Les Sœurs Vatard/Chapitre XII

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Charpentier (p. 191-207).


XII


Vatard ne s’était pas trompé ; il allait être accablé par des querelles sans nombre, par des ennuis sans fin. Son refus eut pour première conséquence de rendre Désirée absolument possédée d’Auguste. Jamais elle ne l’aima tant. Ils se tutoyèrent, ne se disant plus comme autrefois, tantôt tu tantôt vous, éprouvant, dans leur malheur, une sorte de consolation, se trouvant plus rapprochés et comme s’appartenant davantage, depuis qu’ils se parlaient ainsi. Dans les coins isolés, dans la cour, près de la fontaine, ils se dévisageaient avec des joies contenues, bégayant des mots entrecoupés, riant sans motif, échangeant des bouts de rubans et des fleurs. Auguste se levait, le matin, plus tôt, courait au-devant de son amoureuse, se postait dans la rue, déchiffrant les affiches collées sur les murs, examinant ces charretées boueuses de fruits que des femmes dont les sabots clapotent poussent le long des trottoirs, et quand il l’apercevait au loin, trottinant, son sac de cuir au bras, il s’élançait au-devant d’elle, l’emmenait dans une des petites rues adjacentes, à moitié désertes, et là ils s’embrassaient en se laçant les bras autour des épaules. Ils n’avaient plus qu’un but, tromper la surveillance de Vatard qui, devenu très soupçonneux, venait chercher sa fille à la sortie de l’atelier, et ne s’absentait plus le soir de peur qu’elle ne décampât.

La vie était devenue insupportable pour les uns comme pour les autres. À table, Désirée ne desserrait plus les dents, mangeait à peine, chipotant sur chaque morceau, laissant son verre toujours plein, rêvassant, soupirant des Jésus-mon-Dieu, des hélas ! Qui vous coupaient l’appétit. Céline grognait, et, lorsqu’elle crachait un noyau de prune, elle le jetait véhémentement dans l’âtre, se levait et, avec un regard de défi, faisait claquer les portes. Vatard baissait les yeux, craignant d’entamer une querelle ; alors Désirée se levait à son tour, pliait sa serviette et, droite, sans se retourner, entrait dans sa chambre qu’elle fermait à clef.

Vatard relevait le nez, se crispait les poings, invoquait le ciel et il ne bougeait, contemplant Eulalie dont le ventre jetait sur les murs une ombre de bonbonne. Il crut toujours que ce parti pris de Désirée de s’enfermer dans sa chambre était une protestation muette contre son refus. Il se trompait. Il y avait bien un peu de cela, mais le véritable motif était autre. L’enfant se mettait à la fenêtre et regardait le pont suspendu ; Auguste venait s’y installer, et là, trop éloignés pour se parler, ils se faisaient des signes, se lançaient des baisers, des clins d’yeux, des rires. Cela durait jusqu’à ce que la nuit tombât et parfois leurs signaux étaient interrompus par le passage des trains. Auguste disparaissait tout à coup, comme dans un nuage, puis, quand la fumée s’envolait, s’écardant comme des flocons d’ouate, le jeune homme continuait à lui envoyer des bécots avec les doigts. Si fureteur qu’il pût être, Vatard n’avait pas encore éventé ce truc, mais il connaissait en revanche Auguste et son œil. À voir toujours le même individu rôder autour de sa demeure, il lui avait été facile de deviner comment s’appelait cet homme.

En attendant, le mutisme obstiné de Désirée, ses allures anonchalies, son indifférence toujours croissante à soigner les plats, jetèrent Vatard dans des rages sourdes qui compromirent ses digestions. Assis devant la soupe, n’ayant autour de lui que des regards larmoyants ou hostiles, il s’affaissait sur lui-même, furieux et craintif, laissant s’embourber sa cuiller dans la soupe qui se figeait.

Alors que le veau mal cuit saignait sur un lit de carottes, il était envahi par de bondissantes colères que la mine hargneuse de Céline lui faisait rentrer. Le soir, il demeurait seul ; la mère Teston même ne le visitait plus, et, après deux pipes silencieusement fumées, il couchait Eulalie, et, revêche, bâillait jusqu’à dix heures.

Puis, un beau soir, la situation empira. Céline revint de ses escapades avec des gestes de folle, bouleversa tout, jeta les portes, ferma les croisées à coups de poings, fut à ne plus oser toucher avec des pincettes. Vatard crut que sa réponse aux propositions qu’elle lui avait soumises d’unir Désirée avec Auguste était cause de ces bourrasques. En cela, il se trompait encore. Céline était bien assez ennuyée pour son propre compte, sans persister encore à prendre comme elle l’avait fait jusqu’ici la défense de sa sœur.

