la jeune personne, en raison de la beauté de ses roulades, cette dame, qui étoit très passionnée de la musique, surtout lorsqu’elle se trouvoit accompagnée d’une manière mâle, fut si transportée du chant de ce fils de Lévi, qu’en dépit de quelque petite perte qu’il avoit subi par la circoncision, elle se trouva forcée de lui faire des ouvertures telles qu’il lui étoit impossible de ne pas les comprendre ; elle avoit la vanité de croire que ces charmes personnels et la fortune dont elle jouissoit, et qui étoit considérable, étoient des motifs suffisants pour captiver un homme qui n’avoit d’autre espérance ou attente pour exister qu’une demi-croche, qui pouvoit lui manquer, d’autant que cet accident étoit arrivé à plusieurs autres chanteurs d’un mérite supérieur (donnant à entendre qu’elle se trouvoit comprise dans le nombre malgré qu’elle eut la cinquantaine) ; mais comme elle se persuadoit que c’étoit un secret pour tout le monde, excepté pour sa confidente, elle ne se donnoit judicieusement que quarante ans.

Le colonel, après avoir prononcé cette sentence avec quelque difficulté, s’arrêta un instant, et il poursuivit ensuite :

Si nous devons donc ajouter foi au bruit public il est rapporté que sa confidente blâmant sa conduite indiscrette, elle s’emporta contre elle, et ne put s’empêcher de lui dire, d’une voix forte, qui fut entendue des domestiques : « — Ne savez-vous pas vieille folle que vous êtes, que je suis au-dessus du scandale ? D’ailleurs quel risque ai-je à courir ? ne suis-je pas, quoique je ne veuille pas en informer le monde, dans la saison de ne plus avoir d’enfant ! J’étois résolue d’examiner avant de faire le saut ! Je n’ai jamais aimé à acheter chat en poche ! je suis donc déterminée à connoître mon homme avant de m’engager pour la vie ! » Après avoir prononcé ces mots, elle s’élança hors de la chambre, et elle se rendit, sans y être attendue, à l’appartement de sa fille ; elle la découvrit lisant une lettre ; elle s’approcha doucement d’elle, elle regarda, elle crut reconnoître l’écriture de celui qui l’avoit écrite, ce qui excita tellement sa jalousie, qu’elle fondit avec précipitation sur sa fille, et la lui arracha des mains. Après en avoir pris lecture, elle vit, comme elle l’avoit conjecturé, qu’elle étoit adressée par Monsieur L...ni, qu’elle contenoit les déclarations les plus tendres et les plus passionnées, ainsi que quelques communications indirectes de la passion de sa mère pour lui, qui lui étoient tout à fait à charge et désagréables.

Madame D...n, furieuse de cette découverte, déchira la lettre en mille morceaux, elle réprimanda sa fille de la manière la plus forte ; elle étoit sur le point de demander sa voiture pour aller trouver l’insolent et infidèle

La demoiselle de sérail au bal.
(Cabinet des estampes.)

chanteur (qui, en cette occasion, n’étoit pas enchanteur) mais, avant qu’elle eut fait sa toilette, le malheureux amoureux frappa à la porte ; il fut introduit comme de coutume. La tempête ne commença pas plutôt à éclater, qu’il se disposoit à faire une retraite précipitée, mais on l’avoit prévu, et, pour l’en empêcher, on avoit fermé la porte à la clef. Madame D...n lui expliqua le motif de sa conduite infâme envers elle ; M. L...ni prit alors un ton d’assurance honnête, et nia constamment d’être l’auteur de la lettre qui, heureusement pour lui, n’existoit plus. Sa hardiesse à ne pas convenir de sa faute, ou plutôt la vanité de Madame D...n, la décida à ajouter foi à ce qu’il disoit. Après avoir marmotté entre ses dents d’un côté, et L...ni, après en avoir fait de même de l’autre, marmota ensuite un air favori par lequel il lui voua et lui protesta si bien, par tous les dieux et les déesses la sincérité de sa passion pour elle, qu’elle fut en quelque sorte apaisée ; alors la scène changea ; leur silence et le craquement du sopha firent augurer que, dans leur présente situation, la passion de l’amour, avoit pris bientôt la place de celle de la colère.

Quoique Monsieur L...ni se fut heureusement retiré, par ses assurances positives, de l’embarras inattendu dans lequel il s’étoit trouvé, il craignit néanmoins de risquer une seconde tentative ; pour éviter une pareille situation, il ne reparut plus depuis ce moment dans la maison de Madame D...n. Son absence convainquit bientôt cette dame de la perfidie et de la trahison de Monsieur L...ni : elle ne put alors s’empêcher d’en venir à une rupture ouverte avec sa fille qui, étant incapable de supporter le ressentiment et la jalousie de sa mère, abandonna la maison, et vint se réfugier sous les auspices de notre respectable hôtesse, dans sa demeure enchanteresse. L’arrivée ici de Monsieur L...ni, dans cette conjoncture, indique clairement que les affaires, par la médiation de Madame W...t...rs, s’avancent avec succès ; et je ne doute point que, sous peu de jours, le monde ne soit convaincu que les amants sont unis par les nœuds du mariage, malgré les efforts de la mère de la jeune personne qui s’est adressée à la chancelerie pour empêcher leur union.

On pria Monsieur L...ni de chanter ; il se rendit de la manière la plus agréable au désir de la compagnie : son ami l’accompagna de la flûte, et ils reçurent les applaudissements qu’ils méritoient.

Le lord P.f.t ayant tiré à part notre petit cercle du reste de la compagnie, ne put s’empêcher de donner carrière à sa veine sarcastique ; il nous dit :

Je suis disciple de Pythagoras, et je crois fermement à la métempsicose. Tandis que Monsieur L...ni chantoit, je ruminois quelle seroit la transmigration la plus probable des âmes des dames présentes ; je pensois que celle de lady H...s passeroit dans le corps d’une chèvre de l’espèce la plus vicieuse ; que celle de Madame P...y animeroit peut-être un hoche-queue ; que celle de la marquise de C... ? ? et replier dans la figure d’un B...h orgueilleux ; que celle de Madame Gr..., occuperoit certainement le corps petit, mais chaud, d’une grenouille, d’autant que l’on assure que cet animal est de toutes les créatures vivantes, le plus long dans l’acte de coition ; que celle de la pauvre Madame H...x que je plains de tout mon cœur, se réfugieroit dans celui d’une brebis innocente, comme étant jugée une victime ; quant à celles de Mesdames J..., je pense que rien ne pourroit mieux leur convenir que les corps d’une vipère, d’un crapaud, ou d’un serpent à sonnettes.

Le lord, après avoir ainsi donné un libre essor à son imagination sur la transmigration des âmes des dames, fut interrompu par Monsieur L...ni qui chanta un air favori auquel chacun prêta la plus sérieuse attention, et pour lequel il reçut les applaudissements réitérés de toute la compagnie.