Les Sœurs Vatard/Chapitre IX

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Charpentier (p. 144-161).


IX


Les deux mains derrière la tête, Désirée pêchait délicatement avec ses doigts des épingles à cheveux dans le paquet tremblant de sa tignasse. Tout en les posant les unes à côté des autres, sur le faux marbre de la cheminée, elle songeait aux Folies-Bobino, à la rue noire où Auguste l’avait embrassée ; ses yeux se noyaient, un frémissement lui courait le long du dos au souvenir des chaleurs humides qui avaient touché sa bouche. Qu’elle eût bien ou qu’elle eût mal fait de se laisser serrer de près ainsi par un homme, il n’en était pas moins vrai que ces bêtises-là, dans l’obscurité, produisaient de singuliers troubles. Seulement, toutes ces délices n’allaient plus durer. Vatard avait écrit, le matin même, que sa sœur hésitant à mourir il allait reprendre le train et retourner chez lui. La situation devenait fâcheuse ; Céline s’en moquait pas mal, tout lui était permis, à elle ! elle déguerpissait du logis, les mâchoires encore émues, et le père la laissait libre ; mais jamais, au grand jamais, il ne consentirait à ce que son autre fille prît son envolée après la soupe. Elle avait bien cette ressource dont profitent les ouvrières empêtrées de familles peu austères, mais pratiques, qui les viennent chercher à la sortie, pour les prendre sous le bras et les ramener sans casse chez elles ; celles-là sortent pendant le jour, avec leurs amoureux, et ne rentrent à la boutique que dix minutes avant le moment du départ ; mais si la contre-maître fermait les yeux sur ces pillages quotidiens des heures, parce que celles qui se les offraient étaient des coureuses et des propres à rien, elle n’accepterait certainement pas que l’une de ses premières ouvrières allât se faire brasser, toute une journée durant, par un homme, dans un cabaret ou dans un garni. À coup sûr, elle avertirait Vatard. Les soirées de veille seraient, à la vérité, plus commodes. Elle s’échapperait de la maison Débonnaire, à sept heures, et, au lieu de retourner chez elle, elle irait dîner avec Auguste et ne reviendrait pour s’atteler à la tâche qu’à onze heures du soir. Le truc avait des chances de réussir, son père croyant qu’elle mangeait à l’atelier, la contre-maître qu’elle allait dîner chez son père ; mais depuis quelque temps les commandes faiblissaient dans la brochure et les veillées se faisaient rares.

À envisager la question de tel ou de tel côté, les réunions avec Auguste deviendraient forcément de plus en plus rares, à moins que le jeune homme ne la demandât en mariage et que, suivant ses promesses de ne pas contrarier sa fille, Vatard la laissât libre de se faire épouser par le premier venu ; mais c’était peu probable ; Désirée aurait bien des arguments à faire valoir : jamais un garçon ne lui plairait davantage ; il était le seul homme qui la tentait ; ses yeux la bouleversaient et ses mains quand elles serraient les siennes lui faisaient monter le sang à la tête. — Son père répondrait que le don de piper les femmes avec des clins d’yeux ne constituait pas chez un homme des qualités suffisantes pour faire un bon mari. — Il dirait crûment, entre deux bouffées de pipe : C’est un détestable ouvrier que ton amoureux, c’est un bricoleur et un faignant. Auguste n’était pas un ivrogne, c’est vrai ; lorsqu’une nouvelle bibine s’ouvrait dans le quartier et que le patron, en quête d’une clientèle, annonçait qu’il donnerait pour rien à boire, de telle à telle heure, tous les ouvriers, au guet de ces aubaines, filaient ; lui aussi d’ailleurs, mais il revenait avant les autres quand il avait dans le ventre une chopine ou deux. — C’était un mauvais ouvrier, mais c’était aussi un mauvais buveur.