Elle avait revu Anatole. Celui-ci n’avait pas emporté d’assaut la fillette qu’il comptait réduire. La malheureuse l’ayant congédié à temps, il regretta de n’avoir pas giflé Céline, le soir où il lui avait gouaillé ses théories et ses adieux. Il avait de plus appris par de bonnes camarades de l’atelier que son ancienne maîtresse allait subir un somptueux emballage dans de la soie. Il en avait conclu qu’elle était richement entretenue et qu’il ne serait que bien juste qu’il participât à une telle aubaine. Il avait donc guetté Céline et, un soir, il l’avait hélée : Hé limande ! Céline avait filé à grands pas, mais il l’avait rejointe, lui avait pris le bras et il continuait avec de grands gestes.

— Alors tu t’étais dit comme cela : Anatole il est dans les combles ! Il m’a oubliée, ce marquis de mes deux ! c’est une autre maintenant qui vendange ses grâces ! Ô les hommes, les hommes ! C’est-il lâche ! — Tu errais, mon cœur, Anatole pensait toujours à sa petite Céline. Ce que ce souvenir lui a coûté de chopines, par exemple, pour tâcher de l’oublier, c’est incalculable ; des quarante sous de crédit par jour ! Tu seras cause de la ruine de bien des mastroquets ! Voilà ton ouvrage. Si c’est pas une pitié ! Eh bien ! Je t’adore tout de même ; puisque je t’ai retrouvée, je ne te quitte plus !

Céline fut désolée. — Voyons, laisse-moi, dit-elle, tu sais bien que tout est fini entre nous, j’ai un amant, tu as une maîtresse, je ne t’en veux pas, moi, d’en avoir pris une…

— Je l’ai lâchée, cria triomphalement Anatole ; elle était bête comme un litre vide, et laide ! De la gorge ? oui, deux lentilles sur une assiette ! Des yeux ? des pruneaux dans du blanc d’œuf ! et avec cela, quand elle ouvrait la bouche pour jaser, elle faisait l’absinthe ! Merci bien, si c’était un bijou, il n’avait pas le poinçon de la Monnaie ! J’aime pas le toc, moi, je veux du vrai ! Elle était point comme toi, qui as des appâts à vous crocheter le cœur ! parole ! Je flambe rien qu’à te regarder. T’as des pétards dans la prunelle, faudrait être de bien mauvaise foi pour ne pas le reconnaître ! Oui, je sais bien, tu as un nourrisseur qui te vésuve des jaunets quand tu lui dis : Mon prince. — Combien qu’il te donne, à propos ? — Rien ? — Tu serais assez bête !… oh ! c’est pas croyable, je t’estime trop pour penser que tu ferais le bonheur d’un monsieur sans qu’il lui en coûtât rien ! S’il en était ainsi, je m’y opposerais, d’ailleurs ; je veux que tu sois heureuse, moi ! Mais c’est des fichaises ! Passons, j’ai assez de cœur pour ne pas vouloir que tu lui fasses des crasses, à ce pèlerin-là ! Je t’autorise donc à ne pas le lâcher ; ce serait manquer de savoir-vivre. Non, non, poulotte-le, mon ange, dorlote-le, cherche-lui ses puces, dis-lui qu’il est beau comme un boulevard, que tu l’aimes quand il se lève, que tu l’adores lorsqu’il se couche ! dis-lui qu’il a du chic quand il se remue, qu’il a du maintien lorsqu’il ne bouge pas, crie-lui dans les oreilles : C’est toi, t’es le premier, t’es l’unique, t’es le seul qui m’ait jamais plu ! Du bonheur en rôti, du bonheur en fricassée, du bonheur à toutes les sauces ! Je serai le garçon qui apporte, moyennant pourboires ; réponds, cela te va-t-il ?

— Je ne veux pas ! s’écria Céline.

— Ah ! tu ne veux pas ! Tu as cassé l’agrafe, tu as bien réfléchi ! Tu ne veux pas y venir faire une soudure, là, sur le zinc, en face. — Faudrait donc alors que je te tape sur le réverbère ? Non, là, sincèrement, ça me coûterait. — Voyons, décide-toi, restant de malheur, ou je cogne !

Céline jetait des regards éperdus autour d’elle ; elle eut peur, prit la main d’Anatole et se fit douce.

— Ah ! tu n’es pas raisonnable, tu sais bien qu’il ne m’est pas possible de te contenter, je n’ai pas le sou, il ne vend pas ses tableaux, il ne me donne presque rien, non, là, vrai, je ne peux pas !

