Les Sœurs Vatard/Chapitre XV

La bibliothèque libre.
Charpentier (p. 233-246).


XV


Auguste était dans une désolation profonde. — D’abord les rendez-vous avec Désirée étaient interrompus, puis il avait d’autres sujets d’inquiétude. Sa mère devenait de plus en plus souffrante. Elle aurait eu besoin de reprendre haleine, de ne pas descendre chercher ses provisions, de ne pas cuisiner, avaler la vapeur des fumerons, aller au lavoir ; elle aurait eu besoin surtout de distractions. Elle prit subitement la rue du Champ-d’Asile en haine. Les croisées avaient vue sur le cimetière, et ces verdoiements d’arbres et ces blancheurs de tombes qui, l’été, lui avaient d’abord plu, avec leurs nichées ramageantes d’oiseaux et leurs fourmilles entre-choquées de plantes, lui jetèrent bientôt dans l’âme un incurable spleen. — Auguste était très embarrassé. La brave femme l’adorait comme on adore un fils unique, et lui, l’aimait avec l’affection reconnaissante d’un homme qui a souvenance des assauts enragés supportés contre la misère par une femme restée veuve toute jeune avec un enfant. Il devait prendre une résolution et se dépêcher ; le médecin le conseillait. Il se détermina enfin à l’installer chez une de ses tantes qui possédait une masure et un jardinet du côté de la rue Picpus. Le quartier était lugubre, mais la maisonnette ensoleillée et fleurie, et puis, là, ne devant jamais se trouver seule, elle ne serait plus exposée à manquer de soins dans la journée si par malheur sa maladie devenait plus grave.

Pour lui, par exemple, la vie allait être dure. La distance à franchir entre le quartier Picpus et le quartier St-Sulpice était longue, mais ce surcroît de fatigues lui importait peu. La grande difficulté à résoudre était celle des réunions. Elles étaient déjà si courtes, alors que tous les deux habitaient dans le même quartier ! Elles ne dureraient plus maintenant que quelques minutes ; le peu de temps dont ils pouvaient disposer devant nécessairement se passer en allées et venues. Ne pas dîner chez sa mère et s’attabler dans un bouisbouis quelconque jusqu’à ce que Désirée fût libre, c’était onéreux ; puis la pauvre femme était si malheureuse quand elle ne le voyait pas assis à côté d’elle, devant la soupe, qu’il ne pouvait vraiment songer, souffrante comme elle était, à la priver de cette dernière joie. Sa mère était d’ailleurs ainsi que les femmes âgées qui ont perdu l’appétit et sont dégoûtées de toute cuisine ; elle avait des hauts-de-cœur devant les plats et, malgré l’avis du médecin, elle n’aurait touché à aucune viande si Auguste ne l’avait doucement contrainte à sucer le sang d’une côtelette, quitte à recracher, si elle ne pouvait l’avaler, le morceau qu’elle avait en bouche.

Auguste fut comme tous les gens qui, après avoir longtemps oscillé, s’affermissent soudain. Il voulut que le déménagement s’effectuât sans retard. Il mit sur la porte un écriteau pour louer au demi-terme, emprunta une petite charrette, et, avec l’aide de ses amis, il la combla de meubles, s’attela à la bricole et les autres poussant et s’arrêtant à tous les coins de rue pour boire, il brimballa peu à peu, le matin, son mobilier et ses hardes.

Il avait facilement obtenu d’ailleurs, l’autorisation de venir à l’atelier deux heures plus tard. Le contre-maître l’estimait. À défaut des connaissances qui lui manquaient, dans la pratique de sa profession, il possédait du moins une grande qualité : celle de ne faire que très rarement le lundi et de n’être ni indocile ni rude ; puis ses amours avec la petite l’avaient rendu intéressant. Personne n’ignorait le refus de Vatard et tout le monde lui donnait tort ; non seulement les personnes peu scrupuleuses, mais encore les gens honnêtes comme la mère Teston et la contre-maître. Elles auraient eu une fille à marier qu’elles ne l’auraient probablement pas donnée à Auguste ; mais n’étant pas directement intéressées à la question, elles s’étonnaient qu’un père eût le cœur assez dur pour faire ainsi languir des amoureux. Un vieux fonds de romans et de chansons s’apitoyant sur les malheurs des couples qui s’aiment, surgit en elles, sans même qu’elles en eussent conscience. Le sentimentalisme pleurnichant du peuple se fit jour ; Vatard devint un monstre ; au besoin on eût aidé Auguste à le tromper.

