Les Sceptiques grecs/Livre III/Chapitre III

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Impr. nationale (p. 253-271).

CHAPITRE III.

ÆNÉSIDÈME. — SON SCEPTICISME.


Dans la doctrine d’Ænésidème, on peut distinguer deux parties. D’abord le philosophe résume et classe, sous le nom de tropes, les arguments que lui avaient légués les anciens sceptiques : par là, il démontre que les sens ne peuvent nous donner aucune certitude. Puis il entreprend de prouver que la raison n’a pas plus de succès, et sa démonstration porte sur trois points principaux : la vérité, les causes, les signes ou preuves. C’est cette dernière partie qui est son œuvre originale et personnelle : c’est le nouveau scepticisme.

I. Plusieurs historiens pensent que les dix tropes, connus depuis longtemps, étaient le bien commun de l’école sceptique[1]. Mais Zeller[2] soutient, avec raison selon nous, que si le fond de ces arguments, plusieurs des exemples qui y sont invoqués, et l’expression même de tropes[3] n’ont rien de nouveau, c’est Ænésidème qui le premier les mit en ordre, les énuméra avec une certaine méthode, leur donna, en un mot, la forme qu’ils ont gardée. Pour avoir été exposés dans les Πυῤρώνειοι λόγοι, ces arguments ne doivent pas plus être attribués à Pyrrhon qu’on ne fait honneur à Socrate de toutes les théories présentées par Platon sous son nom. Et si Diogène cite les dix tropes dans la vie de Pyrrhon, c’est qu’il a l’habitude de dire, à propos du père d’une doctrine, tout ce que ses disciples ont pensé : la vie de Zénon renferme les idées de tous les stoïciens. C’est expressément à Ænésidème qu’Aristoclès[4], Sextus[5], Diogène[6], attribuent les dix tropes ; nulle part ils ne sont attribués à aucun autre[7] : il n’en est pas question quand les anciens parlent de l’exposition que fit Timon de la doctrine de Pyrrhon. Et si ces tropes avaient été connus, comment croire que Cicéron n’en eût rien dit[8] ?

Par ce mot tropes (τρόποι, on employait aussi les mots τόποι et λόγοι)[9], les sceptiques désignaient les diverses manières ou raisons par lesquelles on arrive à cette conclusion : qu’il faut suspendre son jugement. Ils indiquaient comment se forme, en général, la persuasion : nous regardons comme certaines les choses qui produisent toujours sur nous des impressions analogues, celles qui ne nous trompent jamais ou ne nous trompent que rarement, celles qui sont habituelles ou établies par les lois, celles qui nous plaisent ou que nous admirons[10]. Mais précisément par les mêmes moyens on peut justifier des croyances contraires à celles qui sont les nôtres : à chaque affirmation on peut opposer une affirmation contraire, appuyée sur des raisons équivalentes, sans que rien permette de décider que l’une est préférable à l’autre. Il suit naturellement de là qu’il ne faut rien affirmer. Ramener à leurs types les plus généraux ces oppositions d’opinion, c’est dresser en quelque sorte la liste des catégories du doute, ou plutôt, car il faut ici un mot nouveau, qui n’implique aucune affirmation, c’est énumérer les tropes : il y en a dix.

Ils sont exposés, avec une extrême abondance d’exemples et de commentaires, par Sextus[11], et plus sobrement, mais presque dans les mêmes termes, par Diogène[12] : un passage[13] de ce dernier donne à penser qu’il avait sous les yeux le texte même d’Ænésidème ; nous empruntons à ces deux auteurs les éléments de notre résumé[14].


1o  La diversité des animaux. — Il y a de nombreuses différences entre les animaux : tous ne naissent pas de la même manière, tous n’ont pas les mêmes organes. Or, on sait qu’une modification de l’organe, comme la jaunisse chez l’homme, ou l’action de se frotter les yeux, modifie la perception. Quand donc on voit des animaux qui ont une lueur dans les yeux ou la prunelle allongée, il faut admettre que leurs perceptions diffèrent des nôtres. On doit en dire autant des autres sens : le toucher n’est pas le même pour qui est revêtu d’une coquille, ou de plumes, ou d’écailles ; le goût pour qui a la langue sèche ou humide. L’observation atteste d’ailleurs cette diversité des perceptions : l’huile, qui est bonne aux hommes, tue les guêpes et les abeilles ; l’eau de mer est un poison pour l’homme s’il en use trop longtemps, elle est fort agréable aux poissons.

Dès lors, d’un objet connu par les sens, nous pourrons bien dire comment il nous apparaît, mais non pas ce qu’il est : car de quel droit supposer que nos perceptions sont plus conformes à la nature des choses que celles des animaux ?

