Les Sœurs Vatard/Chapitre VIII

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Charpentier (p. 126-143).


VIII


Désirée ne fut pas satisfaite de la brouille d’Anatole et de Céline. Sa sœur était devenue acariâtre et maussade, une vraie feuille de houx que l’on ne sait comment prendre sans se piquer. Jusqu’ici, elle avait trouvé tout naturel que Désirée gardât la maison, pendant qu’elle courait se jeter avec son homme dans les dépôts de joie du quartier de Montrouge, aujourd’hui, la petite voulait, elle aussi, sortir, le soir, et s’amuser. Des tiraillements en résultèrent. Un jour Céline déclara péremptoirement à table qu’elle ne pourrait ni desservir ni laver les plats. Elle était attendue, le soir même, sur les huit heures. Désirée grognait un peu, et, exaspérée par la mauvaise humeur de l’autre, déclarait qu’elle aussi était attendue, et qu’elle n’avait pas le temps de torcher les assiettes et les verres ; mais comme Céline mâchait sa dernière bouchée, le derrière fuyant entre la porte ouverte et le palier, force fut à la petite de ne pas laisser la maison seule et d’attendre que la femme Teston vînt la délivrer et consentît à monter la garde, à sa place, auprès de sa mère.

Il advint de toutes ces chicanes accrues par l’entêtement de Céline que la maman fut couchée plus tôt que de coutume. À huit heures maintenant on la hissait sur les matelas. Elle ne se plaignait point d’ailleurs, étant comme tous ceux qui souffrent, heureuse de changer de place, levant de temps à autre le nez comme un animal inquiet, se demandant pourquoi maintenant la journée lui paraissait moins longue.

Auguste prit Céline en haine depuis cette époque. Il posait pendant de longues heures, et estimait que la petite était bien bête de se laisser ainsi mener par sa sœur. Personnel comme tous les amoureux, il ne s’intéressait pas à l’état, peu ordinaire cependant, de madame Vatard. Il ne voyait et ne comprenait qu’une chose, c’est que Désirée était à peine libre, quelques minutes, le soir, et il lui disait avec raison que, lorsque son père serait de retour, les rendez-vous s’espaceraient davantage encore. C’était le moment ou jamais de se réunir tandis qu’il n’y était pas. Si l’on ne savait point profiter de l’occasion, comment arriverait-on à faire vraiment connaissance ?

Céline devinant les conseils qu’Auguste donnait à sa sœur, le détesta. Elle était d’ailleurs pour le moment irritée et mauvaise. Elle commençait à penser que son monsieur était par trop convenable. Il causait assis près d’elle, regardait le ciel avec des airs dolents, bref il l’exaspérait. Elle le traitait en elle-même de serin, mais elle rentrait, tous les soirs, humiliée de n’avoir pas été prise.

La femme Teston fut réellement admirable, dans ces circonstances ; émue par les désolations de Céline, sa préférée, elle vint s’établir, à la tombée de la nuit, vis-à-vis la couchette de l’hydropique et là, parlant toute seule, ravaudant les chaussettes de son Alexandre, elle somnolait, médisante et grave.

À dix heures, elle se levait, remettant dans son cabas de paille ses aiguilles, son fil et son dé, recouvrait de cendre les braises mi-éteintes, bordait le lit de sa camarade, éteignait la lampe à schiste et partait à la recherche de son mari qui fumait invariablement sa pipe, le derrière tassé sur une borne, le dos appuyé contre l’un des vantaux de la porte cochère.

Et alors, l’une après l’autre, les deux filles revenaient, prenaient la clef sous le paillasson, remettaient l’outil en place quand l’une d’elles n’était pas rentrée. — Seulement la mère Teston, qui fermait les yeux sur ces escapades, les traita, un jour, de fichues bêtes parce que, dans leur hâte à déguerpir, elles ne se nourrissaient plus que de charcuterie, et, en guise de soupe grasse, faisaient tremper de vieilles croûtes dans les jattes d’un bouillon fabriqué chez le crémier du coin.

— Vous vous ferez un joli estomac ! leur disait-elle, — mais les deux enragées répondaient qu’elles le verraient bien. Leur système était pour le moins commode. On laissait le jambonneau ou la hure, dans son papier, et cela faisait une assiette de moins à laver. Un coup de torchon sur la table et l’on en était quitte ; et puis, comme Céline le soutenait avec une ténacité diabolique, elles ne mangeaient pas seulement du veau piqué et du fromage d’Italie ; la friture installée chez le père l’Auvergne, à deux pas de là, leur fournissait à très bon compte des limandes sautées dans la poêle et des moules baignant dans une sauce blanche. À couteaux tirés pour tout le reste, les deux sœurs s’entendaient admirablement pour éviter les apprêts de la cuisine, la fatigue des nettoyages.