L’on ne fut donc pas surpris qu’il jabotât pendant des heures, le matin, avec Céline qui servait d’intermédiaire, donnait des nouvelles de Désirée au jeune homme, expliquait qu’on lui avait mis un emplâtre sur l’estomac, qu’elle allait bien, qu’elle pourrait prochainement sortir et racontait à sa sœur, le soir, qu’elle avait vu Auguste, qu’il était très malheureux de ne pas la voir, qu’il était épris plus que jamais d’elle.

Céline lui fit aussi connaître le changement de domicile d’Auguste. Désirée fut un peu froissée qu’il eût agi de la sorte sans la prévenir. Elle ne comprit rien à l’aversion de la vieille femme pour sa demeure, fut injuste, s’alarma, craignit que son amoureux ne cherchât un prétexte pour la voir moins souvent, et elle eut cette mauvaise pensée que, n’ayant pu parvenir à la posséder, il voulait s’éloigner peu à peu d’elle. Mais toutes ses défiances s’évanouirent quand elle le revit. Il avait l’air si joyeux et il l’embrassa de si bon cœur qu’elle s’accusa de l’avoir soupçonné et qu’elle se fit pour lui plus charmante et plus douce. Cette intimité qui avait existé entre eux et qui, malgré tous leurs efforts, n’était plus la même depuis qu’il avait essayé de la pétrir dans un garno, reprit comme si rien ne s’était élevé entre eux.

Alors commencèrent les longues combinaisons, les projets ingénieux pour se rendre d’un bout de Paris à l’autre, sans frais et en quelques minutes. Auguste s’occupa du parcours des tramways, acheta, dans un bureau d’omnibus, un indicateur ; mais ce grimoire, avec ses accolades de grosses lettres et ses rangées de points ne leur apprit rien. Ils se tuèrent les yeux là-dessus, ne purent démêler l’écheveau des jonctions et des correspondances. Fatiguée de cligner ainsi des paupières et de suivre son doigt qui soulignait les lignes, la petite dit avec raison à son amant qu’une fois installée dans son nouveau quartier, il verrait bien les voitures et pourrait ainsi la renseigner sur la couleur de celles qu’elle devrait prendre. Auguste lui fournit toutes les indications désirables, mais comme, par tous les jours de pluie, les tramways et les omnibus étaient invariablement pleins, ils convinrent qu’ils n’auraient pas recours à ces véhicules qui, avec leurs détours et leurs arrêts, leur laissaient à peine le temps de s’embrasser et de repartir. Il demeura entendu que chacun ferait la moitié du chemin à pied, qu’elle tâcherait, pour son compte, d’aller jusqu’au quai de la Halle aux Vins, et qu’il l’attendrait là, le long du parapet ou contre les grilles.

S’ils avaient maintenant un temps moins long à rester ensemble, ils avaient, en revanche, un rendez-vous de plus, celui du dimanche. Depuis longtemps, les ouvriers faisaient une demi-journée ce matin-là ; mais le patron s’étant aperçu que cette ardeur à venir travailler tenait simplement à ceci : qu’ayant épuisé tout crédit dans les quartiers où ils habitaient et en ayant conservé toujours et quand même dans les environs de ses ateliers, ils arrivaient pour boire sans bourse délier, ne se livraient, au demeurant, à aucune besogne utile, pipaient dans la cour ou pionçaient derrière les ballots ; il avait résolu de ne plus ouvrir ses magasins le dimanche. Dispensé de monter une presse, ce matin-là, Auguste pouvait rejoindre Désirée vers les neuf heures.

Les réunions se succédèrent. Le temps se maintenait au froid, mais la pluie ne tombait plus. Désirée ne fut pas tout d’abord fâchée de franchir les limites de l’arrondissement de Montrouge. Cela la changeait, la rue du Contentin commençait d’ailleurs à l’ennuyer avec son éternelle tristesse de rue délaissée ; elle eut, enfin, pendant les premiers jours, le plaisir de traverser des boulevards et des rues où elle n’allait pas d’ordinaire plus de deux fois par an.

