Les Sœurs Vatard/Chapitre XIV

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Charpentier (p. 222-232).


XIV


En effet, qu’aurait-il pu faire ? Tout était contre lui. La mauvaise saison commençait. L’été touchait à sa fin. L’automne installa brutalement sur la ville fumante, ses ciels fanés, ses midis crépusculaires, ses soirs noyés de pluie. À six heures, il fallait allumer la lampe. Désirée et Céline revenaient de l’atelier, crottées comme des barbets, et elles se mettaient à secouer d’abord leur fange, à gratter leurs frusques, afin de pouvoir filer plus vite, après le repas.

Les averses dégoulinèrent sans discontinuer. Alors Vatard s’éternisa à table, ne voulant plus sortir, et Désirée dut attendre, le menton dans ses poings, qu’il lui prît enfin désir d’aller faire un tour. Quand par hasard il se décidait à quitter ses pantoufles, elle s’élançait derrière lui, courait tout d’une haleine au-devant d’Auguste qui cheminait, grelottant, depuis plus de vingt minutes, le long des murs.

Il emmenait la petite chez le marchand de vins le plus proche et ils convinrent, maintenant que les soirées devenaient mauvaises, de se rejoindre là, dans l’arrière-salle.

Mais ce taudis qui était presque vide, le soir où le conscrit avait payé à boire, regorgeait maintenant de loupeurs et de filles. Il devenait impossible de se parler et de s’embrasser. Ils changèrent d’endroit. Les mannezingues étaient pleins partout. Ils prirent le parti de chercher encore, et de visiter ensemble, à chaque rendez-vous, des salles plus désertes. Parfois ils déterraient des cabarets borgnes à peu près dépourvus de monde, mais ils s’emplissaient peu à peu et, bien qu’ils se réfugiassent dans les coins noirs, des rires les suivaient ; des hommes soûls turbulaient et en venaient aux prises ; d’ignobles ramassées blaguaient leurs délices ; ils finissaient, dégoûtés, par se quitter, d’un commun accord, plus tôt que de coutume.

Ces soirs-là, Désirée rentrait, agacée, inquiète, et Auguste, chauffé, malgré tout, par les propos turpides qu’il avait entendus, se trouvait bête. Se défiant de lui, il n’allait qu’apaisé aux rendez-vous ; il pensait tout de même qu’il était bien Joseph, que d’autres, à sa place, auraient été moins patients ; il essayait pourtant de se convaincre qu’aimant la petite comme il l’aimait, si elle lui avait cédé, ça n’aurait plus été la même chose ; il lui sembla que, s’il la possédait davantage, les baisers qu’elle lui laissait prendre auraient moins de goût.

En dépit de toutes ses précautions et de tous ses raisonnements, il la désirait charnellement, irrité par ces impossibilités de la voir et de causer, seul à seul, avec elle.

Désirée souffrait autant que lui, et, un soir, à bout de force, elle se serait abandonnée, s’il n’avait hésité et s’il n’avait eu peur au dernier moment.

Il l’avait enfin déterminée, après de longues instances, à venir dans une chambre d’hôtel qu’il avait louée pour deux heures. Elle se défendait encore d’y aller, appréhendant un malheur ; mais il bruinait et les débits de boissons débordaient. Elle se laissa entraîner ; — elle avait envie de pleurer en montant les marches. Quand ils entrèrent, Auguste déposa, sur une table ronde et plaquée de marbre, des biscuits et du vin. Le garçon leur apporta deux verres. Désirée s’assit près de l’âtre et elle se ratatina, se fit petite, la tête basse, les pieds juchés sur les bâtons de la chaise.

À l’aspect de ces murs qui avaient vu défiler tant de sabbats de vagabonds, tant d’amours bestiales, tant de misérables nuits ; à l’aspect de cette cheminée qui se gerçait et brûlait sans tirage, de ces quelques flammes qui, se coulant derrière les bûches mal rapprochées, léchaient la plaque du fond que n’abritait aucune cendre, un grand frisson leur courut dans le dos.

Comme un psaume de lamentation, la sépulcrale horreur des hôtels meublés s’éleva de cette bauge sordide. Auguste et Désirée eurent dans l’âme comme un carnage de toutes leurs pensées de ferveur et de paix. Le jeune homme versa du vin à la petite, mais elle n’avait pas soif ; lui, s’engorgea précipitamment des rasades, puis il rapprocha son siège et, le sang aux joues, les mains tremblantes, brusquement il la troussa. Elle eut une lueur à ce moment. Elle se débattit criant : — Je ne veux pas, moi ! laisse-moi !