Céline persistait à partir la première ; elle devait toujours revenir dans un petit quart d’heure et elle rentrait à des heures indues qui affligeaient la concierge et lui faisaient perdre tout respect pour sa locataire. Désirée restait à la maison jusqu’à huit heures, puis elle dévalait à son tour par les escaliers, laissant la mère Teston buvotter son cassis, et elle courait rejoindre Auguste qui se promenait de long en large dans la rue du Cotentin.

Alors, ils commençaient de grandes excursions au travers du quartier, et presque toujours ils tombaient sur la chaussée du Maine et la redescendaient jusqu’à la rue de la Gaieté. Si cette rue mérite son nom, la chaussée du Maine est en revanche d’une tristesse lugubre. Il y fait noir comme dans un four et les boutiques sont closes dès huit heures. Çà et là, une pissotière dont la bouche est bouillonnée par la fleur du chlore chantonne doucement, éclairée par un bec de gaz, puis les réverbères s’espacent davantage, plantés entre des arbres ébouriffés et grêles, et, à dix pas de la rue, les flonflons arrivent, dans une bouffée de vent, et la clameur d’un faubourg en ribote monte de cette voie rutilante de lumières et reliant deux avenues noires.

Là, dès la brune, des globes s’allument et s’échelonnent à la hauteur des premiers étages, et quatre lanternes rouges, celle d’un poste de police et celles de trois marchands de tabac fardent de pourpre vive l’enduit éraillé des murs ; parfois une autre flamboie, une enseigne de brasserie, représentant une énorme chope tenue par une main scellée dans le plâtre, une chope remplie de sang dès qu’on l’allume.

La rue était pleine ce soir-là. Des cris de joie s’échappaient des fenêtres ouvertes des bals, des portes entrebâillées des marchands de vins. Des groupes stationnaient sur la chaussée, des bandes d’enfants tournaient autour, jouant à cache-cache, menacés de paires de gifles quand ils s’accrochaient aux blouses des hommes. Près du concert Jamin, près de l’ancien bal Grados surtout, la foule s’épaississait. À la porte de cette guinche, un municipal se dressait sur ses ergots de cuir, et des garçons avec des casquettes hautes et renflées, des chemises à jabots, des cols cassés et sans cravate, avalaient des fumées de cigarettes et s’injuriaient avec des filles empaquetées du col aux bottes dans de longs waterproofs. Sur le trottoir, des couples marchaient dans les feux jaunes et verts qui avaient sauté des bocaux d’un pharmacien, puis l’omnibus de Plaisance vint, coupant ce grouillis-grouillos, éclaboussant de ses deux flammes cerise la croupe blanche des chevaux, et les groupes se reformèrent, troués çà et là par une colonne de foule se précipitant du théâtre Montparnasse, s’élargissant en un large éventail qui se repliait autour d’une voiture que charroyait en hurlant un marchand d’oranges.

Les bibines soufflaient des odeurs d’alcool et de vin ; le choc des boules d’un billard s’entendait par une fenêtre ouverte ; des gens couraient les uns après les autres et se bourraient par amitié de coups de poing ; des moutards de treize ans fumaient des mégots et salivaient ; une femme obèse balançait son ventre sous un tablier gras ; des familles s’assemblaient en extase devant la boutique d’un pâtissier.

Des doigts fourrageaient des éclairs blessés et versant leur crème ; d’autres soupesaient de molles frangipanes mal retenues par une croûte défaillante et flasque ; des bouches buvottaient la mousse savonneuse des Saint-Honoré ; des mâchoires se fermaient sur les morceaux d’un flan éventré sur une plaque.

Et les chaussons et les galettes renaquirent à mesure qu’on les enleva. Des tartes fumantes suèrent à grosses gouttes, et leur grillage de pâte plia sous la poussée des sirops en marche ; des brioches bubonnèrent cabossées par des verrues ; des cornets emplis d’une boue blanche crevèrent ; des babas s’affaissèrent, perdant leur rhum. — Toutes les compotes, toutes les confitures s’enfuirent, se rattrapant, s’arrêtant, dès qu’elles se rencontraient, hésitant, puis descendant plus rapides quand elles s’étaient confondues et mêlées.

