Les Sérails de Londres (éd. 1911)/29

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Albin Michel (p. 228-234).

CHAPITRE XXIX

Description du caractère de Madame Br..dshaw, et de ses visiteurs des deux sexes. Audience de quelques membres du Corps diplomatique du département méridional. Introduction du lord Champêtre. Portrait de lady Champêtre ; ses amours et ses conséquences.

Maintenant que nous nous éloignons de King’s-Place, nous allons rendre une visite amicale à une ancienne connoissance dans Queen Anne’s-Street. Nous serions en effet inexcusables de ne pas nous trouver à un rendez-vous aussi important que celui qui nous est assigné par Madame Br...dshaw. Nous aurions dû, à la vérité, nous présenter chez elle plutôt, mais le fait est, que nous n’étions pas informé, du moins en partie, des anecdotes suivantes.

Nous ne prétendons pas tracer avec une exactitude biographique la généalogie de Miss Fanny Herbert. Cette dame que nous avons rencontré d’abord dans un séminaire, dans Bow… Street, commença bientôt après cette époque à travailler pour son compte, et tint une maison très-renommée au coin du passage de la comédie, dans la même rue, où elle demeura long-temps.

C’étoit une belle femme, grande et bien faite, ayant un beau teint, des yeux vifs et expressifs, et les dents très-blanches et très-régulières. Nous croyons qu’elle n’avoit point recours à l’art supplémentaire qu’employent presque toutes les nymphes du jardin. Sa maison étoit élégamment meublée ; une bonne table servie en vaisselle d’argent, séduisoit l’œil de ses visiteurs : ses nymphes, en général, étoient des marchandises supportables. Un riche citoyen étoit son ami le plus assidu, et peut-être le principal soutien de sa maison ; mais quoiqu’elle ne fut pas prodigue de ses faveurs, elle n’étoit pas cependant insensible à la rhétorique persuasive d’un beau jeune homme de vingt deux ans, à larges épaules, et très-bien taillé. Le capitaine H..., Monsieur B..., Monsieur W..., et plusieurs autres personnes qui vinrent se ranger sous son étendard furent, en divers occasions, très-bien accueillis dans sa compagnie particulière ; il faut cependant avouer qu’elle n’avoit point l’âme mercenaire : par conséquent ces Messieurs qui étoient tous beaux garçons de profession, au lieu d’augmenter ses revenus, contribuoient plutôt à les diminuer d’autant que la plus grande partie d’entre eux se trouvoient ruinés.

À la fin, elle trouva un gentilhomme d’une fortune considérable, qui fut si passionné de ses charmes, qu’il pensa, que le seul moyen de la posséder, à lui tout seul, étoit de l’épouser ; il lui offrit donc sa main, dans une intention honorable : et pour la convaincre que sa proposition étoit sérieuse, il prit une maison agréable dans Queen Anne’s-Street ; (où elle demeure actuellement) ; il la fit meubler d’une manière élégante, et fixa le jour de leurs noces ; mais il tomba subitement malade ; ses médecins lui conseillèrent, pour le rétablissement de sa santé, de se rendre aux eaux de Bath ; il n’y fut pas plutôt rendu, qu’il y paya, avant la célébration de leurs épousailles, la grande dette de la nature. Miss Fanny Herbert, en entrant dans la maison qu’il lui avoit meublé dans Queen Anne’s-Street, y ayant pris son nom, l’a toujours porté depuis.

Miss Fanny Herbert se trouvant par cette mort inattendue dans un embarras extrême, ne sut, pendant quelque temps, quel parti prendre. Comme elle n’avoit point entièrement abandonné sa maison dans Bow… Street, elle continua toujours son ancien train de prostitution variée ; bientôt après, elle suivit une route plus honnête, elle quitta sa maison de Covent-Garden, et se retira entièrement dans celle de Queen-Anne’s-Street.

Sa maison devint alors un des séminaires les plus policés pour l’intrigue élégante ; car aucune femme, quand elle le vouloit, ne se comportoit avec plus d’honnêteté que Fanny ; elle a l’esprit enjoué, et emploie à propos l’équivoque ; à cet égard, on peut la regarder une seconde Lucy Cooper ; en effet, Fanny l’imite trop, et quelquefois sans succès, mais en général, elle est une compagne vive et agréable ; et, quoiqu’elle ne soit plus dans son printemps, elle n’en est pas moins une personne digne encore de recherches.

Miss Fanny Butler, reçoit souvent dans sa maison l’agréable Miss M...n ; la capricieuse Madame W...n et l’aimable Miss T...h. Ces dames fréquentent alternativement King’s-Place et les autres séminaires. Mais elles ne trouvent dans aucun de ses endroits de compagnie plus conforme à leur esprit que dans Queen-Anne’s-Street.