Il était néanmoins évident que cette dernière circonstance ne semblerait pas atténuante au vieil homme, et puis il y avait encore une autre question ; rien ne prouvait qu’Auguste fût disposé à la demander en mariage. Plus Désirée pensait à cette situation et plus elle devenait irrésolue. À supposer qu’elle dise franchement à son amoureux : Auguste, voulez-vous vous marier avec moi ? Et que lui ne répondît pas, alors tout était fini entre eux, et, à moins qu’elle ne consentît à faire des bêtises, il ne lui restait plus qu’à l’inviter à passer désormais son chemin. — Elle eut les paupières mouillées, en songeant que, le soir, elle resterait, seule, chez elle ; avant qu’elle n’eût connu ce garçon, elle ne pensait pas à s’amuser ; aujourd’hui, elle avait soif des câlineries d’un homme, des promenades à deux, des rires s’allumant dans les yeux qui se croisent. Elle s’apercevait pour la première fois que la maison de son père était triste comme un bonnet de nuit.

Le seul parti qu’elle eût à prendre, en attendant, c’était de se mettre sous la bâche, comme le disait élégamment sa sœur alors qu’elle était d’humeur gaillarde ; mais elle eut beau se tourner le nez contre le mur, faire de subites volte-face de l’autre côté, s’étendre en long, se contourner en chien de fusil, pousser des soupirs, des ho, des ha, bâiller, les mêmes idées lui trottaient par la cervelle, le sommeil ne venait point.

Sur ces entrefaites, la clef tourna dans la serrure et Céline entra.

Depuis une quinzaine de jours les deux sœurs causaient peu ; quelques mots, le soir, en se couchant, quelques mots, le matin, en enfilant leurs bas, et c’était tout. Mais ni l’une ni l’autre n’avait envie de dormir cette nuit-là, elles grillaient au contraire du désir de causer ; elles reprirent leurs conversations d’autrefois comme si toutes les rancunes et toutes les querelles qui les divisaient avaient pris fin.

Céline était d’ailleurs dans un drôle d’état. Les nerfs en mouvement et la langue sèche, elle arpentait la chambre de long en large. Elle avait des feux sur les pommettes et des lueurs mouillées dans l’œil. Désirée lui demanda si elle avait la fièvre, elle eut un rire silencieux.

— Ça y est, dit-elle.

— Quoi ? répondit l’autre.

— Eh bien mais, je suis sa maîtresse !

— Tu ne l’étais donc pas ! s’écria Désirée stupéfaite.

— Non, imagine-toi, Cyprien n’osait pas. J’aurais pu me fâcher s’il avait été loin, tout de suite, j’aurais pu me rebéquer et lui dire : pour qui me prenez-vous ? Ah ! ma chère, c’est égal, il ne faut pas en vouloir aux hommes qui se trompent en étant convenables ! Il y en a tant qui ne le sont pas ! Mais c’est égal, ça devenait assommant tout de même ! Je ne pouvais pourtant pas lui faire des avances, lui crier : mais, bête, vas-y donc, je suis ici pour cela ! J’aurais eu l’air de qui ? Je te le demande ! J’en avais pris mon parti, j’attendais qu’il se mît à bouillir. — Je t’en fiche, il ne bougeait pas. Je lui avais dit, une fois : j’ai un busc dans mon corset qui me gêne. Sais-tu ce qu’il m’a répondu ? — Eh ! bien mais, il faut l’enlever, ma chère enfant, — et j’étais passée dans sa chambre à coucher, comptant bien qu’il me suivrait pour m’aider, ah ! bien ouich ! Il continuait à mettre du jaune sur des arbres. — J’étais furieuse, tu comprends, j’avais délacé mon corset, et, pour ne pas avoir l’air d’une imbécile, j’ai été obligée de l’envelopper dans un journal et de le rapporter sous mon bras.

Aussi j’étais décidée à tout, ce soir. Voilà huit jours que je mets, toutes les après-dînées, mes bottines du dimanche, pour aller chez lui, celles qui me chaussent bien, mais qui me font mal aux pieds. C’était plus une vie, à la fin du compte !