Le vin bleu, le cassis, le marc, rigolaient sur le zinc des comptoirs. Dans la rue, l’on ne voyait que des hommes s’essuyant la bouche et crachant du violet sur les pavés.

Alors Auguste proposa à Désirée de la conduire aux Folies-Bobino. Le théâtre ne battait plus que d’une aile ; il ne jouait plus maintenant que tous les deux ou trois jours. La petite, craignant qu’il ne fermât pour de bon et voulant, une fois dans sa vie au moins, savourer les délices vantées de ce repaire, accepta l’offre d’Auguste.

Elle admira fort l’entrée qui est d’une architecture des plus compliquées, du siamois, du japonais, du je ne sais quoi, mâtiné avec l’imbécile fantaisie d’un architecte. Le tout était teint avec du brun de chocolat et du gris d’ardoise et orné de bas-reliefs où saillaient des amours aux fesses trois fois trop larges, raclant du violoncelle. Une femme jaune dansant sur le toit retroussé comme celui d’une pagode et tenant à la main un appareil à gaz, en forme de lyre, la stupéfia.

Puis, elle entra dans un jardin, planté de manches à balais, de vases et de statues de femmes couronnées de feuilles et tenant sur leurs bras des cornes d’abondance, et toutes étaient disloquées, manchotes, essorillées ou borgnes. Toutes avaient des ulcères malins sur le nez, des emplâtres blancs sur la gorge, des lèpres vertes sur le front et toutes penchaient plus d’un côté que de l’autre, souriant dans leur blancheur salie, invitant avec l’accueil attristé de leurs lèvres que des polissons avaient souillées. La porte s’ouvrit et elle aperçut devant elle une salle, spacieuse, avec une large scène, ornée d’une éternelle forêt et d’une femme gigottant des bras et beuglant dans un enragé vacarme.

Comme prix c’était cher, par exemple, quinze sous d’entrée et la consommation en sus. Auguste pensa de suite qu’on ne pourrait renouveler souvent de pareilles bombances, et puis l’on n’était pas bien placé. Les servantes vous empilaient en rangs d’oignons, et posaient sur une planchette faisant corps avec le dossier du banc dressé devant vous, les mazagrans et les bocks. Désirée se démanchait le cou à tenter de regarder en l’air ; malheureusement elle avait sur la tête la masse plafonnée du balcon et une rumeur et des trépignements de bottes roulaient au-dessus d’elle. On criait : Bis ! bis ! la gigue ! la gigue ! et un acteur déguisé en anglais, avec un pantalon vert pois, des favoris rouges et un chapeau gris, tricota des jambes, sautant droit, se frappant les talons, puis, se rapprochant comme un cagneux le boulet des genoux, il s’élançait à l’improviste et retombait les deux cuisses écartées, figurant un V à l’envers. Il se disloqua, suant, criant des hourras tristes, battant des entrechats, valsant sur les pointes, reculant sur les plantes, cavalcadant et piaffant, les bras en moulinet, la tête lancée comme un battant de cloche. Il y eut un temps d’intervalle, puis une planchette sur laquelle était écrit le nom de Régina parut. Le chef d’orchestre leva son bâton, les musiciens soufflèrent, une femme fit son entrée, se cassa comme une marionnette, et, debout devant le trou du souffleur, donnant de temps à autre un coup de pied dans sa traîne qui l’embarrassait, partit en mesure. Elle était enveloppée d’une robe rose très décolletée, et ses bras nus et encore rouges étaient blanchis par de la poudre. Son menton projetait une ombre sur le bas de son cou. Elle accompagnait le graillement de son gosier avec quatre gestes : une main sur le cœur et l’autre collée le long de la jambe, — le bras droit en avant, le gauche en arrière, — le même mouvement effectué en sens inverse, — les deux mains enfin se tendant ensemble vers le public. Elle dégoisait un couplet à gauche de la scène, un autre à droite. Ses yeux se fermaient et se rouvraient, suivant que la musique qu’elle rabotait devait toucher les âmes ou les égayer. De loin, de la place où Désirée et Auguste étaient assis, sa bouche, grande ouverte, quand elle hurlait le dernier vers du refrain, béait comme un trou noir.