D’ailleurs, les animaux ne sont pas aussi inférieurs à l’homme qu’il plaît aux dogmatistes de le dire ; les sceptiques prennent plaisir à énumérer les mérites du chien. Non seulement il a des sens supérieurs aux nôtres, mais il sait choisir ce qui lui est utile ; il a des vertus qui règlent ses passions, il connaît l’art de la chasse, il est capable de justice, même il n’est pas étranger à la dialectique.
2o  Les différences entre les hommes. – Accordons cependant que les hommes sont supérieurs aux animaux. Il y a entre eux de telles différences qu’on sera encore dans impossibilité de décider où est la vérité. Les corps diffèrent par la figure et le tempérament : on a vu une femme d’Athènes boire trente drachmes de ciguë sans en être incommodée. Démophon, serviteur d’Alexandre, avait froid au soleil où dans un bain, chaud à l’ombre. Les esprits ne diffèrent pas moins : les uns aiment la vie active, les autres le repos : tous les poètes ont signalé ces oppositions. Entre tant d’apparences diverses, comment choisir ? Se rapporter au plus grand nombre ? Mais nous ne connaissons pas tous les hommes, et ce que la majorité pense ici, elle ne le pense plus là-bas. Il vaut mieux ne pas choisir et ne rien affirmer.
3o  La diversité des sens. – Dira-t-on que, pour échapper à cette difficulté, il faut s’en rapporter à un seul homme pris pour juge, le sage idéal du stoïcien par exemple ? Il sera tout aussi embarrassé de se décider, trouvant entre les différents sens une nouvelle diversité. Une peinture a du relief pour les yeux et n’en a pas pour le toucher. Un parfum agréable à l’odorat blesse le goût. L’eau de pluie, bonne pour les yeux, enroue et incommode le poumon. Qui sait si les qualités des choses ne dépendent pas uniquement de la diversité de nos organes ? Une pomme n’a peut-être qu’une seule qualité ; peut-être en a-t-elle plus que nous n’en connaissons : nous pouvons les ignorer comme l’aveugle ignore les couleurs. Donc, ici encore, nous ne voyons que l’apparence, non la réalité.
4o  Les circonstances (περιστάσεις). – Sous ce nom, le sceptique désigne les habitudes, les dispositions ou conditions particulières qui font varier les perceptions : tels sont la veille ou le sommeil, les divers âges de la vie, le repos ou le mouvement, l’amour ou la haine. Le miel paraît amer à ceux qui ont la jaunisse. À ceux qui ont un épanchement de sang, une étoffe paraît couleur de sang, tandis que nous la jugeons toute différente. Il n’y a pas à objecter que ce sont des cas anormaux et de maladie, car comment savoir si, en pleine santé, nous ne sommes pas dans des conditions capables de modifier l’apparence des choses ? Ainsi encore l’amour nous fait voir la beauté là où elle n’est pas. On n’a pas les mêmes idées étant ivre ou à jeun. Entre toutes ces apparences comment se décider ? Toutes se valent.

5o  Les situations, les distances et les lieux. — Un vaisseau, vu de loin, paraît petit et immobile ; vu de près, il paraît grand et en mouvement. Une tour carrée, vue de loin, paraît ronde. Voilà pour les distances.

Une rame paraît brisée dans l’eau, droite dehors. La lumière d’une lampe paraît obscure au soleil, brillante dans les ténèbres. Voilà pour les lieux.

Une peinture a du relief si on la regarde de loin ; elle paraît unie si on la voit de près. La gorge des colombes se nuance de mille couleurs différentes suivant qu’elles se tournent d’une façon ou d’une autre. Voilà pour les positions.

Mais comment connaître les choses, abstraction faite du lieu qu’elles occupent, de la distance où nous sommes, de la position qu’elles prennent ? Nous ne les connaissons donc pas.
6o  Les mélanges. — Un objet ne nous apparaît jamais seul, mais toujours uni à quelque autre chose : à l’air, à la chaleur, à la lumière, au froid, au mouvement. Dans ce mélange, comment connaître l’objet en lui-même ? La couleur de notre visage paraît autre, quand il fait chaud, et quand il fait froid. Notre voix n’a pas le même son dans un air subtil et dans un air épais. La pourpre n’a pas la même couleur au soleil et à la lampe. D*autre part, nous ne connaissons les choses que par l’intermédiaire de nos organes, nouveau mélange qui altère la perception. C’est pourquoi tout paraît pâle et blanchâtre à ceux qui ont la jaunisse. Nous ne pouvons pas plus séparer les choses de ce qui les entoure que nous ne distinguons l’huile dans un onguent. Mais ne pas les séparer, c’est ne pas les connaître en elles-mêmes.
7o  Les quantités ou compositions[15]. — Les choses changent d’aspect suivant qu’on les prend en plus ou moins grandes quantités. Considérez à part les raclures de cornes de chèvre : elles paraissent blanches ; regardez les cornes qui en sont formées : elles sont noires. Les grains de sable, séparés, paraissent raboteux ; dans le monceau, ils paraissent mous. Le vin fortifie si on en prend avec modération ; il affaiblit si on en abuse.
8o  La relation[16]. — Toute chose est relative à la fois aux autres choses avec lesquelles elle est perçue et à celui qui la perçoit. Une chose n’est pas à droite ou à gauche par elle-même, mais par rapport à une autre. Le jour est relatif au soleil. De même le haut est relatif au bas, le grand au petit, le père au fils. Rien n’est connu en soi-même.
9o  La fréquence et la rareté. — Une comète nous étonne parce qu’elle apparaît rarement ; le soleil nous effraierait si nous ne le voyions pas tous les jours. On ne s’inquiète plus des tremblements de terre une fois qu’on y est habitué. Ce ne sont donc pas les caractères des choses elles-mêmes qui décident de nos jugements, mais leur fréquence ou leur rareté : nouvelle preuve que nous n’atteignons que des apparences.