Écoute un peu comment je m’y suis prise. Quand je suis entrée, Cyprien était devant son tableau, avec une lampe et une machinette dessus qui rendait la pièce très sombre et sa toile très claire. Il peignait une femme, en balade, le soir. Il m’a embrassée, mais il ne s’est pas dérangé, il a continué à poser du rouge sur les lèvres de sa femme. Je l’aurais tué ! Je me suis dit : Ça va claquer ; je crache sur le mastic, moi, j’en ai assez ; et puis j’ai réfléchi qu’il valait mieux ne pas brusquer les hommes timides, et comme j’étais embarrassée de mes mains et que je cherchais quelque chose à dire, j’ai tripoté ses tubes, je m’amusais à les dévisser et à les faire juter sur sa palette. Je me suis fourré de la couleur plein les doigts ; alors il m’a emmenée dans son cabinet de toilette, un petit cabinet grand comme un mouchoir, et il m’a versé de l’eau dans une cuvette. — Nous étions forcément serrés, l’un contre l’autre, puisqu’il n’y avait pas de place ; je lui jetais des gouttes avec les ongles, en riant ; il a crié : finis ou je t’embrasse ! — J’ai continué, il m’a prise à bras-le-corps et, pendant que je me débattais, il m’a collé une douzaine de baisers de tous les côtés de la tête.

Il me tenait par la taille lorsque nous sommes rentrés dans l’atelier, et puis, quand il a été assis sur son tabouret, je me suis mise sur ses genoux, je lui ai enveloppé le cou avec les bras, et comme j’avais la bouche près de son oreille, je lui ai soufflé du chaud là dedans. — Je glissais sur ses genoux qui tremblaient, nous ne parlions plus ; seulement il y avait dans la pièce un sacré vieux meuble qui pétait à tout moment ; tu n’as pas idée comme c’était agaçant ! J’étais lourde tout de même, il avait les jambes éreintées, j’allais tomber, il m’a retenue avec les mains ; il avait des yeux qui flambaient, de la sueur au front, et l’on ne voyait plus que le petit bout de ses dents entre ses lèvres. Je me suis dit : toi, tu es fichu ! Il a fini par m’embrasser vite, là, sur le cou, près des frisettes qu’il mordait en grognant ; j’ai retourné un peu la tête, nous nous sommes touché le nez et la bouche ; il avait les yeux qui se fermaient et se rouvraient, l’air égaré ; bref, j’ai dégringolé en me cramponnant à lui. Ce qui est embêtant, dans tout cela, c’est que j’ai un des cerceaux de ma crinoline qui s’est rompu ; mais baste ! ça n’est rien ; ce qui est drôle tout de même, c’est que ce bonhomme, qui était froid comme une glace, était après ça comme un chien qui a retrouvé son maître ! Il n’y avait plus de tranquillité possible avec lui ! Il allait, il venait, il m’embrassait, v’lan ! sur le nez, v’lan sur les yeux, sur la bouche en plein ! Ah ! je te prie de croire qu’il avait perdu toute sa timidité, et qu’il se moquait bien de son tableau, à ce moment-là !

Au fond, il était devenu aussi enragé qu’Anatole. Il n’y mettait pas plus de façons ; il m’appelait « poulette » avec le même ton que l’autre avait quand il me disait « ma gosse ». C’est étonnant comme tous les hommes se ressemblent ! Je suis sûre que l’empereur, quand il était dans leur position, ne faisait pas autrement qu’eux ; ils ont tous la manie de vous prendre la tête entre les mains et de l’embrasser avec des lenteurs ; enfin !

Ah ! et puis, tu sais, il a eu l’air de s’apercevoir que ma robe était usée ; il est probable qu’il m’en achètera une ; je compte aussi sur un chapeau, car j’ai bien vu que ça le vexait que je vienne toujours en cheveux. Il y a justement au Bon Marché des étoffes superbes, rayées, bleues et noires ; on en ferait une robe serrée, une de ces robes comme en a Rosine, qui font un bruit de feuilles lorsque l’on marche. Seulement, ça coûte cher ; enfin, tant pis, j’en veux une comme celles-là. C’est Rosine qui ragera lorsqu’elle me verra aussi bien nippée qu’elle !

— Mais, hasarda la petite, il ne doit pas être riche s’il est peintre, ton monsieur ; il ne pourra peut-être pas te payer une robe aussi belle ?

— Laisse donc, reprit l’autre, Cyprien doit avoir de l’argent, car il a chez lui un tas de vieilleries ! Moi, je n’en donnerais pas deux sous, mais je sais bien que ça vaut de l’argent, et puis il se privera sur autre chose, voilà tout ! Ensuite, ça m’est encore égal, il me donnera au moins l’étoffe et je ferai la façon moi-même. Ah çà, eh bien, et toi, où en es-tu avec ton homme ?

