Les Sérails de Londres (éd. 1911)/35

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Albin Michel (p. 276-283).

CHAPITRE XXXV

Description du séminaire de Madame Matthew et de plusieurs Laïs célèbres. Introduction du lord L...n ; caractère de ce lord, ses amours ; sa connoissance avec la fameuse ou l’infâme Madame R...dd, par l’entremise de Madame A...r. Dispute extraordinaire provenant d’un accès de jalousie. Sa conséquence. Quelques traits sur la conduite du conseiller Bailey.

Nous nous supposons annoncés et introduits chez Madame Matthew, femme très-instruite dans tous les mystères de sa profession ; elle étoit assise dans le salon avec une jeune fille, dont elle s’étoit pourvue, ce soir même, et à qui elle enseignoit de quelle manière elle devoit être employée par un riche marchand juif.

Miss S...mth (étoit le nom de cette personne) avoit environ seize ans ; elle étoit très-jolie ; elle avoit une robe blanche et une ceinture couleur d’œillet ; tout annonçoit en elle l’innocence et la jeunesse ; elle sembloit très-épouvantée de voir qu’elle devoit être sacrifiée à un juif : un torrent de larmes inondoit ses beaux yeux lorsque nous entrâmes. Mad. Matthew, pour lui remettre les sens, eut recours à la bouteille de ratafia, et elle l’excita à en boire un grand verre ; alors Miss V..nce..t et Miss Ar...ld, étant introduites, la bouteille circula, et la conversation devint générale. La première de ces dames avoit une bonne figure et étoit très-grasse ; elle paraissoit être grosse, ce qui fut vérifié par la suite ; l’autre étoit presque le contraire, elle étoit très-délicate, et sembloit être sur son déclin.

On vint annoncer le lord L... Ce gentilhomme sortoit de la Chambre des Pairs où il avoit prononcé un discours florissant en défense de l’administration ; et il étoit si fier de l’applaudissement qu’il avoit reçu de la première commission d’un certain bord, qu’il ne put s’empêcher de nous donner la substance de la harangue, et le compliment que lui avoit fait le lord S... « Parbleu, milord, vous vous êtes surpassé ; vous vous êtes exprimé comme un Démosthène, un Cicéron ; vous les avez rendus aussi plats qu’un carrelet ; ils n’ont pas pu vous répondre : R...d étoit muet et R...m avoit perdu la parole. Continuez, mon enfant, et vous pouvez compter sur le plus grand encouragement. » Tel fut, nous dit le lord L..., l’éloge qu’il avoit reçu.

La célébrité bien connue du lord L... pour l’intrigue et la dissipation, ont grandement endommagé son bien. Les arbres de son habitation ont été élagués et les terres engagées ; malgré cela, son penchant pour les femmes et le jeu l’entraînent dans l’abîme ; il ne peut point voir une belle personne que l’on peut avoir par adresse ou par argent, sans sacrifier toute sorte de considération pour contenter sa passion ; et il ne peut pas également entendre remuer les dés sans être entraîné par leur écho séduisant : mais, quoiqu’il ait pu emprunter ce matin cent guinées cent pour cent, pour empêcher l’exécution d’une saisie dans sa maison, il oublie son inquiétude et ses besoins à l’harmonie irrésistible de sept est le principal, et ce son attrayant semblable à la voix d’une sirène, l’enchante à tel point, qu’il sacrifie jusqu’à sa dernière guinée. Il n’est donc point étonnant que le lord soit sans cesse tourmenté de se procurer de l’argent, sur-tout quand il faut considérer que l’extravagante Madame A...r est sur la liste de ses maîtresses, et que la fameuse ou l’infâme Madame R...dd est sa compagne et constante confidente. Qu’elle est maintenant sa ressource ? il doit, dans le dessein d’obtenir une place ou une pension, déclamer dans le sénat contre la malversation ministérielle. On ne peut lui contester qu’il a les talents oratoires : la nature l’a favorisé de ceux de l’esprit qui, joints à l’éducation qu’il a reçu, ne peuvent manquer de lui attirer la plus grande considération : sa voix est très-harmonieuse, sa personne grande et agréable, et son maintien plein de grâces : ajoutez à ces qualités qu’il a une mémoire imperturbable ; et qu’il est doué de cette effronterie heureuse qui préserve un homme des traits de la raillerie, ou de la confusion d’une réplique dure ou inattendue. Avec de telles armes d’éloquence, on ne doit point douter qu’il ne fasse la plus grande figure dans les débats de la plus grande importance. En un mot, il est pour l’administration un adversaire trop formidable pour ne point le comprendre : elle connoît sa triste situation. Elle doit bien nourrir Cerbère pour prévenir son embarquement, quant à ce qui regarde le côté de cette question. On a parlé d’accommodement. Combien la transition étoit facile ! Le lord L... s’aperçut immédiatement de son erreur. Une poignée d’hommes qui visoit à la destruction de leur pays et qui élevoit contre lui le poignard de la plus abominable malversation, lui parut être, en un moment, des ministres sans reproche, sensibles, droits et judicieux. Nous sommes tous sujets à erreur, mais nous ne sommes pas tous également capables de découvrir nos bévues d’un œil aussi favorable, ni de reconnaître nos fautes[1].