Il la lâcha, honteux de sa violence, et la supplia de lui pardonner, ne se doutant point qu’attisée comme elle était, elle se serait elle-même offerte, s’il avait seulement fait mine de vouloir la reprendre.

Cette soirée donna à réfléchir à Désirée. Malgré toutes ses belles résolutions des anciens jours, elle eût été perdue si Auguste avait été plus brave. Elle s’avoua qu’elle n’avait plus vu clair à un certain moment, et forcément elle se rappela le mot que Céline lui avait dit un soir : Les hommes sont bêtes ; s’ils savaient, on serait perdue avant qu’ils croient que c’est possible. Dans tous les cas, maintenant que sa raison lui était revenue, elle se promit bien de ne plus s’exposer ainsi, de ne plus accepter de réunion que dans la rue ou dans les salles communes des marchands de vins.

Leurs relations devinrent gênées après cette tentative. Auguste n’osait plus la serrer de près et elle se tenait sur la réserve. — Un soir pourtant, ils purent passer une soirée complète ensemble. Vatard avait eu un billet de théâtre pour le Château-d’Eau et il ne rentrerait certainement pas avant minuit. Ils se dirigèrent vers le quartier de la Gaîté, mais cette joie qu’ils avaient espérée depuis si longtemps qu’ils en étaient privés, leur sembla morte. Ne sachant à quoi s’occuper, ils montèrent chez Gagny, au bal des Mille-Colonnes. La foule qui coulait dans le boyau réservé aux danses leur parut maussade.

Un quadrille d’Hervé commençait, une musique au poivre rouge, propre à vous faire pirater des femmes, une musique au salpêtre qui évoquait des roulis, des déhanchements, des jupons jetés par-dessus la tête, des jambes cabriolantes et piquant le ciel !

Les danseurs marchaient et tournaient d’un air ennuyé. En vain, quand les trilles des flûtes pirouettaient sur le chahut des cuivres, quand la caisse plaquait ses surjets de vacarme sur le tintamarre grandissant de l’orchestre, Auguste attendait un tourbillon de bras coupant l’air et tirebouchonnant le long des cuisses, des bustes jetés en avant, des pieds battant du beurre, patinant sur les planches, s’allongeant et retroussant le nez des danseuses. Les couples se tordaient à peine, se dégingandaient mollement, se défendaient de suer.

La galerie attablée sur les côtés et en haut de la salle semblait également navrée. Des familles entières se regardaient avec des airs dolents, buvaient sans enthousiasme, ne retrouvaient un peu de vie que pour calotter des moutards qui dansaient en rond et tombaient, les pieds en l’air, au milieu des couples.

Tout ce monde semblait engourdi ; on eût dit des gens ivres qui avaient le vin triste. Dans un coin, un municipal somnolait, debout sous son casque, et l’homme chargé de percevoir, annonçait d’une voix désolée les danses. Auguste et Désirée allèrent s’asseoir à une table et ils commandèrent un saladier. L’eau qu’on leur versa sur le sucre était trouble et le vin piquait. Ils n’eurent pas le courage de secouer leur mal-être en polkant ensemble. Ils partirent et, déroutés, se promenèrent, à lurelure, du boulevard de Montrouge à la chaussée du Maine.

Quatre jours après, Désirée très souffrante dut garder la chambre. Elle avait attrapé un gros rhume à patauger ainsi dans la boue des soirs. Elle avait beau avaler des boules de gomme et des pâtes, s’ingurgiter des tisanes de mauve et des quatre-fleurs, des sirops calmants et des loochs, la toux ne s’en allait point. Elle profita de ce repos forcé pour raccommoder ses frusques et aider sa sœur à bâtir sa robe.