Pendant un instant, quand la musique joua seule la ritournelle, elle toussota, montrant un profil qu’on ne soupçonnait pas lorsqu’elle était de face, guigna de l’œil le ménétrier en chef, regarda ses gants à huit boutons dont les pointes étaient roidies par l’empois des sueurs, puis elle se pencha sur l’orchestre, et, gueulant de toute sa voix, elle se secouait les bras, et une sorte de fumée noire flottait dans le ravin entrevu sous son aisselle.

La salle entière délira, des acclamations forcenées coururent, et, s’inclinant, souriant, envoyant des baisers, elle faisait onduler par le remuement de sa hanche sa robe dont la soie du bas luisait plus éclatante et comme plus neuve que celle du corsage moins crûment frappée par les feux de la rampe.

Elle versa sa dernière note. Les bocks scandèrent sur le bois des planchettes, la charge sonnée furieusement fit voir ses deux pis réunis dans la digue de son corsage et séparés par une fente où perlaient des gouttes, et, ramassant sa jupe avec les poings, elle batifola du museau et, trottinant, s’enfuit, assourdie par une mitraille de bravos et de bis.

Désirée était pâle d’admiration. D’abord ces couplets étaient poignants ; il y avait une femme qui pleurait son enfant mort et maudissait la guerre, et l’on n’entend pas des choses aussi émouvantes sans que les larmes vous montent aux yeux, puis la chanteuse lui paraissait belle comme une reine, avec ses bracelets, ses pendeloques et la queue mouvante de sa jupe ; elle se rendait bien compte que les joues étaient recrépies et les yeux bordés, mais aux lumières, dans cet éblouissement du décor, cette femme enchantait quand même avec son luxe de chairs mastiquées et de soies peintes. Auguste voguait aussi en plein enthousiasme. Ce rêve impossible à réaliser pour un homme honnête et pauvre, posséder à soi pendant un quart d’heure une fille aussi en vue, une fille aussi éclatante de jeunesse apprêtée et de grâce lui troubla la cervelle, et il contemplait la scène vide, les yeux agrandis et la bouche ouverte. Désirée trouva que cette admiration devenait inconvenante et elle le pinça. Il eut le sursaut d’un homme qu’on réveille, puis, devant le sourire de la petite qui s’amusait à le voir si douillet, il se mit à rire à son tour et lui pressa la main.

L’orchestre fit claironner à nouveau ses cuivres, et un jeune homme, vêtu d’un habit à queue de pie, d’un gilet très échancré, d’une chemise ornée de petits tuyaux, d’un pantalon noir mal coupé, s’avança et, après s’être incliné, bêla doucement ce chant plaintif :

« Quand nous chanterons le temps des cerises
Et gais rossignols et merles moqueurs
Seront tous en fê-ête !
Les belles auront la folie en tête
Et les amoureux du soleil-eil au cœur !
Quand nous chanterons le temps des cerises, etc.


Ce râleur était la coqueluche des fillasses de Montrouge. Pâlot, mal construit et maigre, il semblait tout jeune, bien qu’il eût au moins trente ans d’âge. C’était un ténorino qui égouttait avec emphase l’eau saumâtre de sa voix. À la fin de chaque couplet, il se haussait sur la pointe de ses bottines, et il filait des sons prolongés, très doux, qui enthousiasmaient les femmes.

À son tour, Auguste estima que Désirée le reluquait trop, et, n’osant se risquer à lui rendre son pinçon, il la poussa comme par mégarde du coude. La petite le regarda de côté et pensa qu’il était bien exigeant, aussi prit-elle plaisir à crier bis quand ce Céladon de beuglant se retira.

Auguste s’apprêtait à boire une gorgée de son mazagran qui, à force d’avoir été trempé d’eau, n’avait plus ni couleur ni goût, quand sa voisine de gauche, voulant moucher un gosse, lui releva le coude et lui fit verser la moitié de son verre sur son pantalon ; Désirée pouffa. — La femme soutenait que le café enlevait les taches, Auguste rageait, se mordant la barbe, s’épongeant avec son mouchoir. Il était très empêtré et très rouge. Désirée se tordait. C’était bête, mais elle était de celles qui éclatent de rire dans la rue, quand un passant s’étale ! — Elle finit cependant par prendre une carafe et par nettoyer, elle-même, la culotte, puis elle s’épaula contre Auguste, et alors il oublia sa malechance, son genou séchait d’ailleurs, et l’impression désagréable qu’il avait d’abord ressentie quand l’eau froide filtrait au travers du drap avait disparu.