Arrivée au boulevard Saint-Michel, elle le descendait lentement, quand elle n’avait pas de retard, badaudait devant les marchands de chaussures, s’extasiait devant des brodequins couleur hanneton et puce, devant des petits souliers bas, à hauts talons et à bouffettes, devant des bottines en étoffes grossières et teintes en vert, en bleu, en rouge crus, passementées et lacées de chenilles d’or faux, cherchant quelles femmes pouvaient bien les acheter, se faisant la réflexion qu’une personne non déguisée n’oserait pas se montrer dans la rue avec ; puis, elle contemplait les devantures étincelantes des cafés, les femmes peintes qui s’agitent aux tables, les marchands d’écrevisses et de bouquets, la grosse mère qui crie le plaisir, les bandes imbéciles des étudiants qui braillent, les mendiantes qui charroient des enfants trouvés et regardent, d’un air ahuri, la dorure des glaces.

Tout ce mouvement, tout ce bruit, la divertissaient ; elle musait, les yeux grands ouverts, ne marchait réellement qu’une fois arrivée devant les grilles du jardin de Cluny, était prise régulièrement de pitié pour la sentinelle en faction, sous la voûte obscure des Thermes.

Un soir, elle fut suivie par des jeunes gens qui, n’ayant probablement rien à boire, emboîtèrent le pas derrière elle et lui débitèrent des galantises. Elle accélérait sa marche, se défendant de leur répondre ; dès qu’ils aperçurent Auguste, mélancoliquement planté au tournant du quai, ils se retirèrent ; mais la petite qui, ainsi que toutes les femmes, n’était pas fâchée au fond d’être suivie, le fut moins encore, cette fois-là. Auguste pouvait voir que des jeunes gens du monde la jugeaient assez jolie pour la vouloir séduire. Cela ne faisait pas le compte du jeune homme qui maugréa tout bas, pensant qu’elle aurait bien dû les rembarrer, qu’elle n’était pas assez mécontente de ces invites.

Et elle riait, lui tapait sur les doigts, murmurait : que tu es bête, je me fiche bien d’eux puisque je suis là ! Et, très contente qu’il se montrât jaloux, elle le lui reprochait, puis elle se pendait plus câline à son bras, toute penchée en avant et la tête relevée vers lui, pour lui voir les yeux.

Mais le temps coulait vite, ils remontaient lentement jusqu’au boulevard du Montparnasse. Un jour, ils avisèrent un joli bouchon, presque solitaire, où ils burent du cidre. — Le bouchon de leurs rêves leur sembla être celui-là : une petite salle enguirlandée de roses, avec des tables de bois, une bonne grosse maman ronflant dans son comptoir, les bras croisés, un garçon bâillant sur le seuil de la porte, un patron salivant et fumant derrière un journal. — Tiens, mais voilà un endroit utile à connaître, dit Auguste ; au lieu de descendre jusqu’au quai, tu t’arrêteras là quand il pleuvra. Je ne crains pas l’eau. Le temps pendant lequel nous remontions jusqu’à cette place sera perdu pour moi, puisque je ne t’aurai point ; mais cela vaudra toujours mieux que de te laisser tremper comme une soupe et de tomber de nouveau malade.

Bien leur en prit d’avoir découvert cet endroit tranquille, car les soirées où le ciel et les pavés sont couleur de boue, où les vitres buent, où les souliers s’enlisent dans la fange grasse, se succédèrent sans alternances d’horizons clairs. L’heure venue, Désirée, les jambes recroquevillées devant la grille de coke, s’engourdissait, sentant ses paupières s’alourdir, se disait : il faut partir, — se donnait cinq minutes de répit, restait. — Elle se reprochait sa paresse, se trouvait lâche, s’apitoyait sur le sort d’Auguste qui n’hésitait pas à barboter, dans la pluie, pour elle, et, à la fin, elle sautait sur ses pieds, se secouait, mettait sa capuche, filait rapidement jusqu’à la boutique du marchand de vins.

Puis ces jours de malaise, ces jours où la femme devient irritable et déplore les rappels de son sexe, la laissèrent sans force. Ces jours-là, elle se débattait, gémissant : je ne suis pas en train, je suis fatiguée, si je n’y allais pas, je lui dirai demain que j’ai été malade, — et elle se mirait dans la glace, se trouvait les yeux cernés, le teint blême, aspirait à se mettre au lit, s’essayait à tousser et se croyait perdue. Elle se disait : Allons voyons, un peu de courage ! Et elle espérait un coup de sonnette, une visite quelconque qui justifierait sa fainéantise, qui lui permettrait de croire qu’elle n’avait pu faire autrement que de rester chez elle. — Personne ne venait, alors elle se résolvait à ouvrir la porte, descendait, inspectait encore la rue à gauche, à droite ; aucune connaissance n’apparaissant, elle se déterminait enfin à prendre son élan.