— Tout ça, c’est des mots pour ne rien dire, reprit Anatole. — Tiens, je fais bien les choses, et il lorgnait du coin de l’œil deux sergents de ville qui poignaient au loin ; je te donne trois jours pour réfléchir ; d’ici là, je vais faire chauffer la colle qui doit nous réparer. Elle sera forte, je t’en réponds, et t’auras beau crier au vinaigre, elle t’arrachera la peau si t’essaies de l’enlever ! Et il claqua du jarret, se mit au port d’armes, s’inclina comme s’il ouvrait une voiture, et sifflotant, partit avec cette allure débringuée qui le rendait irrésistible auprès des femmes.

Céline se fit alors accompagner par son amant, le soir, dans les rues. Anatole les suivait à distance, mais le jonc plombé du peintre lui imposait sans doute, car il ne les abordait point. Céline ne pouvait néanmoins reprendre courage. Son amant se bornait à lui faire observer qu’il était insupportable de sortir par tous les temps, la nuit, et que la perspective d’une lutte à main plate avec un voyou le ravissait peu. Elle le trouva peu dévoué, mais comme il chantonnait, en écrasant ses pâtes dans un godet, toutes les fois qu’elle se préparait à l’injurier, elle bridait sa colère et ne la laissait s’échapper qu’une fois de retour chez son père. Impatienté par ces chamaillis et ces disputes à propos de rien, Vatard se fit cette réflexion, que la maison n’était plus tenable, qu’il ne pouvait s’astreindre à rester au logis comme un cloporte, et peu à peu la surveillance qu’il exerçait sur Désirée se relâcha. Parfois cependant, une défiance soudaine l’assaillait et alors, dans un accès de zèle qui l’éreintait et lui faisait gémir, en se mettant au lit : — Si elle tourne mal, ce ne sera vraiment pas de ma faute ! Jamais père n’a eu autant de souci de la vertu de sa fille ! — il la suivait, la guettait, ne songeant plus à cette idée philosophique que Tabuche avait émise : — Si tu embêtes ton enfant, si tu es toujours sur son dos, tu peux être assuré qu’elle chaloupera ; il serait plus simple alors de la pousser tout de suite dans les bras de son amoureux, tu t’éviterais au moins des pertes de temps et des ennuis. — Qu’il eût ou qu’il n’eût pas reconnu tout d’abord la justesse de cet axiome, il n’en fut pas moins vrai que Vatard cessa de pourchasser sa fille. Elle put donc revoir Auguste, mais leurs rendez-vous étaient forcément écourtés. Désirée attendait qu’une demi-heure se fût écoulée, après le départ du père, craignant qu’il n’eût omis d’emporter son mouchoir ou sa pipe, et elle revenait de très bonne heure, avant son retour.

La rue où ils se rejoignaient était heureusement peu éloignée, une rue faite exprès pour les amoureux, la rue du Cotentin, une grande route à peine éclairée, bordée à gauche par le remblai du chemin de fer, des gares à marchandises, le poste des landiers, les messageries ; à droite, par quelques bâtisses, des dépôts de pavés et des palissades. Ils se promenaient, de long en large, rencontrant à peine une ou deux personnes, un enfant en course, un chien flairant ; arrivés au milieu du chemin, à l’endroit où s’ouvre, vis-à-vis de la rue de l’Armorique, l’entrée des docks, ils passaient vite devant les trois lanternes qui éclairaient la caserne des douanes et ils se renfonçaient dans l’ombre. Ils s’arrêtaient presque toujours à mi-chemin et fouillaient d’un regard curieux au travers des palis d’une porte. Un champ immense s’étendait, arrêté au loin par la masse noire des maisons allumées d’un point rouge aux vitres. À perte de vue, des entassements de pavés s’élevaient, des pyramides grisâtres qui bleuissaient quand la lune, écornant leurs pointes, étalait la froide eau de ses lueurs sur l’ombre diminuée des rues. Au fond, dans un vague crépuscule, entre deux cônes gigantesques de pavés plus gros, des arbres bouffaient, subitement retroussés par un coup de vent ou voilés par les flocons tourbillonnants d’un tuyau d’usine. Près de Désirée, derrière la haie des planches, une charrette gisait, les quatre fers en l’air, un tombereau faisait étinceler les menottes de cuivre de ses bras, des scintillements s’accrochaient au fer d’une pelle, au croissant d’une pioche. — Un silence de mort planait sur la rue, réveillée soudain par la strideur d’un sifflet de machine, par le rire épanoui des gabelous au poste.

