Les Sérails de Londres (éd. 1911)/36

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Albin Michel (p. 284-293).

CHAPITRE XXXVI

Relation de la vie de Kitty Fr.d.r.ck ; sa fausse ambition mise au jour ; elle consent à avoir une entrevue avec le duc de ... dans le séminaire de Matthew. Dialogue curieux et spirituel entre un noble joueur et son tailleur.

La célèbre Kitty Fr..dr.ck est une dame si bien connue parmi le nombre des Laïs du haut ton, que mentionner son nom est presque suffisant pour la dépeindre à nos lecteurs ; mais, de crainte que quelques-uns d’entre eux ne croyent pas avoir tous les renseignements qu’ils désirent sur son compte, nous allons donner une petite esquisse de sa personne. Kitty étoit la fille d’un commerçant industrieux ; elle étoit l’enfant unique, et, comme on dit ordinairement, tout le portrait de sa mère ; elle étoit regardée comme la fille la plus belle ; il est vrai qu’elle avoit des attraits, et qu’elle étoit en général fort jolie. Ses chers parents croyant qu’elle avoit des droits à faire fortune et à rouler voiture, lui donnèrent, à cet effet, une éducation conforme au rang qu’ils s’imaginoient qu’elle devoit tenir ; ils la mirent, en conséquence, dans une école distinguée où elle apprit le français, la musique et la danse. Sa vanité naturelle étant beaucoup enflée par l’exemple et les opinions de ses camarades d’école qui ne parloient d’autre chose que de pairs et de ducs, elle commença à croire qu’elle avoit autant que chacune d’elles des droits à un pareil rang. L’esprit rempli de cette idée, elle refusa, dès qu’elle fut de retour de l’école, les offres de mariage qui lui furent faites, les jugeant indignes de sa personne, quoique, dans le fait, elles étoient bien au-dessus de tout ce qu’elle pouvoit raisonnablement attendre dans son état. Un de ses adorateurs étoit un courtier opulent ; un autre étoit un jeune homme qui avoit de grandes espérances d’être associé dans une des principales maisons de banque.

Kitty fréquenta alors le Ranelagh et le Panthéon, et fixa bientôt l’attention de plusieurs nobles qui trouvèrent qu’il n’étoit pas difficile d’être admis auprès d’elle : ils s’adressèrent à elle ; ils lui dirent mille choses honnêtes que sa vanité consommée prenoit pour une déclaration de passion réelle et honorable. Le lord P..., à la fin, l’emporta sur ses rivaux. Elle céda son honneur à un pair, plutôt que de se soumettre à devenir la femme d’un citoyen distingué. Vanité illusoire, d’autant plus impardonnable, lorsque nous considérons que son lord étoit marié, et qu’il ne pouvoit pas, comme elle savoit, lui offrir sa main d’une manière conjugale. Mais il y a une étrange ambition innée dans le sexe ; et beaucoup de jeunes personnes portent la frénésie jusqu’à se croire plus honorée d’être la maîtresse d’un lord, que la femme du membre de la Commune.

Peu de semaines après, lord P... l’abandonna. Kitty alors commença à réfléchir sur sa folie, mais il étoit trop tard pour rétrogader. Ses parents qui avoient été les premiers instruments de son premier faux pas, en mettant dans sa tête les notions ridicules de pompes et de grandeur, l’abandonnèrent. Dans la triste situation où elle se trouvoit, elle se vit contrainte de mettre à prix ses charmes, et de les abandonner au meilleur enchérisseur ; elle ne tarda pas à avoir beaucoup de chalans. Son cœur étoit parfaitement dégagé du premier sacrifice qu’elle avoit fait à la vanité et à la fausse ambition, elle céda donc entièrement le second à la nécessité ; au bout d’un certain temps, elle fit la connoissance d’un aimable jeune gentilhomme nommé Monsieur F...k ; sa personne étoit agréable et bien faite ; ses sentiments nobles et généreux ; à ses manières et à son langage, il sembloit descendre d’une race royale. On rapporte qu’il étoit le petit-fils de feu Théodore, roi de Corse, et qu’il n’avoit aucune espérance de succéder un jour au trône de son grand-père. Cette considération, quoique chimérique, pouvoit peut-être influencer en quelque sorte sur le cœur de Kitty, et exciter son ambition à prendre son vol vers la dignité royale, d’autant qu’il souffriroit qu’elle porta son nom ; plusieurs personnes conjecturèrent de-là, qu’ils étoient réellement mariés : que ce fut ou non vrai, il est certain que Monsieur F...k, étoit le seul homme qui eut fait quelqu’impression sur son cœur, et qu’ils vécurent ensemble, pendant un temps considérable, dans la liaison la plus tendre et la plus amicale, jusqu’à ce qu’enfin Monsieur F...k ayant été nommé à un commandement dans l’armée, il fut obligé, ainsi que son régiment, de passer en Amérique, où, bientôt après, il se trouva engagé avec l’armée Américaine, et après avoir combattu avec courage et intrépidité, il tomba mort sur le champ de bataille, universellement regretté de tous ses amis et de ses connoissances ; mais personne ne le pleura plus que Kitty, qui, aussi-tôt qu’elle eut appris ces tristes nouvelles, prit l’habit de veuve ; mais il s’en falloit que son chagrin extérieur n’égala sa douleur intérieure.