Une saynète devait clore la représentation, l’éternelle saynète à trois personnages, une jeune fille du monde qui se déguise en bonne pour éprouver son prétendu, marivaude avec un autre pour stimuler sa jalousie et finit par l’épouser sur une ronde finale braillée en chœur par les intéressés et par le public.

L’action se déroula toujours la même, égayée par les bourrades de la servante, par son tutoiement et le clic-clac de ses gifles, par les coups de timbre inutiles et l’effarement impatienté du maître, par la chanson à boire lancée devant un litre d’eau rougie et une volaille en carton doré, et tout le monde se leva, se précipita, se bouscula pour gagner la porte. Il était onze heures. Tous les lieux publics se dégorgeaient à la fois dans la rue. La chaussée moutonnait ; des gens tumultuaient chez un marchand de tabac pour allumer leurs cigarettes et leurs pipes. Près du lapin blanc empaillé et assis dans la devanture sordide d’un pâtissier, la boutique « du petit pot » s’emplissait d’ivrognes qui croquaient le verjus ; l’omnibus venant de l’Hôtel-de-Ville roulait lentement sa caisse d’un vert brun, et le cocher faisait claquer son fouet et criait, toutes les minutes : Eh hop ! — Auguste emmena Désirée au gaufrier modèle, et là, enfoncés dans de larges banquettes, ils eurent pour dix sous deux verres de bière et deux gaufres, mais la petite voulut retourner chez elle ; elle étouffait dans cette salle qui joignait à la senteur fumeuse des estaminets l’odeur friturée de la pâte roussie. Ils sortirent et il la reconduisit, l’écoutant fredonner les refrains de chansonnettes qu’elle avait attrapés au vol.

L’un d’entre eux lui dansait dans la tête et descendait par bribes à ses lèvres et, mise sur la piste de l’air par les paroles qu’elle avait retenues, elle murmurait :

Sous les ormeaux l’avez-vous vue ?
Ou bien se mirant au ruisseau
Avec les filles du hameau
Un soir, l’auriez-vous reconnue-ue-ue-e
Ma Rosinette, hélas ! Je l’ai perdue,
Je l’ai perdue ! — ue ! —


Auguste trouva bien que Désirée avait une jolie voix, mais il eût préféré qu’elle s’occupât de toutes les bêtises qu’il lui débitait. Elle s’impatienta enfin à marmonner ainsi, toute seule, et s’écria : — Ah baste ! Je retrouverai mon air demain matin, en me réveillant, et elle se mit à sauter au bras de son amoureux. Ils descendaient alors une petite rue noire, emplie de couples vagues. Auguste se rappelant soudain une bien jolie proposition qu’il avait entendu faire par un officier quand il était au régiment, arrêta net la petite et lui dit :

— Est-ce que vous connaissez la croix de Malte ?

Elle ne savait pas ce que cela voulait dire.

Alors, il la pria de fermer les yeux, et avec des zigzags qui dessinaient des pointes, il la baisotta sur le front d’abord, puis sur les deux paupières, puis sur le petit bout du nez, sur les joues, sur les lèvres et enfin sur le menton.

Elle se plaignit, frissonnant quand la bouche du jeune homme touchait la sienne ; mais elle trouva tout de même que c’était bon.

Elle le fit cesser néanmoins. Elle se sentait par trop énervée. — Non tiens, lui dit-elle, si vous voulez m’embrasser, donnez-moi un baiser de nourrice, tiens, comme cela, et elle l’embrassa vite et fort sur la joue.

Il préférait des baisers et plus lents et plus fins, mais des ricanements les gênèrent ; des femmes braconnant derrière des portes à claire-voie, visaient des hommes et les attiraient à elles avec l’ordure coulante de leurs lèvres. — Désirée devint honteuse. — Ronds comme des balles, des repris de boisson bouffonnaient ces filles ; l’une d’elles, accotée contre une fenêtre, invitait même du geste un charpentier en détresse au coin d’une borne. Désirée se sauva emmenant Auguste. Ces tendresses ignobles salissaient sa joie, ils marchèrent sans parler jusqu’à la rue Vandamme, et là, quand le jeune homme eut attendu que la porte fût ouverte et que, la refermant, la petite lui envoya, au travers du faisceau des grilles, un sourire d’adieu et se perdit dans le noir, il retourna lentement vers sa hutte.

Il songeait alors qu’il devait de l’argent à ses camarades. Toutes ces ripailles ruinaient sa bourse. Il pensa que Désirée aurait bien pu faire comme toutes les autres femmes, offrir de supporter la moitié de la dépense.