Ces amoncellements de pierres se dressant dans la nuit, donnaient la chair de poule à Désirée ; elle se serrait plus étroitement contre Auguste, et, la tête appuyée sur son épaule, elle marchait doucement et, comme toutes les amoureuses au clair de lune, elle levait, sans savoir pourquoi, le nez en l’air, admirait les étoiles, puis un peu penchée, pressant à petites secousses le bras de son homme, elle le pinçait du bout de l’ongle pour qu’il la regardât et la vît sourire. Mais l’heure du départ approchait et ils restaient là, l’un devant l’autre, silencieux et ne se quittant point. À la fin elle murmurait, en rattachant les brides de sa capuche : « Je m’en vas, » et ils s’embrassaient longuement, soupiraient, se donnaient rendez-vous, pour le lendemain, à l’atelier. Alors elle détalait comme une rate, le long des murs, se retournait au coin de la rue pour revoir Auguste, et lui, après quelques minutes, regagnait, tout en mâchonnant une cigarette qu’il ne fumait point, son logis de la rue du Champ-d’Asile.

Leurs réunions se renouvelèrent, mais ces quelques minutes, conquises à grand’peine, ne les contentaient plus. Ils étaient devenus aussi affamés l’un de l’autre que jadis, lorsqu’ils se voyaient dans la journée seulement, près de la presse à eau ou derrière des barricades de papier et de livres. Ils aspiraient à passer maintenant à eux deux toute une soirée, dîner à la même table, rire l’un à côté de l’autre, aux couplets blafards d’un concert, rentrer ensemble par des chemins allongés exprès. Ce rêve les obsédait et quand, après avoir épuisé la phraséologie des caresses, ils déploraient en de monotones complaintes l’ardeur inassouvie de leurs vœux, ils ne tarissaient plus. Le quartier de la Gaîté leur sembla autre qu’il n’était. Vu au travers de leurs désirs, il devint pour eux une terre promise, un paradis d’enchantement et de joies. — Il n’y a pas, il n’y a pas, disait Auguste, il faut absolument que tu découvres un joint pour être libre, un jour ; en attendant, ils lantiponnaient, bras dessus, bras dessous, et récitaient à mi-voix, au fil des murailles, les litanies balbutiantes des tendresses. Un soir, la rue ne fut plus à eux seuls. Un autre couple marchait à petits pas, et il prit l’habitude de venir régulièrement, dès que la nuit tombait. D’un commun accord, et sans dire mot, chaque paire d’amoureux errait sur un trottoir différent et afin d’être plus isolé allait en sens inverse, Auguste et Désirée remontant vers la rue des Fourneaux tandis que les autres descendaient du côté de la rue Vandamme.

Ils faisaient ainsi la navette et lorsque, revenus à leur point de départ, ils s’arrêtaient, puis, se tournant le dos encore, reprenaient le vice-versa de leur marche, les gazouillis, les soupirs d’un couple cessaient à peine de vibrer qu’ils renaissaient chez l’autre, comme si, bondissant sur une raquette, ils avaient volé, au travers de la chaussée, sur le trottoir, en face.

Il advint, par exemple, qu’après s’être embrassé et s’être répété mille fois qu’on s’adorait, personne ne trouvait plus rien à dire. C’est alors que les femmes commençaient à s’examiner du coin de l’œil.

Un soir, les hommes firent connaissance. Tous deux s’impatientaient après leurs belles qui ne venaient point ; Auguste n’avait pas d’allumettes et l’autre fumait ; ils se mirent à causer pour tuer le temps. Auguste pensa que le camarade était un gentil garçon. C’était un tout jeune homme, gringalet et maigre, l’air maladif et triste. Il lui raconta qu’il adorait sa cousine, qu’il devait rejoindre sous peu de jours son régiment, qu’ils se voyaient pour les dernières fois. Il lui dit aussi qu’il exerçait l’état de peintre sur porcelaine, qu’il travaillait à ses pièces, gagnait huit francs, et il ajouta tristement qu’après cinq années de garnison, il serait sans nul doute incapable de reprendre son ancien métier. Auguste en savait quelque chose. — Leur conversation fut interrompue par l’arrivée des femmes qui débouchèrent en même temps de la rue du château. À la vue des deux hommes qui causaient, elles restèrent interdites, se dévisagèrent, mais leurs amoureux étaient déjà près d’elles et chacun des couples, séparément, commença la longue allée de ses va-et-vient.

Désirée exigea aussitôt d’Auguste des renseignements sur les gens d’en face, et l’autre femme devait faire à son amant une question semblable, car elle jetait à la dérobée un regard curieux sur les promeneurs.