Désirée lui raconta la soirée. — C’est très gentil tout ça, reprit Céline, mais ce n’est pas sérieux ! Joue pas ce jeu-là, ma fille, tu y gâterais tes jupes ! Voyons, sincèrement, où veux-tu en venir avec Auguste ?

La petite ne répondait rien. — Tu n’as pas envie d’être sa maîtresse, n’est-ce pas ? Eh bien alors, il faut que tu prennes un parti. Tu ne peux pas rester ainsi, car enfin, est-ce que l’on peut prévoir ? ça n’oblige à rien, on se promène, on est calme, puis une risette vous court dans le haut du buste et descend, — va te faire fiche, on est propre ! Si les hommes savaient, on serait perdue avant qu’ils ne croient que c’est possible ! Mais ils sont si bêtes ! Ils ne se doutent de rien, la plupart du temps ; c’est pas quand ils attaquent qu’il faut se défier d’eux, c’est lorsqu’ils ont des airs attendris, qu’ils vous serrent le coude, qu’ils vous font mal aux mains sans le vouloir. Tu n’es pas comme moi, je le sais, mais prends garde tout de même. On dit que c’est les soirs d’orage, c’est encore des blagues ! Ça dépend de quoi ? de ce que l’on a mangé, de ce que l’on a bu, de la fatigue pas reposée de la veille, de la manière dont on marche, des mots qu’ils chuchotent, de tout et de rien enfin ! Épouse-le ou fourre-le dehors, il n’y a pas de milieu. — Voyons, pense un peu, papa sera de retour demain ; Auguste deviendra très dangereux, car tu ne le verras plus que de loin en loin ; tiens, veux-tu que je lui parle, moi, si tu as peur ? Ce sera clair et net. — Voulez-vous du mariage ? Oui, — Allons-y, bel homme ; vous n’en voulez pas ? — Des mouchettes alors ; vous faites de la poussière dans la chambre, je vas vous épousseter. — Ça te va-t-il ? Mais réponds donc, tu es là comme une empotée qui n’entendrait rien !

Désirée était mal à l’aise ; elle balbutia : Je sais bien, voilà une heure que je me répète ce que tu me dis ; tu as raison, mais d’abord il faudrait savoir si le père voudra d’Auguste. — Ah ! ça, c’est autre chose, s’écria Céline un peu interloquée par cette observation qu’elle n’avait point prévue ; mais l’important, c’est de savoir d’abord si ton amoureux a des intentions honnêtes. Je m’en charge ; — et Céline dressa son plan de campagne, hésitant entre une explication immédiate avec le jeune homme et une autre idée qui lui était venue, en éteignant la lampe : patienter plutôt jusqu’au moment où Auguste, enragé de ne plus voir sa sœur qu’à de rares intervalles, serait assez affamé pour subir toutes ses volontés et tous ses caprices. — Et puis conclut-elle, j’ai bien mis mon peintre au pas, j’y mettrai bien Auguste ; et elle s’endormit sans même s’être doutée qu’elle était dans l’erreur la plus complète.

D’abord, elle n’avait jamais mis Cyprien Tibaille au pas. Ce gaillard-là ne péchait point par timidité, comme elle le croyait. Quand il l’avait connue, il était malade et, dans leur intérêt à tous les deux, il attendait qu’il fût complètement remis pour commencer l’attaque.

