Les Sérails de Londres (éd. 1911)/32

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Albin Michel (p. 251-258).

CHAPITRE XXXII

Mesures prises par Madame Pendergast pour rétablir la réputation de son séminaire ; son succès. Souscription pour un nouveau genre d’amusement dans lequel sont compris les jeux de Vénus et les cérémonies de Bacchus. Le lord Fumble souscrit noblement en conséquence de son dernier bonheur. Relation du Bal d’Amour. Description des dames et leur caractère. Rencontre bizarre entre les lords G... et L... Situation mortifiante du lord Pyebald, etc.

Malgré le feu de joie et les illuminations dont nous avons parlé dans le dernier chapitre, Madame Pendergast étoit loin d’être réconciliée avec le malheur qui y avoit donné lieu ; elle prévit clairement qu’il seroit très-préjudiciable à sa maison d’autant que les nobles et les gentilhommes appréhendoient d’y venir dans la crainte de se trouver compromis de la même manière que le lord Fumble. Elle jugea convenable d’envoyer une lettre circulaire à toutes ses pratiques pour les assurer qu’à l’avenir un pareil accident seroit soigneusement prévenu, que la fille qui avoit donné lieu à cet événement étoit bannie à perpétuité de sa maison ; et que Madame Butler, en raison de son imprudence pour n’avoir pas apaisé cette affaire dans son origine, ne seroit plus désormais employée comme procuratrice députée de son séminaire ; qu’elle leur donnoit en même temps avis, que mercredi prochain, au soir, il y auroit un divertissement, tout à fait différent de la routine ordinaire, sous le titre de Bal d’Amour, dans lequel plusieurs des plus belles femmes de l’Europe paroitroient masquées en effet, mais à d’autres égards, in puris naturalibus. Cette fête étoit à la vérité dans le même genre de celle de Charlotte Hayes pour les cérémonies de Vénus, telles qu’elles sont exécutées à Otaïti, mais le génie inventif de Madame Pendergast y avoit fait des augmentations qui eurent l’effet le plus heureux. Ayant pris d’avance cette démarche, elle dépêcha alors des messagers à chaque belle femme et jolie fille sur lesquelles elle pouvoit compter ; plusieurs d’entr’elles se rendirent à l’invitation ; de ce nombre étoient lady Ad...ms, de Litch Frield-Street, une belle femme brune ; Miss St.ton, de Red-lion-Street, Helborn qui étoit gentille, belle et engageante ; Miss M...lls, de New-Street, une belle fille, ayant une voix très-harmonieuse ; Miss G...ldsmith de Castle-Court, une personne élégante et extrêmement enjouée ; Miss M...tchell, de Crown-Court, Bon-Street, elle est petite, mais gentille ; ses traits sont très-réguliers ; Miss L...mbert, de St-Martin’s-Street, une belle fille, d’une moyenne grandeur, ayant de beaux yeux bleus enchanteurs, et étant d’une élégance rare dans son ajustement ; Miss Oliv...e, de Frith-Street, Soho, elle unit l’innocence à la douceur et à la simplicité ; Miss L.dg.r, de May-Fair, somptueuse dans son habillement, mais d’un genre agréable ; Miss W..k..nson, de Prince’s Court, George-Street, entretenue par l’ambassadeur de Suède ; elle est passable, mais elle a un certain je ne sais quoi auquel il n’est pas possible de résister.

Madame Pendergast s’étant assurée de la parole d’honneur de ces dames, alla, en personne, faire visite à tous ses amis et visiteurs, soit chez eux, où s’ils ne se trouvoient pas, dans leur café de rendez-vous. Chaque personne qui consentit de se trouver au bal d’amour, souscrivit au moins pour cinq guinées : quelques-uns lui donnèrent un billet de banque, d’autres un rouleau ; le lord Fumble, en son particulier, lui donna cinquante guinées. Par ce moyen, elle eut en sa possession plus de sept cent guinées, et elle se trouva en état de faire les préparatifs convenables pour la fête. Elle se procura un grand nombre de musiciens d’un mérite supérieur, qui devoient fournir leur secours harmonieux ; et elle avoit préparée une superbe collation froide où les vins les plus renommés et les liqueurs les plus exquises régnoient en abondance.

Le soir de ce gala, Pall-Mall fut rempli de voitures plus élégantes les unes que les autres. Chaque personne paroissoit empressée d’entrer la première dans le temple de Paphos. Outre les Laïs dont nous avons déjà parlé et donné la description, lady G...r et lady L...r y vinrent déguisées ; nous devons rendre justice à ces dames, et il faut avouer qu’elles conservèrent plus de décence que les autres personnes dévouées au culte de Vénus, car elles parurent comme notre grande-mère Ève, et elles avoient couvert la distinction de leur sexe d’une large feuille de figue. Ces deux dames ne furent pas plutôt entrées, qu’il s’éleva une petite rumeur au sujet des feuilles de figue ; on jugea qu’il étoit nécessaire d’en envoyer chercher une cargaison au marché de Covent-Garden. L’oiseau de paradis étoit aussi présent à la fête ; il avoit, pour déguisement, un bonnet d’une étoffe extrêmement fine et curieuse ; mais il étoit si plaisamment arrangé, qu’il produisoit l’effet le plus agréable ; les figures et les devises dont il étoit orné, répondoient emblématiquement au sujet ; il pouvoit exécuter chaque office au naturel sans se déranger. Ce bonnet étoit judicieusement percé dans le centre, afin de prévenir les moindres empêchements qui auroient pu nuire à l’exécution de la danse. Il y eut cependant une circonstance qui déplût au baron N...n. C’étoit, en ces sortes d’occasion, sa passion particulière et bizarre, de parcourir, pendant la pause des danseurs et danseuses, le salon avec des lumières, afin de déterminer à qui appartenoit chaque cheveu particulier qui, par le mouvement et l’exercice de la danse, étoit tombé du siège du bonheur.