10o  Les coutumes, les lois, les opinions[17]. — Il ne s’agit plus ici des sensations, mais des croyances morales : elles varient à l’infini. Les Égyptiens embaument leurs morts, les Romains les brûlent, les Péoniens les jettent dans les marais. Les Perses permettent aux fils d’épouser leurs mères ; les Égyptiens, aux frères d’épouser leurs sœurs ; la loi grecque le défend. Que de différences entre les diverses religions, entre les opinions des philosophes, entre les récits des poètes ! On peut donc dire ce que les hommes ont pensé sur tel ou tel point, ce qui leur a paru vrai, non ce qui est vrai.


Ces dix tropes, on le voit, se succèdent, sauf les quatre premiers, sans grand ordre. Il n’y a pas lieu de s’en étonner : ce n’est pas méthodiquement ni a priori, mais empiriquement et en accumulant des observations, qu’ils ont été déterminés. On aurait mauvaise grâce à exiger ici un ordre plus rigoureux que celui qu’on trouve dans les catégories d’Aristote, jetées, elles aussi, les unes après les autres, sans aucun lien qui les réunisse[18].

Toutefois, il est aisé de s’apercevoir que les sceptiques attachaient une certaine importance à l’ordre de leurs tropes. Nous en avons la preuve dans cette expression de Sextus[19] : χρώμεθα τῇ τάξει ταύτῃ θετικῶς ; et à diverses reprises il insiste[20] sur l’ordre auquel il s’astreint. Il prend même la peine de simplifier sa liste et remarque[21] que les dix tropes peuvent se ramener à trois : le premier porte sur celui qui juge, le sujet (il comprend les quatre premiers de la liste) ; le second porte sur l’objet (il comprend le septième et le dixième) ; le troisième porte sur le sujet et l’objet (ce sont les cinquième, sixième, huitième et neuvième). On peut dire aussi, ajoute Sextus, que tous les tropes se ramènent à un seul : celui de la relation[22] ; il est le genre suprême, les trois précédents sont les genres, les dix sont des espèces.

On conviendra cependant que si les dix tropes se ramènent aux trois qu’on vient d’indiquer, une méthode rigoureuse exigerait qu’ils fussent disposés dans un ordre correspondant. Sextus ne s’est pas conformé à ses propres indications, probablement parce qu’il reproduisait le texte même d’Ænésidème et que le besoin d’un ordre plus satisfaisant ne s’est fait sentir que plus tard. Mais nous avons la preuve que les sceptiques ultérieurs procédèrent autrement.

L’ordre adopté par Diogène, d’après un sceptique plus récent, Saturninus ou Théodosius[23], est, à certains égards, plus satisfaisant. Le dixième trope d’Ænésidème (la contradiction) devient le cinquième : il s’agit, en effet, de divergences d’opinion tenant à la nature ou aux dispositions du sujet. Le septième devient le huitième ; les sixième, septième, huitième et neuvième tropes (situations ou distances, mélanges, quantités ou compositions, fréquence ou rareté) se rapportent à l’objet considéré en lui-même, abstraction faite de tout rapport soit entre le sujet et l’objet, soit entre les divers objets. Le dixième enfin (la relation), le plus important de tous, désigne les rapports des objets entre eux. Remarquons à ce propos que l’idée de la relativité est présentée chez Diogène un peu autrement que chez Sextus. Ce dernier entend par relativité aussi bien le rapport de l’objet au sujet que le rapport des objets les uns aux autres. La première forme de la relativité qui se présente à la pensée est, en effet, la relation des choses à l’esprit. Un examen plus attentif ne tarde pas à montrer que la relation des choses entre elles n’est pas moins réelle, et cette relation fournit au scepticisme un argument encore plus décisif : aussi est-ce uniquement de cette dernière qu’il est question chez Diogène.

On pourrait établir une comparaison analogue entre ces deux listes et celle de Favorinus[24]. Mais il paraît inutile d’insister davantage sur un point après tout peu important. Bornons-nous à remarquer que les dix tropes d’Ænésidème, sauf le dernier (encore s’agit-il des opinions communément admises, sans aucun caractère scientifique), ont pour objet de montrer l’insuffisance de la perception sensible. Il restait à faire un pas de plus et à montrer que la science elle-même, malgré ses prétentions, n’est pas plus heureuse. C’est ici que commence l’œuvre propre et vraiment originale d’Ænésidème.