On lui fit alors plusieurs offres de liaisons et d’établissements ; ses admirateurs n’avoient pas osé, jusqu’à ce moment, lui faire des propositions, parce qu’ils avoient considéré Monsieur F...k comme un obstacle insurmontable à l’entière possession de ses affections et de sa personne.

Au nombre de ses adorateurs, étoit un certain duc qui, auparavant, n’étoit pas en puissance de lui former un établissement, parce que ses finances se trouvoient, avant sa dernière succession, dans l’état le plus déplorable ; mais ayant hérité, depuis peu, d’une immense fortune, aussi bien que du titre ducal, il s’adressa à Madame Matthew pour engager Miss Kitty à lui procurer une entrevue dans sa maison. Combien la proposition convenoit entièrement à son caractère, venant sur-tout de la part d’un homme du rang de son altesse qui s’étoit toujours distingué avec éclat dans la république de la galanterie, elle se rendit, sans hésiter, à la sommation qui lui étoit faite.

Afin que le lecteur puisse se former une juste idée du caractère de ce duc, nous pensons que la scène suivante, dans Piccadilly, laquelle, d’après la certitude que nous en avons, est véritable, suffira pour exposer dans son véritable jour le portrait de ce lord.

Lord Piccad (en bâillant). — Quelle veine de bonheur, le baronet Harry a eu la nuit dernière ! — Le diable certainement se mêloit de mes affaires, autrement je serois venu à bout de faire un coup avantageux… Si j’avois pu le tromper au dernier coup, je serois retourné chez moi avec cinq cents

La demoiselle de sérail à la promenade publique.
(Gravure du XVIIIe siècle.)

livres sterlings dans ma poche ; mais Harry a un œil si fin, qu’il est presqu’impossible de ruser avec lui sans être découvert.

(Entre un domestique.)

Le domestique. — Milord, Monsieur Buckram est en bas.

Lord P. — Et bien ! qu’il y reste : ne pouviez-vous point le renvoyer. Combien de fois vous ai-je recommandé, imbécile que vous êtes, de lui dire que je n’étois jamais au logis pour lui, à moins qu’il ne m’apporte de nouveaux habits.

Le Dom. — C’est exactement aujourd’hui le cas, milord, autrement je ne lui aurois pas laissé passé le seuil de la porte.

Lord P. — Oh ! si c’est comme cela, à la bonne heure ; mon esprit étoit si occupé de ma mauvaise fortune de la nuit dernière, que j’avois entièrement oublié que je lui avois commandé cet habit.

(Le domestique rentre avec Monsieur Buchram
qui lui montre un habit dans le dernier goût.)

Buck. — J’ai l’honneur d’apporter à votre altesse un des habits les plus élégants qu’on n’ait jamais vu en Angleterre. J’assure, milord, qu’il est tout à fait dans le goût Français.

Lord P. — Fort bien, Buckram. Pensez-vous que je l’eusse porté si il eût été autrement.

(Il le met, il se mire et s’admire entre deux glaces roulantes françaises, dont se servent les acteurs, les actrices et les élégantes.)

Lord P. — Je crois qu’il n’ira pas mal… Oui, avec quelque léger changement, il pourra bien m’aller.

Buck. — Il vous va à ravir, milord.