Ces soirs-là, par exemple, elle était d’humeur contrariante, se laissait à peine embrasser, répondait à son amoureux, lorsque, la voyant si soucieuse et si pâle, il lui demandait : qu’est-ce que tu as ? Tu es malade ? — un non maussade, se mettait en colère quand il insistait, lui répétant : Mais puisque je te dis que je n’ai rien ! — Et elle se plaignait dix minutes après d’avoir froid, se secouait les épaules et, bien qu’il commandât du vin chaud pour la ragaillardir, elle se taisait, absorbée, n’insistait pas pour demeurer, quand, inquiet de la voir ainsi, le jeune homme lui proposait de la reconduire.

Après l’avoir quittée, il retournait chez lui, se sentait un grand vide. Il aurait voulu, en rentrant, avoir une chambre tiède, une femme dont le sommeil se réveillerait en une question affectueuse et douce ; il aurait voulu, en allumant la chandelle, voir sourire à son arrivée la femme qui s’était endormie, en l’attendant ; il se rappelait mot pour mot cette image de bien-être, de bonheur, que Céline avait évoquée, le jour où elle l’invitait à épouser sa sœur. Lorsqu’il croisait sur le boulevard de Mazas quelques gens attardés qui marchaient bon pas, il les enviait, pensant : Ceux-là vont retrouver un gentil intérieur, ils vont pouvoir raconter à celle qui est chez eux, ce qu’ils ont fait, ce qu’ils ont vu. Il aspirait à la quiétude du ménage, à l’union reposante de deux êtres dont les intérêts et les pensées sont parfois les mêmes.

La nuit surtout, alors qu’il était couché et que la chambre était noire, toutes les pensées tristes l’obsédaient, et, bien qu’il fermât obstinément les yeux, il ne pouvait dormir. Il tentait quelquefois de rejeter tous ses chagrins, se disant : Mais en somme, je ne suis pas à plaindre, je suis heureux avec ma brave femme de mère. Il s’avouait pourtant que cette affection tranquille, que ces caresses tièdes de vieille femme le laissaient fâché ou froid ; — par moments, il s’épouvantait, craignant d’aimer moins sa mère.

Puis l’image de Désirée le hantait de nouveau et il se morfondait en regrets inutiles, se redisait : Ah ! si je n’étais pas allé au régiment, j’aurais aujourd’hui, comme tailleur d’écume, huit francs par jour, je pourrais me marier ; — et il cherchait à se consoler, se répétant que, s’il avait exercé un autre état, il n’aurait connu ni la maison Débonnaire ni Désirée. Il songeait à changer de profession, à en adopter une qui lui rapporterait davantage, mais il convenait qu’il n’était propre à rien, qu’il gagnait maintenant assez bien sa vie dans la brochure, que ce serait folie que de se lancer dans les hasards d’un autre métier.

Quant à Désirée, ses pensées étaient moins tourmentées et moins âcres ; elle glissait peu à peu à une sorte de langueur et d’apaisement. — Le boulevard St-Michel, qui l’avait amusée d’abord avec son luxe d’étalage et son bruissement de foule, l’ennuyait maintenant. Le coup de fouet donné aux rendez-vous par la mauvaise volonté de Vatard ne la cinglait plus ; depuis qu’il la laissait sortir, elle devenait douillette au froid, sensible au vent, inexacte aux réunions, y allait quelquefois très en avance, prise soudain d’impatience et d’un besoin de marche, presque toujours comme accomplissant un devoir qui s’imposait, très en retard.

Les jours trempés de brume, elle ne dépassait pas, ainsi qu’ils étaient convenus, la boutique du marchand de vins ; mais les jours où les pavés sont secs, où le vent pique et invite aux courses, elle ne venait plus retrouver Auguste près du quai.

Quinze jours s’écoulèrent, quinze jours où, heures par heures, il pouvait suivre les nuances dégradées d’un courage qui fuyait ; elle descendait jusqu’à mi-côte le boulevard St-Germain ; un jour, ne franchissait pas le coin du boulevard St-Michel, un autre allait de moins en moins loin à mesure que les soirées se déroulaient. Quelque temps qu’il fît, elle arrivait enfin à ne plus le rejoindre que vis-à-vis la boutique du marchand de vins.