Elle s’ennuyait considérablement, le dimanche surtout. Céline lui tint pourtant compagnie ; son amant était, depuis une huitaine, à la campagne, à l’affût de sites disloqués et dartreux et, elle aussi, voulut profiter de ce contre-temps pour travailler à son costume. Assises près de la fenêtre, elles coupaient, tailladaient, cousaient ; de temps à autre, elles levaient le nez et regardaient au travers des vitres. Un bout de soleil tachait la voie par places et trempait ses rayons pâles dans le ventre des flaques. Les parisiens abusaient de cette éclaircie pour aller encore à la campagne. Les trains de Versailles se succédaient de dix en dix minutes. Les impériales, bondées de monde, chantaient dans le vent qui cinglait le visage des femmes et secouait leurs jupes. Courbée sur la banquette, les yeux fripés, la main au chapeau, le parapluie entre les jambes, la flopée des voyageurs roulait dans un nuage de charbon et de poudre. Les fusées de cette allégresse indisposèrent les deux sœurs. Ce contentement de gens qui, après avoir pâti pendant toute une semaine, derrière un comptoir, ferment leurs volets le dimanche et délaissent le trottoir où, par les soirées tièdes, ils installent, du lundi au samedi, leurs enfants et leurs chaises ; cette manie des boutiquiers de vouloir s’ébattre, en plein air, dans un Clamart quelconque, cette satisfaction imbécile de porter, à cheval sur une canne, le panier aux provisions ; ces dînettes avec du papier gras sur l’herbe ; ces retours avec des bottelettes de fleurs ; ces cabrioles, ces cris, ces hurlées stupides sur les routes ; ces débraillés de costumes, ces habits bas, ces chemises bouffant de la culotte, ces corsets débridés, ces ceintures lâchant la taille de plusieurs crans ; ces parties de cache-cache et de visa dans des buissons empuantis par toutes les ordures des repas terminés et rendus, leur firent envie.

Elles jalousaient le bonheur de ces gens, ne doutant pas qu’ils ne fussent plus heureux qu’elles. Elles n’avaient plus de courage à rien, ne répondaient plus aux bonjours et aux huées des voyageurs huchés sur les wagons, détournaient la tête quand les paires d’amoureux souriaient, ravis d’aller manger en une ripaille l’argent gagné pendant la semaine.

Par désœuvrement, elles observaient les moindres détails du chemin de fer, le miroitement des poignées de cuivre des voitures, les bouillons de leurs vitres ; écoutaient le tictac du télégraphe, le bruit doux que font les wagons qui glissent, poussés par des hommes ; considéraient les couleurs différentes des fumées de machines, des fumées qui variaient du blanc au noir, du bleu au gris et se teintaient parfois de jaune, du jaune sale et pesant des bains de Barège ; et elles reconnaissaient chaque locomotive, savaient son nom, lisaient sur son flanc l’usine où elle était née : chantiers et ateliers de l’Océan, Cail et Cie, usine de Graffenstaden, Kœchlin à Mulhouse, Schneider au Creusot, Gouin aux Batignolles, Claparède à Saint-Denis, participation Cail, Parent, Schalken et Cie de Fives-Lille ; et elles se montraient la différence des bêtes, les frêles et les fortes, les petiotes sans tenders pour les trains de banlieue, les grosses pataudes pour les convois à marchandises.

Puis, leur attention se fixait sur une machine en panne et elles regardaient le monstrueux outillage de ses roues, le remuement d’abord silencieux et doux des pistons entrant dans les cylindres, puis leurs efforts multipliés, leurs va-et-vient rapides, toute l’effroyable mêlée de ces bielles et de ces tiges ; elles regardaient les éclairs de la boîte à feu, les dégorgements des robinets de vidange et de purge ; elles écoutaient le hoquet de la locomotive qui se met en marche, le sifflement saccadé de ses jets, ses cris stridulés, ses ahans rauques.

Elles avaient des joies d’enfants lorsqu’elles en apercevaient une, une toute petite, réservée pour la traction des marchandises dans la gare et pour les travaux de la voie, une mignonne, élégante et délurée, avec sa toiture de fer pour abriter les chauffeurs et ses grosses lunettes sur l’arrière-train.

Celle-là était leur préférée. À force de la voir décrire ses zigzags et ses courbes et siffler gaiement aux aiguilles, elles l’avaient prise en affection. Le matin, dès qu’elles se levaient et entr’ouvraient leurs rideaux, la petite était là, alerte et pimpante, fumant sans bruit, et elles lui disaient en riant bonjour.

Mais ce dimanche-là, la mioche, comme elles l’appelaient, était restée dans son écurie. Il n’y avait près des rotondes que d’énormes bêtes dont on curait l’estomac grillé avec des tringles. Céline et Désirée s’embêtaient à mourir. La petite était avec cela furieuse. Elle avait inspecté le pont en face pour s’assurer si Auguste ne venait pas. — Pas d’Auguste. — Elle lui garda rancune de ne s’être point dérangé, et, comme elle était reprise par un accès de toux, elle découvrit que c’était à cause de lui qu’elle était malade, et elle se dit qu’il n’avait vraiment pas eu de bon sens de la faire courir ainsi, au travers des rues, par tous les temps.