Lord P. — Je pense que cette étoffe… Laissez-moi la regarder de nouveau… Oui, je pense qu’elle n’est pas assez saillante.

Buck. — Oh ! milord ! il n’y en eut jamais de plus belle. Elle a été faite par mon fabricant qui est un parisien, et qui étoit regardé à Versailles le premier manufacturier du royaume.

Lord P. — Dès que vous êtes sûre de cela, je la trouve passable : l’habit m’ira : vous n’avez pas besoin d’attendre plus long-temps, M. Buckram, je vous enverrai chercher dans le courant de la semaine prochaine, aussi-tôt que je me serai décidé pour une autre étoffe.

Buck. — Je demande mille pardons à milord ; j’espère qu’il ne trouvera pas mauvais que je lui présente mon mémoire.

Lord P. — Oh ! non ! (Il le regarde.) Je vois que le total est de dix-sept cent livres sterlings et quelques sous. Je suppose que tous les articles sont au plus juste prix… Je sais que vous êtes très-exact.

Buck. — Oui, milord, vous verrez qu’il est très-juste, si vous voulez le comparer avec celui que j’eus l’honneur de vous présenter l’année dernière.

Lord P. — Je n’en regarde jamais, et j’en ai encore moins le souvenir, ainsi donc je ne m’en occuperai pas d’avantage.

Buck. — Je suis fâché, milord, de vous rappeler qu’à cette époque de l’année, nous autres marchands, nous avons grand besoin d’argent.

Lord P. — Et nous autres nobles, en avons besoin tous les jours de l’année.

Buck. — J’en conviens, milord, mais nos marchands de draps, nos merciers.

Lord P. — Sont-ils des joueurs ; s’ils le sont, vous pouvez les amener ici. Vous viendrez avec moi, et je vous ramènerai joyeusement à la maison.

Buck. — Oh ! non, milord, ils ne jouent jamais ; ils employent tout leur argent dans le commerce.

Lord P. — Alors ce n’est point une dette d’honneur qui doit vous inquiéter : bagatelle donc si vous ne leur donnez point d’argent à point nommé.

Buck. — Si vous ne pouvez pas, milord, me payer la totalité de mon mémoire, vous m’obligerez beaucoup de m’en remettre une partie.

Lord P. — Une partie, Buckram ! non, non, prenez le tout (il lui rend son mémoire) ne me le représentez jamais… Je hais de faire les choses à moitié.

Buck. — J’espère, milord, que vous aurez compassion de la détresse où je me trouve. Vous savez, milord, la promesse que vous m’avez faite l’année dernière, et je ne puis pas dire (excusez ma juste observation) que vous avez tenu votre engagement. Cependant, milord, vous ne devez pas ignorer que l’honneur d’un pair doit être aussi sacré que le serment d’un autre homme.

Lord P. — Et bien ! si je n’ai pas pu vous satisfaire, vous devant moins, comment diable pouvez-vous penser que je puisse vous payer maintenant, quand je vous dois davantage. Mais, à parler sérieusement, j’ai eu, depuis peu, un malheur diabolique, et même la nuit dernière, après avoir payé une forte dette d’honneur, j’ai perdu jusqu’à mon dernier schelling. Je ne pourrois pas maintenant me procurer cinq livres sterlings, à moins que Papillot ne veuille me fournir de l’argent, car mon crédit est totalement épuisé chez Arthur ; mais je puis cependant vous donner des espérances. J’ai trois chevaux à vendre mardi, une plantation régulière, dont je dois retirer au moins mille guinées ; ainsi vous voyez que c’est une excellente occasion pour vous ; mais ce qui doit en outre beaucoup plus vous rassurer, c’est que j’ai cette nuit un rendez-vous de hasard particulier avec un baronet Breton aussi riche qu’un Nabob, mais si peu rusé que certainement j’en tirerai le meilleur avantage possible ; et de par dieu, et sur mon honneur (ce qui est plus positif) vous aurez une bonne partie de la cassette.

Buck voyant que dans ce moment il ne lui étoit pas possible d’obtenir une guinée de son lord, pensa qu’il étoit prudent de se retirer ; et, par événement, il se comporta judicieusement, car le baronet reçut dans la nuit de si fortes saignées, que le lord Piccadilly envoya le lendemain matin deux cents livres sterlings à Buckram.