C’était d’ailleurs un homme dépravé, amoureux de toutes les nuances du vice, pourvu qu’elles fussent compliquées et subtiles. Il avait, à la grâce de Dieu, aimé des cabotines et des graillons. Frêle et nerveux à l’excès, hanté par ces sourdes ardeurs qui montent des organes lassés, il était arrivé à ne plus rêver qu’à des voluptés assaisonnées de mines perverses et d’accoutrements baroques. Il ne comprenait, en fait d’art, que le moderne. Se souciant peu de la défroque des époques vieillies, il affirmait qu’un peintre ne devait rendre que ce qu’il pouvait fréquenter et voir ; or, comme il ne fréquentait et ne voyait guère que des filles, il ne tentait de peindre que des filles. Au fond même, il n’estimait vraiment que l’aristocratie et que la plèbe du vice ; en fait de prostitution, le bourgeoisisme lui semblait odieux par-dessus tout. Il raffolait de la tournure des filles du peuple, de leurs airs canailles et provocants, de leurs gestes mettant à nu des plaques de chairs, sous le caraco, alors qu’elles lapaient du vin ou mangeaient de caresses la face ribotée de leurs hommes. Il raffolait plus encore des dépravations des ravageuses de haute lice ; leurs senteurs énergiques, leurs toilettes tourmentées, leurs yeux fous, le ravissaient. Son idéal allait même jusqu’à l’extravagance. Il souhaitait de faire du navrement un repoussoir aux joies. Il aurait voulu étreindre une femme accoutrée en saltimbanque riche, l’hiver, par un ciel gris et jaune, un ciel qui va laisser tomber sa neige, dans une chambre tendue d’étoffes du Japon, pendant qu’un famélique quelconque viderait un orgue de barbarie des valses attristantes dont son ventre est plein. Son art se ressentait forcément de ces tendances. Il dessinait avec une allure étonnante les postures incendiaires, les somnolences accablées des filles à l’affût et, dans son œuvre brossée à grands coups, éclaboussée d’huile, sabrée de coups de pastel, enlevée souvent d’abord comme une eau-forte, puis reprise sur l’épreuve, il arrivait avec des fonds d’aquarelle, balafrés de martelages furieux de couleurs, s’invitant, se cédant le pas ou se fondant, à une intensité de vie furieuse, à un rendu d’impression inouï. Il était élève de Cabanel et de Gérôme, mais ces deux perclus avaient en vain essayé de lui inculquer la pacotille de leurs formules. Il avait au plus vite craché sur ces rapiotages ; il avait fait escale aussi chez les paysagistes en renom. Ils avaient poussé des cris de détresse devant ses théories. Ses vues de barrières, ses jardins de la rue de la Chine, ses plaines des gobelins, ses guinguettes à vices, ses sites souffreteux et râpés l’avaient fait honnir. Ayant même déclaré, un jour, que la tristesse des giroflées séchant dans un pot lui paraissait plus intéressante que le rire ensoleillé des roses ouvertes en pleine terre, il s’était fait fermer la porte des ateliers honnêtes.

Il va sans dire que Céline n’avait jamais rien compris au caractère d’un homme si excellemment désorganisé. Lui, la prenait pour ce qu’elle valait. Elle lui plaisait, bien qu’elle fût sans outrance et sans mystérieux ragoût ; mais il avait besoin pour un tableau d’une fille populacière, râblée, solide, d’une goton lubrique, propre à vous tisonner les sens à chaque enjambée. Il méprisait avec raison ces modèles qui vautrent leurs nudités lavées du matin, dans l’atelier de chaque peintre. La Vénus de Médicis, pour se servir de son expression, lui semblait imbécile ; il n’admettait point que l’on posât dans un mouvement convenu, une femme fabriquée avec les bouts de corps de cinq ou six autres ; il fallait, selon lui, la saisir, la peindre, alors qu’elle ne s’y attendait pas, et quand, sans emphase apprêtée de gestes, elle se traînait ou sautillait avec la tristesse ou la joie d’une bête lâchée sans qu’on la surveille ! Au fond, la fille, jeune et vannée, au teint déjà défraîchi par les soirées longues, les seins encore élastiques, mais mollissant et commençant à tomber, la figure alléchante et mauvaise, polissonne et fardée, l’attirait. Céline avait, à défaut de ces salaisons de vices qu’il savourait si friamment, une mobilité des traits, des hauts de corps qui l’amusaient. Elle n’était pas très bien bâtie, ayant, comme sa sœur, la taille ramassée et courte ; mais cela lui importait peu à lui qui n’avait comme idéal que de créer une œuvre qui fût vivante et vraie !