Ce trait donnera suffisamment une idée de ce noble pair. Madame A...r avoit su se concilier un membre très-respectable qu’elle employoit comme un mirmidon pour surveiller les actions du lord L... qui venoit alors de se rendre chez Madame Matthew. Après l’avoir attendu à dîner près de trois heures, elle vola, sur les ailes de la jalousie, à King’s-Place, accompagnée de Madame R...ldd et du conseiller Bailey, son ancien avocat, et maintenant son grand admirateur. Ils ne furent pas plutôt introduits dans le séminaire de Madame Matthew, qu’il s’ensuivit une scène très-violente. Aussitôt Madame A... r dit un tas d’injures à Madame Matthew, qui lui répondit sur le même ton ; la dispute s’échauffa à un tel point, qu’elles se prirent par les cheveux. Le combat devint violent, les cheveux étoient par pelotons répandus sur le plancher. Chacun alors s’efforça de séparer les combattants ; mais le conseiller, dans son essai, qui étoit, suivant sa coutume, très-enchanté de cette aventure, fut frappé sans dessein et reçut de Mad. A...r un coup dans le nez qui le fit saigner. À la fin, la paix fut rétablie, à l’exception des paroles et injures que proféra cette dernière dame dans le genre de Billingsgate.

Le lord L... crut qu’il devoit parler à son tour, et dans un discours florissant (pensant qu’il étoit toujours dans certaine assemblée où le langage de Madame A...r est souvent entendu) fit une apologie de la dame de la maison pour le trouble que la visite de Madame A...r avoit occasionné ; et il assura cette dame qu’elle devoit à Madame Matthew des réparations pour les dommages faits tant à sa tête qu’à ses habillements. Le sang du conseiller étant arrêté et son visage étant lavé, le parti belligérant retourna paisiblement dans la voiture qui l’avoit amené.

Ayant donc introduit le conseiller Bailey, nous présumons que le lecteur ne sera pas mécontent de connoître un caractère aussi extraordinaire. Ce gentilhomme est né en Irlande ; il vint à Londres il y a plus de quinze ans pour étudier en droit ; et, après le temps usité, il fut admis à la barre. On ne peut pas dire qu’il y fit une figure capitale, mais il fut principalement employé à Huks’s Hall et Old-Bailey : il avoit un petit patrimoine qui lui procura, pendant quelque temps, une aisance agréable ; mais il tomba dans la compagnie de certains filoux qui bientôt le dépouillèrent de sa petite fortune. Cette perte irréparable le précipita dans une suite de débauches qui détruisit sa constitution, et le réduisit dans un état si énervé, qu’il y a des temps où il est incapable de traverser les rues. En voici un exemple ; il y a quelque temps que passant d’un côté à un autre, il se trouva entraîné par la roue d’une voiture et en danger de perdre la vie ; il fut plusieurs mois à se rétablir des contusions qu’il avoit reçues.

Quand le procès fameux de Madame R...dd se plaida à Old-Bailey, il fut employé comme son conseil ; cependant, quoiqu’il ne lui rendit aucun service, il lui demanda des droits très-considérables ; mais comme elle se trouvoit à cette époque très-réduite, et qu’elle ne pouvoit pas le payer en espèces, il consentit à terminer le compte par le transport de sa personne à son profit. Par cet accord, ils vécurent pendant quelque temps ensemble ; mais le conseiller Bailey étant d’une humeur jalouse et s’imaginant qu’elle donnoit la préférence à un rival, il se coupa la gorge dans un moment de désespoir, non pas cependant d’une manière à rendre la blessure mortelle. Cette affaire créa une rupture entre eux : n’ayant plus alors la table de Madame R...dd, ni la cuisine du lord L..., il se trouva dans la plus grande détresse ; il disposa pour vivre de tous ses meubles et de sa garde-robe, à l’exception d’un mauvais habit ; pour terminer sa fin misérable, il fut contraint de se réfugier dans un atelier où il acheva, en peu de temps, sa carrière mortelle. Puisse cet exemple servir de leçon aux extravagants et aux fats du siècle qui dissipent leurs fortunes dans les séminaires avec des prostituées, ou dans les jeux avec des escrocs. Puissent-ils avoir sans cesse sous les yeux la fin malheureuse du conseiller Bailey, toutes les fois qu’ils vont commettre un acte d’extravagance, et se rappeler qu’il y a d’autres ateliers que celui de S. Martin des Champs.


  1. La dernière disgrâce du lord L... en est un exemple : on lui refusa de succéder au lord Suffolk, comme Secrétaire d’État au département du Nord.