II. C’est probablement sous l’influence de la nouvelle Académie, à laquelle nous avons des raisons de croire qu’il avait d’abord appartenu, et pour répondre aux exigences nouvelles de la philosophie de son temps, qu’Ænésidème fut amené à soumettre à une critique subtile et profonde les idées essentielles de la science. Après que des philosophes tels que Carnéade avaient proclamé l’impossibilité de la science et mis en lumière l’insuffisance de la connaissance sensible, le scepticisme, s’il voulait tenir son rang parmi les systèmes, ne pouvait plus se contenter d’énumérer des opinions ou des apparences contradictoires, et se complaire au jeu facile d’oppositions comme celles que nous trouvons dans les dix tropes. Il fallait pénétrer plus avant et montrer non seulement que la science n’était pas faite, mais qu’elle ne pouvait se faire. C’est ce qu’entreprit Ænésidème. Nous ne connaissons qu’une partie de ses arguments : ils donnent une haute idée de son œuvre. Il n’est pas impossible, d’ailleurs, que ce qui nous a été conservé fût l’essentiel : l’esprit subtil et clair de Sextus Empiricus était bien capable de faire ce choix judicieux. En tous cas, les trois lambeaux de doctrine qui sont arrivés jusqu’à nous se rejoignent aisément et forment un tout bien lié. Le sceptique établissait d’abord, en général, qu’il n’y a point et ne peut y avoir de vérité : c’était contester la possibilité même de la science. Ceux qui croient à la science la considèrent comme la découverte des causes ou comme un ensemble de démonstrations s’imposant nécessairement à l’esprit. Il n’y a point, il ne peut y avoir de causes, répond Ænésidème. Il n’y a pas non plus, il ne peut y avoir de relations nécessaires entre nos idées, et, par suite, il n’y a point de démonstration. C’est, on ne peut s’empêcher de le remarquer, précisément la même suite d’idées que Hume défendit plus tard. Mais nous devons d’abord exposer sans commentaires la doctrine d’Ænésidème sur ces trots points capitaux : il n’y a point de vérité ; il n’y a point de causes ; il n’y a point de démonstrations, ou, comme on disait alors, il n’y a point de signes.


1o  De la vérité. — Sextus[25] nous donne, non le texte même, mais le sens de l’argumentation d’Ænésidème.

Si le vrai est quelque chose, il est sensible, ou intelligible, ou l’un et l’autre à la fois, ou ni l’un ni l’autre. Or tout cela est impossible.

Le vrai n’est pas sensible, car les choses sensibles sont génériques, comme les ressemblances communes à plusieurs individus : tels l’homme et le cheval, qu’on retrouve dans tous les hommes et dans tous les chevaux ; ou spécifiques, comme les qualités propres à tel ou tel, à Dion ou à Théon. Si donc le vrai est chose sensible, il faut qu’il soit générique ou spécifique : or il n’est ni générique[26], ni spécifique. D’ailleurs, ce qui est visible peut être perçu par la vue, ce qui est sonore, par l’ouïe ; de même, tout ce qui est sensible est perçu en général à l’aide d’un sens. Mais le vrai[27] n’est pas perçu en général à l’aide d’un sens, car la sensation est par elle-même dénuée de raison ; or on ne peut connaître le vrai sans raison. Le vrai n’est donc pas sensible.

Il n’est pas non plus intelligible, car aucune chose sensible ne serait vraie, ce qui est absurde. En outre, ou il sera intelligible pour tous à la fois, ou il le sera pour quelques-uns seulement. Mais il est impossible qu’il soit connu de tous à la fois, et il n’est pas connu de quelques-uns en particulier, car c’est invraisemblable, et c’est justement de quoi on dispute.

Enfin le vrai n’est pas à la fois sensible et intelligible. Car ou bien on dira que toute chose sensible et toute chose intelligible sont vraies, ou bien certaines choses sensibles seulement, ou bien certaines choses intelligibles. Or on ne peut dire que toute chose sensible et toute chose intelligible soient vraies, car les choses sensibles sont en contradiction avec les choses sensibles, les choses intelligibles avec les choses intelligibles, et réciproquement, les sensibles avec les intelligibles, et les intelligibles avec les sensibles. Et il faudra, si tout est vrai, que la même chose soit et ne soit pas, soit vraie et fausse en même temps. Il ne se peut pas non plus que quelques-unes des choses sensibles soient vraies, ou quelques-unes des choses intelligibles, car c’est précisément de quoi on dispute. D’ailleurs, il est logique de dire que toutes les choses sensibles sont ou vraies ou fausses, car, en tant que sensibles, elles sont toutes semblables : l’une ne l’est pas plus, l’autre moins. Et il en est de même des choses intelligibles : toutes sont également intelligibles. Mais il est absurde de dire que toute chose sensible ou toute chose intelligible soit vraie. Donc le vrai n’est pas.


2o  De la causalité. — C’est encore Sextus[28] qui nous donne le résumé de l’argumentation d’Ænésidème contre les causes.

Il n’y a pas de causes, car un corps ne peut être la cause d’un corps. En effet, ou bien ce corps n’est pas engendré, comme l’atome d’Épicure, ou bien il est engendré, comme on le croit d’ordinaire[29], et il tombe sous les sens, comme le fer, ou il est imperceptible, comme l’atome : dans les deux cas, il ne peut rien produire, car s’il produit quelque chose, c’est en demeurant en lui-même ou en s’unissant à un autre. Mais, demeurant en lui-même, il ne peut produire rien de plus que lui-même, rien qui ne soit dans sa propre nature. S’unissant à un autre, il ne peut pas non plus en produire un troisième qui n’existât pas auparavant ; car il ne se peut pas qu’un devienne deux ou que deux fassent trois. Si un pouvait devenir deux, chacune des deux unités ainsi produites deviendrait deux à son tour, et il y en aurait quatre ; puis, chacune des quatre unités se dédoublant à nouveau, il y en aurait huit, et ainsi à l’infini : or il est tout à fait absurde de dire que de l’unité sorte une infinité de choses ; et il n’est pas moins absurde de dire que de l’unité naisse une multiplicité.