La première de ces dames est beaucoup courtisée par le chevalier P...o, et Monsieur M...r, Portugais. Monsieur Piz...ni, résident Vénitien, a pris un caprice pour Madame W...n. Quant à Miss T...h, elle est devenue l’intime amie de Monsieur d’Ag...o, ministre de Genève.

Nous pouvons pareillement introduire dans la maison de Madame Br...dshaw, tout le Corps Diplomatique du département Méridional, à l’exception de l’ambassadeur Espagnol ; nous allons prendre congé de ces Messieurs, pour parler d’un nouveau visiteur, le lord Champêtre.

Nous pensons que c’est ici l’occasion de tracer le caractère du lord Champêtre, et d’assigner la raison pour laquelle il est ainsi appelé. Il y a quelque temps qu’il épousa une dame d’une beauté rare, dont il étoit amoureux fou. Cette dame l’engagea de donner un nouveau genre de divertissement le jour de la célébration de leurs noces ; il consista en un festin champêtre ou l’art, combiné avec la nature, le rendit un des amusements les plus agréables que l’on ait jamais vu dans ce pays ; la première noblesse et presque toutes les personnes de rang furent invitées à prendre part à cette fête, qui surpassa l’attente des assistants. Feu Monsieur Garrick fut si frappé de la scène enchanteresse, qu’il en emprunta l’idée pour le théâtre.

Lady Champêtre, pendant quelque temps, imita toutes les vertus de son aimable mère ; mais nous sommes fâchés d’ajouter que depuis elle s’est très matériellement écartée d’un exemple aussi respectable. Il paroit que le noble Cr...keter fut, pendant quelque temps, soupçonné d’une liaison très-intime avec cette dame. Son frère revint, sans être attendu de ses voyages, pour s’informer si les bruits que l’on répandoit sur sa sœur, et qui étoient déshonorants pour sa famille, avoient quelques fondements ; il s’adressa au noble Cr...keter qui nia positivement d’avoir souillé en la moindre chose la réputation de cette dame, ou de lui avoir donné aucun juste sujet à l’occasion des bruits injurieux répandus à son désavantage. Le D... de H... parut en quelque sorte satisfait de la justification du noble Cr...keter : il résolut cependant de veiller soigneusement la conduite de sa sœur, mais l’indiscrétion de cette dame devint bientôt si manifeste, que les cercles policés de Saint-James prononcèrent que le noble Cr...keter étoit l’homme heureux : dans le même temps on parla aussi librement du lord C...e, de Monsieur T...d, et du capitaine S...n.

Elle fit une course l’été dernier à Brightelmstone, et y développa tout le mystère de ses intrigues. Le lord Champêtre ouvrit à la fin les yeux ; ayant donc des témoignages authentiques de ses infidélités, on dit qu’il lui écrivit le billet suivant :

Madame,

À la réception du présent écrit, je vous prie de quitter ma maison, et d’emporter tout ce qui vous appartient. Votre conduite infâme, dont j’ai la preuve la plus convainquante, est trop notoire pour que j’habite dorénavant avec vous.

Elle trouva ce billet sur sa toilette, à son retour d’une promenade avec un de ses adorateurs ; elle jugea qu’il seroit inutile de faire des remontrances à son cher époux injurié ; elle pensa qu’elle pourroit s’assurer une amie dans sa mère qui l’aimoit tendrement ; mais elle fut trompée à cet égard ; car cette respectable dame ayant été informée d’avance des infidélités de sa fille envers son époux, eut trop de raison de croire que les bruits publics étoient fondés sur la vérité, en un mot, la réception qu’elle rencontra chez la duchesse de A...le, malgré qu’elle se fut attendue à une réprimande sévère sur sa conduite, la convainquit qu’il ne lui restoit d’autre ressource que d’aller cacher sa honte dans les pays étrangers ; en conséquence, elle partit bientôt après pour la France ou la Flandre, où nous croyons qu’elle réside maintenant. Nous ne pouvons point déterminer quel sera le résultat de cette affaire. Quelques personnes assurent que le noble Cr...keter est si amoureux de Lady Champêtre, qu’il a promis de lui donner la main d’une manière honorable, aussi-tôt qu’elle seroit séparée légalement de son mari. Nous allons maintenant laisser ce sujet en suspens pour accompagner le lord Champêtre chez Madame Bradshaw, où nous l’avons laissé impoliment après l’avoir introduit régulièrement.