Un jour que la femme tardait plus que de coutume, Auguste et Désirée tinrent compagnie au jeune homme. Sa promise arriva enfin. Alors tous causèrent et, après qu’ils eurent bien bavardé ensemble, les couples, peut-être lassés de leur tête-à-tête, se suivirent sur le même trottoir et continuèrent, tout en se baisotant entre eux, à deviser de rubans et d’amour.

Le moment approchait où le jeune homme devait se mettre en route ; la veille de son départ, il offrit à Auguste et à Désirée de venir prendre un verre, et tous les quatre furent s’attabler non loin de là, dans l’arrière-boutique d’un petit marchand de vins.

À la pensée que le lendemain matin, il devait quitter Paris, délaisser la femme qu’il aimait, abandonner son ouvrage et ses amitiés, et que, le soir même, il ne s’appartiendrait plus, qu’il serait une chose, un n’importe quoi, placé et déplacé au hasard d’un ordre, le jeune homme eut le cœur gros. Assis devant son verre, les yeux baissés, il gardait le silence. Auguste lui donnait sur le métier de soldat des indications précises, mais peu consolantes ; à la fin de chacune de ses phrases revenaient, ainsi qu’une ritournelle obstinée, les mots de clou, de salle de police et d’ours. À l’entendre, c’était un odieux supplice pour les gens débiles, mais pour les gaillards solides, pour lui, par exemple, et il se tapait de grands coups dans la poitrine, c’était une blague et voilà tout. — Il ajouta cependant : il y avait des jours où j’étais crevé, ce n’est pas pour vous décourager que je le dis, mais parce que c’est la vérité pure. — Et comme si, malgré leur dessein de le désapeurer, ils avaient juré de lui enlever toute consolation, la femme reprenait en sourdine, disait en montrant les poignets frêles de son amoureux : il a les bras si mignons ! ça l’a toujours empêché d’apprendre un état fatigant ! Jamais il ne pourra porter son fusil !

Lui ne soufflait mot — il n’écoutait même plus. Il était hanté par cette idée fixe : il faut partir — et il se voyait déjà au régiment. Il quittait sa blouse pour la tunique aux boutons de cuivre, on lui mettait un flingot entre les doigts et là, au soleil, à la pluie, au vent, il devait s’évertuer à jongler avec ! Puis il songeait au temps du repos, aux flânes limitées par l’heure, dans les rues, le soir, sans le sou pour se payer un verre ou casser une croûte ; il songeait aux chambrées nauséabondes, aux couchers sans adieux d’amie, aux réveils sans espoirs. Mais la vie de garnison lui semblait moins pénible encore ; devant lui, se déroulaient maintenant des étapes sans fin. Il se voyait, exténué de fatigue sur une route, las, brisé, suant sous le harnais, se traînant à l’arrière du troupeau autour duquel couraient des chiens de garde ; il s’entendait appeler propre à rien, faignant ; il se voyait tombé dans un fossé, ramassé et jeté dans le coffre d’un fourgon et, avec l’exagération qui naît des transes, il se figurait couché dans un hôpital, y crevant, tandis que ses camarades grogneraient, embêtés par le râle de son agonie !

Désirée était très émue ; elle lui tendit son verre pour trinquer, mais leurs mains tremblèrent et le vin dansant s’éparpilla sur la table en de larges gouttes. Ils mirent leurs verres au repos, sans avoir le courage d’y tremper les lèvres. Ils étaient décontenancés, ne savaient plus que dire. Auguste fixait le bout de ses ongles, Désirée contemplait les mains frêles du jeune homme et ces mains de demoiselle lui faisaient peine. L’idée qu’elles devraient supporter des charges aussi lourdes que des poings d’hommes forts la révolta.

L’autre femme embrassait son amoureux, le consolait, lui essuyait le nez avec son mouchoir, lui jurait un éternel amour, et elle était sans doute de bonne foi à ce moment-là.

Ils n’eurent plus le courage de boire un second litre à la santé du patient, et Désirée, qui était déjà très en retard, partit, l’âme en deuil, pleine d’apitoiement pour ses nouveaux amis.

Quand elle rentra, Vatard déboutonnait mélancoliquement ses bretelles. Un autre jour, elle eût tremblé devant son père ; ce soir-là, elle affronta, sans même y prendre garde, son regard qui appelait les colères du ciel, et enfermée dans sa chambre, avec cette joie inconsciente qui résulte du malheur des autres, elle se dit qu’elle avait bien tort de se plaindre, que, somme toute, elle était heureuse, puisque, si peu qu’elle le pût voir, Auguste restait au moins à Paris, près d’elle, ne s’en allait pas comme l’autre dans le fond des Landes.