Il est encore absurde de dire que de l’union d’un certain nombre de choses il puisse en sortir un plus grand nombre. Car si une unité, s’ajoutant à une unité, en produit une troisième, cette dernière, s’ajoutant aux deux premières, en produira une quatrième, celle-ci une cinquième, et ainsi à l’infini. Donc un corps ne peut être la cause d’un corps.

Par les mêmes raisons, l’incorporel ne peut être la cause de l’incorporel : car jamais de l’unité ne peut naître la pluralité, ou d’une pluralité donnée une pluralité plus grande. En outre, l’incorporel, étant incapable de contact, ne peut ni agir ni pâtir[30].

De même que l’incorporel n’engendre pas l’incorporel, un corps ne peut produire l’incorporel, ni l’incorporel un corps : car le corps ne renferme pas en lui-même la nature de l’incorporel, ni l’incorporel celle du corps. Du platane ne naît pas un cheval, parce que la nature du cheval n’est pas contenue dans celle du platane ; d’un cheval ne peut naître un homme, parce que la nature de l’homme n’est pas contenue dans celle du cheval. De même d’un corps ne sortira jamais l’incorporel, parce que la nature de l’incorporel n’est pas dans celle du corps, et, inversement, de l’incorporel il ne sortira jamais un corps.

Bien plus, l’un des deux fût-il dans l’autre, il ne sera pas engendré par l’autre, car, si chacun existe, il ne nait pas de l’autre, mais possède déjà la réalité : existant déjà, il ne peut être engendré, car la génération est un acheminement vers l’être. Ainsi, le corps n’est pas la cause de l’incorporel, ni l’incorporel du corps. D’où il suit qu’il n’y a pas de cause.

Cette argumentation d’Ænésidème se complétait par l’énumération, dans le Ve livre des Πυῤῥώνειοι λόγοι[31] de huit tropes particulièrement destinés à réfuter ceux qui croient à l’existence des causes : Sextus nous en a conservé la liste en des termes assez obscurs.

Ces tropes diffèrent de ceux qu’on a énumérés précédemment non seulement par leur objet, mais par la manière dont ils sont présentés. Il ne s’agit plus ici d’opposer les unes aux autres des opinions d’égale valeur et contradictoires, mais seulement d’indiquer des manières de mal raisonner sur les causes : le mot trope est employé dans un sens nouveau. La liste d’Ænésidème est à vrai dire une liste de sophismes.

Voici ces huit tropes[32] : 1o  Recourir à une cause qui n’est pas évidente et qui n’est pas attestée par une autre chose qu’on puisse appeler évidente ; 2o  Ayant à choisir entre plusieurs bonnes raisons également plausibles, s’arrêter arbitrairement à une seule ; 3o  Les choses se passant suivant un ordre régulier, invoquer des causes qui ne rendent pas compte de cet ordre ; 4o  Supposer que les choses qu’on ne voit pas se fassent comme des choses qu’on voit, quoiqu’elles puissent aussi se faire autrement ; 5o  Rendre compte de toutes choses, ainsi que l’ont fait la plupart des philosophes, à l’aide des éléments qu’on a imaginés, au lieu de suivre les notions communes avouées par tout le monde ; 6o  Ne tenir compte, comme le font beaucoup de philosophes, que des causes conformes à ses propres hypothèses et passer sous silence celles qui y sont contraires, quoiqu’elles soient aussi probables ; 7o  Invoquer des causes qui sont contraires non seulement aux apparences, mais même aux principes qu’on a adoptés ; 8o  Pour expliquer des choses douteuses, se servir de causes également douteuses.

Il peut arriver enfin, remarque Ænésidème, que les philosophes se trompent en indiquant des causes de plusieurs autres manières qui se rattachent à celles qu’on vient d’indiquer.


3o  Des signes. — S’il est impossible de connaître directement les causes, et par elles d’expliquer les effets, de descendre des causes aux effets, ne peut-on remonter des effets aux causes, saisir les causes au delà des effets, c’est-à-dire les atteindre indirectement ? Les effets, en d’autres termes les phénomènes, seraient alors des signes ou des preuves dont la présence attesterait la réalité des causes : le raisonnement serait le moyen que possède notre esprit pour s’élever à l’explication des choses. Telle était précisément la thèse des stoïciens, des épicuriens : Ænésidème essaya aussi de la ruiner.

Cette thèse, nous savons très certainement qu’Ænésidème s’est appliqué à la combattre. « Au quatrième livre de son ouvrage, nous dit Photius[33], Ænésidème déclare qu’il n’y a pas de signes visibles révélant les choses invisibles, et que ceux qui croient à leur existence sont dupes d’une vaine illusion. »

Ce témoignage est confirmé par un passage plus explicite de Sextus[34]. Si les phénomènes, disait Ænésidème, apparaissent de la même manière à tous ceux qui sont semblablement disposés, et si d’autre part les signes sont des phénomènes, îl faut que les signes apparaissent de la même manière à tous ceux qui sont semblablement disposés. Or, les signes n’apparaissent pas de la même manière à tous ceux qui sont semblablement disposés. Les signes ne sont donc pas des phénomènes.

Sextus se donne beaucoup de peine pour prouver que c’est là un raisonnement correct, formé d’après les règles de ce que les stoïciens appelaient le second mode d’argumentation indémontrable uni au troisième. Sans entrer dans ces subtilités, accordons que l’enchaînement de ces trois propositions est rigoureux, et voyons comment chacune est justifiée.