Les formes irréprochables des tableaux dits de nu, avec leur modèle en serpent, sur un canapé, ou debout avec une jambe un peu pliée, une peau sans granules, crémeuse, bombée sur le devant d’une gorge ronde et crêtée de rose, l’horripilaient. Les anciens avaient réussi cela mieux qu’on ne le réussirait jamais ! Leurs souliers étaient éculés aujourd’hui, il fallait en fabriquer d’autres ! Il eût fait la femme en chair, lui, fanée comme la plupart de celles qui ont eu des enfants ou qui ont abusé des alcools et des luttes, il l’eût faite avec des seins lâches, un œil qui fait feu, une bouche qui mouille ! Mais il aimait peu les nudités, préférant les attitudes si joliment incorrectes des Parisiennes, s’attachant surtout à peindre les histrionnes d’amour, dans les lieux où elles foisonnent : bâillant, le soir, devant le bock d’un concert ; en piste à la table d’un café ; en chasse sur l’asphalte, riant à toute volée, pour une bêtise ; se faisant dormantes pour ne pas effaroucher les timides, désintéressées et câlines pour les mieux gruger ; s’injuriant et braillant, la trogne en l’air, par jalousie ou par pochardise.

Le jury s’empressait de refuser ses toiles au salon de chaque année et le public ratifiait ce jugement en ne les achetant pas. Lui, ne se décourageait guère, mangeant les trois cents francs de rente qu’il avait par mois, parcourant les quartiers excentriques à la poursuite des femmes qui ginginaient des hanches.

Mais, comme il le disait avec rage, il lui eût fallu une somme ronde pour fréquenter les mercenaires de haut parage et les peindre telles qu’elles sont, dans leurs boudoirs plafonnés de soie, avec leurs robes de combat et leur canaillerie frottée de grâce. Jamais il n’avait pu réaliser son rêve. Faute d’argent, il en était réduit à ne peindre que les dessertes des tables, le vice à bon marché.

Le champ était large encore, et il le défrichait à mesure. Puis il eut, le lendemain de sa prise en possession de Céline, une joie ; il découvrit que, lorsqu’elle était rendue de fatigue et dormassait sur le divan, elle prenait des allures de haute grue qui se pâme. Elle devenait extraordinairement tentante avec la dégringolade de ses cheveux paille sur un coussin, sa croupe tordue, une jambe jetée en l’air et l’autre pendante sur le bas du meuble. Il mit alors à exécution l’un de ses projets. Il déambula au travers du temple et des boutiques de marchandes à la toilette et il acheta un lot de bas de soie. Il revint chez lui, très enthousiasmé, et examina son emplette à la lumière. Il y en avait de toutes les couleurs et de toutes les nuances, des simples et des brodés, des bas qui avaient dû valoir, étant neufs, les uns de vingt à trente francs, les autres de trente-cinq à soixante francs. Cinquante centimes de nettoyage chez le teinturier et il en serait quitte. Céline arriva sur ces entrefaites et poussa des cris de merluche à la vue de ce déballage. L’autre les tendait, les retournait, les faisait papilloter aux bougies qui griffaient d’éclairs leur indigo foncé brodé de rouge-sang, leur turquoise rayée de gris, leurs damiers cramoisis et soufre, leur maïs, leur mauve, leur noir fenestré de blanc ; mais ce qui le faisait exulter davantage, c’étaient deux paires : l’une d’un superbe jaune-citron, l’autre d’un orange fumé, ajourée comme une dentelle, sur le cou-de-pied, pour laisser percer en sourdine la blancheur des chairs.

Céline voulait les mettre de suite. Il eut toutes les peines du monde à lui faire comprendre qu’ils étaient sales, qu’il fallait attendre au moins qu’ils fussent lessivés ; puis il ne sut résister lui-même au bonheur de voir leur effet sur la peau, et il lui enfila les bas orange qui montèrent jusqu’au milieu des cuisses. Céline était ravie. — Donne-m’en une paire, dit-elle câlinement. — Alors il eut l’habileté d’un prestidigitateur qui vous force à prendre une carte parmi les autres, et il lui fit choisir la paire d’un bleu pâle barré de gris-perle qu’il avait trouvée en double.

Deux jours après, Céline commençait à devenir amoureuse de Cyprien ; lui, ne recevait pas encore de coups de poing dans l’estomac quand, l’heure du rendez-vous étant sonnée, elle n’arrivait pas.