Après que l’on eut dansé une bonne couple d’heures, on annonça une collation froide ; alors chaque gentilhomme conduisit sa compagne dans la salle du festin. On se régala amplement, et on porta une demi-douzaine de toasts en l’honneur de la déesse de Cypris et de ses cérémonies… Ensuite, la scène changea, et présenta une camera obscura dans laquelle il y avoit un nombre convenable de saphos, à dessein de réaliser les mêmes cérémonies et rites qui, quelques heures auparavant, avoient été célébrées seulement en théorie.

La ferveur de la dévotion, en cette circonstance, peut à peine être mise en comparaison ; et il est en quelque sorte extraordinaire, que lord G..r et le lord L...r, y avaient joui de leurs propres femmes sans le savoir ; mais ce qui est plus surprenant encore, c’est de leur avoir entendu dire que leurs Laïs imaginaires étoient les personnes les plus aimables et les plus engageantes qu’ils aient rencontrées jusqu’alors. À la découverte des époux respectifs, qui fut faite le lendemain, chacun pensa que cette rencontre inattendue seroit les moyens d’amener une réconciliation entre les parties. En effet, le bruit se répandit par toute la ville qu’il n’y avoit plus de mésintelligence entre le lord G...r et sa femme, et qu’ils habitoient actuellement ensemble. Quant au lord L...r et à son épouse, cette attente n’eut pas lieu, parce que cette dame lui avoit (innocemment, nous le supposons) dans ce défi amoureux, une fois de plus donné une certaine maladie napolitaine ; une faveur qu’elle avoit reçue, peu de jours auparavant, d’un ministre étranger beaucoup estimé parmi les dames, en raison de ses rares qualités et capacités amoureuses.

En général, cette fête sans pareille procura une satisfaction si parfaite à toute l’assemblée, qu’à la demande générale de tous les assistants, elle devoit être répétée au bout de quinze jours, d’autant qu’on s’attendoit que cette assemblée seroit plus nombreuse que la première. Chaque dame, de moyenne vertu fut complimentée de trois guinées, outre les frais de leur voiture. Quelques-unes d’elles refusèrent la gratification pécuniaire, et, par ce moyen, se distinguèrent des grisettes qui furent forcées de céder à la nécessité. Lady G...r,

III. — Les étapes d’une courtisane anglaise.
La demoiselle d’amour dans un pauvre sérail de Drury-Lane.
(Gravure de William Hogarth.)

lady L...r, et l’Oiseau de paradis, surtout, ne voulurent point recevoir l’argent qui leur étoit offert ; mais elles prièrent honnêtement Madame Pendergast de le distribuer aux domestiques. Lady Ad...ms dit qu’elle empochoit l’affront, ce qui excita un rire général, parce que l’on pensa qu’elle vouloit, en cette occasion, faire une certaine niche au duc de Q...y, qui, au lieu de donner trois cents guinées qu’il avoit promis, n’en remis que cent ; mais la compagnie fut trompée à cet égard, car elle glissa l’argent dans son gant. Le duc de A...r présenta très-généreusement à Miss Ol..ver un billet de banque de vingt livres sterlings, en lui disant qu’il croyoit que la marquise de C...n avoit étudié sous Miss Ol..ver, ou bien elle sous la marquise, parce que leurs mouvemens voluptueux et leurs expressions étoient si conformes, qu’il s’étoit imaginé, pendant tout le tems de leur débat amoureux, être dans les bras de sa chère marquise, qu’il croyoit rencontrer ici ; mais que Miss Ol..ver avoit si bien remplie sa place, qu’elle lui avoit rendu le manque de sa personne tout-à-fait supportable.

Le comte H...g fit une figure très-respectable, mais il n’en vint pas à l’action, disant à Miss St..ton en français : « Que de baiser trop étoit très pernicieux à la santé. » Ce ne fut pas peu mortifiant pour le lord Pyebald d’être assis après le comte, d’autant que le contraste de leurs parties étoient très-frappantes. Lady L...r demanda à ce lord : « S’il étoit toujours aussi bien monté pour ses divertissements amoureux. » Cette question maligne réduisit presque à rien la plante sensitive ; car cette demande occasionna dans l’assemblée un rire si insupportable que le lord Pyebald fut obligé de se retirer.

Cette fête bien concertée par Madame Pendergast, non-seulement rétablit la dignité de sa maison ; mais elle lui produisit, avec le second bal d’amour qu’elle donna, près de mille livres sterlings de bénéfice ; et on la jugea digne de succéder à Madame Com...lys, comme l’impératrice du goût et de la volupté.

Nous allons laisser Madame Pendergast jouir du fruit de son génie, en dépit de Madame Butler et de la campagnarde Bet, des Magistrats de Litch-Field-Street, ou de la disgrâce du lord Fumble, et nous allons rendre une visite à Madame Windsor, qui, par suite d’ordre et d’étiquette, s’est acquise quelque réputation après Madame Pendergast.