La première est fondée sur l’observation : tous ceux qui ont les yeux en bon état voient la couleur blanche de la même manière : il en est de même pour les autres sens. La seconde est évidente. Pour la troisième, la médecine fournit des exemples décisifs : la rougeur chez ceux qui ont la fièvre, la moiteur de la peau, l’extrême chaleur, la fréquence du pouls, observées par des médecins semblablement disposés, ne sont pas interprétées par eux de la même manière : Hérophile y voit une marque de la bonne qualité du sang ; pour Érasistrate, c’est le signe du passage du sang des veines dans les artères ; pour Asclépiade, c’est la preuve d’une tension plus grande des corpuscules intelligibles dans les intervalles intelligibles[35].

En empruntant cet argument à Ænésidème (et probablement en le développant à sa manière, par des exemples qu’il choisit dans la médecine), Sextus le fait servir à prouver que les signes ne sont pas choses sensibles, comme le voulaient les épicuriens. Il reste après cela à prouver qu’ils ne sont pas non plus choses intelligibles, comme le croyaient les stoïciens : Sextus entreprend en effet cette démonstration. Mais il ne paraît pas qu’Ænésidème y ait songé : il a dû se borner à établir que les signes ne sont pas choses visibles, révélant des choses invisibles, φανερὰ τῶν ἀφανῶν comme dit Photius. Sextus nous avertit[36] lui-même qu’il modifie un peu l’argumentation de son maître, en prenant le mot φαινόμενα comme l’équivalent de αἰσθητά.

Il serait intéressant de savoir si Ænésidème avait déjà fait la distinction que les sceptiques adoptèrent plus tard entre les signes commémoratifs (ὑπομνηστικά), et les signes indicatifs (ἐνδεικτικά), les uns révélant des choses visibles par elles-mêmes (la fumée, le feu), les autres découvrant des choses toujours invisibles (les mouvements, l’âme). Faire cette distinction, c’est avoir le sens très net de la méthode d’observation dans son opposition à la méthode logique ou dialectique. On peut être tenté de croire qu’un esprit tel qu’Ænésidème avait déjà bien compris cette différence, d’autant plus que les huit tropes contre les causes donnent à penser, nous l’avons vu, qu’Ænésidème avait un tour d’esprit scientifique, une tendance à interpréter sans idées préconçues les données de l’expérience. Cependant ces tropes eux-mêmes, à tout prendre, sont encore d’un dialecticien plutôt que d’un observateur, et, ce qui est plus grave, aucun texte précis ne nous autorise à attribuer à Ænésidème la distinction que fait Sextus[37]. La seule distinction qu’ait faite Ænésidème est celle des signes sensibles et des intelligibles : or c’est par une erreur manifeste que Fabricius[38] confond cette distinction avec celle de Sextus ; car les épicuriens, qui n’admettent que des signes sensibles, croient aux signes indicatifs. Chose décisive : Sextus, dans la critique qu’il fait de la théorie des signes indicatifs[39] et où il suit presque certainement Ænésidème, semble oublier parfois sa propre distinction ; il cite comme exemple de signes indicatifs : si cette femme a du lait, elle a conçu. Or, c’est là évidemment un signe commémoratif. Dès lors, il est certain qu’au temps de l’écrivain dont s’inspire Sextus (et c’est Ænésidème) les signes de cet ordre étaient considérés comme indicatifs, ou plutôt simplement comme des signes. La définition du signe n’était pas tirée, comme elle le fut plus tard, du caractère de l’objet signifié (perceptible ou non), mais du lien qui unit le signe à la chose signifiée : entre le lait dans les mamelles et le fait d’avoir conçu, il y a un rapport nécessaire (ἀκολουθία, συνάρτησις). En d’autres termes, la distinction des signes indicatifs et commémoratifs n’est pas encore faite ; elle appartient à une école postérieure[40].


III. En morale, l’enseignement d’Ænésidème ne paraît pas avoir différé de celui de Pyrrhon et de Timon. À deux reprises[41], Ænésidème est nommé avec Timon comme ayant dit que l’ataraxie est le seul bien que nous puissions atteindre, et qu’elle résulte de ἐποχή. Nous voyons par le résumé de Photius qu’Ænésidème blâmait les académiciens d’avoir donné une définition du bien et du mal. Dans les trois derniers livres de son ouvrage il combattait la théorie morale des stoïciens sur les biens et les maux, et leur distinction entre les προηγμένα et les ἀποπροηγμένα ; il réfutait leur théorie de la vertu, soutenait aussi que le bien suprême n’est ni le bonheur, ni le plaisir, ni la sagesse, et finalement que le bien tant célébré par tous les philosophes n’existe en aucune manière[42].

Si l’on trouve une sorte de contradiction entre cette négation absolue et l’affirmation suivant laquelle l’ataraxie est le bien que peut seul assurer le scepticisme, cette difficulté est la même que nous avons déjà rencontrée à propos de Pyrrhon et de Timon. Elle doit être résolue de la même manière. Ce n’est pas dogmatiquement, ou pour des raisons théoriques qu’Ænésidème recommande l’ataraxie, c’est à un point de vue purement pratique, et en s’interdisant toute affirmation sur les principes ou l’essence des choses.

Il y a pourtant encore une difficulté. Un passage d’Aristoclès[43] distinguant Ænésidème et Timon, déclare que la conséquence du doute, d’après Ænésidème, est non seulement l’ataraxie, mais le plaisir. S’il n’y a pas ici une simple erreur, il faut entendre le mot ἡδονή dans un sens très large, celui par exemple que lui donnait Épicure, qui lui aussi comptait l’ataraxie pour un plaisir[44]. C’est aussi dans le même sens que Pyrrhon parlait du bonheur (τὸν μέλλοντα εὐδαιμονήσειν) comme but de la vie[45]. En tout cas, ce passage isolé ne saurait prévaloir contre le résumé si net que nous a conservé Photius. Ænésidème n’affirmait rien en morale. S’il lui est arrivé de dogmatiser, et s’il y a quelque contradiction dans son œuvre, ce n’est pas là qu’il faut la chercher.


  1. Saisset, op. cit., p. 78.
  2. Op. cit., p. 24, 5.
  3. Gell., N. A., XI, v, 5. — Cf. Zeller, t. IV, p. 846 (3e  Auflage).
  4. Ap. Euseb. Præp. ev., XIV, xviii, 11.
  5. M., VII, 345.
  6. IX, 78, 87.
  7. Le mot τίθησι (Diog. L., IX, 79) s’applique plus naturellement à Ænésidème qu’à Pyrrhon. On pourrait aussi adopter la correction proposée par Nietzsche (Beiträge zür Quellenkunde des Diog. Laert., Basel, 1870, p. 11), qui lit : Τούτους δὲ τοὺς δέκα τρόπους καὶ Θεοδόσιος τίθνσιν ὧν πρῶτος κ. τ. λ.
  8. Zeller relève (p. 25) dans l’exposition de Diogène et de Sextus nombre d’expressions qui ne sauraient être antérieures à l’époque d’Ænésidème.
  9. Sext., P., I, 36. Cf. Pappenheim, Die Tropen der Griech. Skept., p. 13 ; Berlin, 1885.
  10. Diog. L., IX, 78.
  11. P., I, 36 et seq.
  12. IX, 79 et seq.
  13. IX, 78.
  14. Suivant Aristoclès (ap. Euseb. Præp. ev., XIV, XVIII, 11), Ænésidème n’aurait reconnu que neuf tropes. S’il fallait choisir entre le témoignage isolé d’Aristoclès et les témoignages concordants de Sextus et de Diogène, ces derniers devraient évidemment obtenir la préférence. Il est probable qu’une erreur a été commise soit par Aristoclès, soit par un copiste ; c’est aussi l’opinion de Zeller et de Hirzel (III, 114). Pappenheim (op. cit.) prend parti pour le texte d’Aristoclès : ses raisons ne nous ont pas paru décisives. Nous persistons à attribuer à Ænésidème les dix tropes, comme le fait Sextus, M., VII, 345 : καθάπερ ἐδείξαμεν τοὺς παρὰ τῷ Αἰνησιδήμῳ δέκα τρόπους ἐπιόντες.
  15. Ce trope est le huitième chez Diogène.
  16. Dixième chez Diogène.
  17. Cinquième chez Diogène.
  18. Il n’y a pas lieu, d’ailleurs, de chercher un rapport plus étroit entre les tropes d’Ænésidème et les catégories d’Aristote, comme le fait Pappenheim.
  19. P., I, 38.
  20. P., I, 141.
  21. P., I, 39.
  22. Il semble qu’en s’exprimant ainsi, Sextus fasse allusion à la classification adoptée par Diogène et qui place au dernier rang le trope de la relation. Nous ne croyons pas, avec Hirzel, qui a d’ailleurs écrit sur cette question des pages excellentes (op. cit., p. 115), que Sextus n’ait pas connu une autre liste que celle d’Ænésidème : l’ordre même qu’il indique ici prouve qu’il conçoit une disposition plus méthodique.
  23. Ce serait certainement Théodosius, si on adoptait la correction de Nietzsche indiquée ci-dessus, p. 254.
  24. Pour Favorinus (Diog., II, 87}, le neuvième trope de Diogène est le huitième ; le dixième de Diogène devient le neuvième.
  25. M. VIII, 40-48 : Δυνάμει δὲ καὶ ὁ Αἰνησίδημος… ἀπορίας τίθησιν.
  26. Pourquoi ? Le texte ne le dit pas. Suivant Fabricius, le vrai, perçu par les sens, n’est pas un genre, parce que les sens ne perçoivent pas l’universel ; il n’est pas non plus une qualité spécifique, parce que les sens ne perçoivent jamais ce qui est propre à un être, mais seulement les qualités communes à tous. Il nous semble plus simple d’interpréter ainsi la pensée d’Ænésidème : Le vrai n’est pas un genre, car ce n’est pas une propriété qui caractérise une classe d’êtres à l’exclusion des autres : toutes les choses sensibles peuvent être vraies. Et ce n’est pas non plus la propriété de tel ou tel objet, pour la même raison.
  27. Il nous semble évident qu'il faut faire de ἀληθὲς le sujet de γνωρίζεται (43) : à moins qu'au lieu de οὕτω καὶ τὸ αἰσθητὸν κοινῶς αἰσθήσει γνωρίσεται on ne lise : οὕτω καὶ τὸ ἀληθές
  28. M., IX, 218-227. Cf. Diog., IX, 97, 98, 99.
  29. Au lieu de ἔθος, texte manifestement altéré, on pourrait lire, avec Hirzel (p. 166), ἄνθρωπος. Il est possible qu’en soutenant qu’il n’y a pas de causes, Ænésidème se soit trouvé d’accord avec Héraclite, comme le suppose Hirzel (ibid.). Mais les raisons invoquées à l’appui de cette conjecture nous semblent bien peu décisives. C’est tout autre chose de dire, comme le fait Héraclite (Clem. Alex., Strom., V, 14), que le monde n’a pas de cause, et de proclamer, comme le fait Ænésidème, l’impossibilité logique de toute causalité.
  30. Saisset croit voir ici un sophisme. « Raisonner ainsi, dit-il, c’est supposer cette majeure : une cause ne peut agir que par contact. Or, qui accorde cette majeure ? Personne, que je sache, excepté les matérialistes. » Mais sans parler des stoïciens, cette thèse est celle d’Aristote : Gen. an., II, 1, 734, A : κινεῖν γὰρ μὴ ἁπτόμενον ἀδύνατον. Cf. Zeller, t. III, p. 356.
  31. Phot., Myr. Cod., 212 ; Sextus, P., I, 180.
  32. Fabricius (Ad Sextum, P., I, 180) les explique par des exemples ingénieusement choisis : 1o  Expliquer, comme les pythagoriciens, la distance des planètes par une proportion musicale ; 2o  Expliquer le débordement annuel du Nil par la fonte des neiges, alors qu’il peut y avoir d’autres causes, comme les pluies, le vent, le soleil ; 3o  Expliquer le mouvement des astres par une pression mutuelle qui ne rend aucunement compte de l’ordre qui y règne ; 3o  Expliquer la vision de la même manière que l’apparition des images dans une chambre noire ; 5o  Expliquer le monde par les atomes, comme Épicure, ou par les homœoméries, comme Anaxagore, ou par la matière et la forme, comme Aristote ; 6o  Expliquer les comètes, comme Aristote, par l’assemblage des vapeurs venues de la terre, parce que cette théorie concorde avec ses idées sur l’ensemble de l’univers ; 7o  Admettre, comme Épicure, un clinamen incompatible avec la nécessité que cependant il proclame ; 8o  Expliquer la montée de la sève par l’attraction, parce que l’éponge attire l’eau, fait qui est pourtant contesté par quelques-uns.
  33. Myriob. 170, B, 12.
  34. M., VIII, 215.
  35. Sext., M., VIII, 220.
  36. Ibid., 216 : Φαινόμενα μὲν ἔοικε καλεῖν ὁ Αἰνησίδημος τὰ αἰσθητά.
  37. Natorp, dans un curieux et hardi chapitre de ses Forschungen der Geshichte des Erkenntnissproblems, p. 127 et seq. (Berlin, Hertz, 1886), soutient l’opinion contraire : ses arguments ne nous ont pas convaincu. Nous croyons avec Natorp que Sextus emprunte à Ænésidème la plupart de ses arguments contre les signes : mais de ce fait nous tirons une conclusion contraire. Il est vrai que Sextus confond le signe en général des stoïciens et le signe indicatif. Là-dessus, Philippson (De Ph. lib., p. 57) l’accuse de s’être contredit. Natorp le défend, mais le défend mal. Suivant lui, Sextus (P., II, 97-133 et M., VIII, 140-198) ne parle que du signe en général, et le passage P., II, 101, où ce signe est appelé ἐνδεικτικόν, est interpolé. Mais supposer une interpolation, c’est se tirer commodément d’affaire. La thèse de Natorp est d’ailleurs ouvertement contredite par le passage P., II, 103 : c’est bien du signe indicatif que veut parler Sextus. La solution est bien plus simple. C’est que partout où les stoïciens disent signe (sans qualification), Sextus entend signe indicatif, traduisant en son langage, qui était aussi celui des stoïciens de son temps, la pensée des anciens. Il est vrai que le signe des stoïciens ne rentre pas exactement dans la définition qu’il a donnée du signe indicatif. Mais ce n’est qu’une différence de forme. Au fond, le signe des stoïciens et le signe indicatif sont identiques : l’un et l’autre supposent entre le signe et la chose signifiée un lien nécessaire. C’est pourquoi le signe est ἐκκαλυπτικὸν τοῦ λήγοντος, ἐκ φύσεως ὑπαγορευτικὸν τοῦ σημειωτοῦ (M., VIII, 201). Ce signe est le seul qu’Ænésidème ait connu, quoique vraisemblablement il ne l’ait pas appelé indicatif. Et c’est pourquoi Diogène (IX, 96) dit simplement : Σημεῖον οὐκ εἶναι.

    Il n’y a pas à contester d’ailleurs que la distinction entre la science et l’opinion fondée sur la seule expérience soit antérieure à Ænésidème : c’est ce que prouve un texte de Platon (Rép., VII, 516, c) qui nous avait nous-même vivement frappé avant que Laas et surtout Natorp en eussent tiré d’importantes conséquences. Certainement Platon, et probablement les sophistes, ont connu une ἄτεχνος τριβή (Phædr., 260, E) fort voisine de l’ἀκολουθία τῶν σκεπτικῶν » (Sext., P., I, 237). Mais est-ce une raison pour attribuer, en l’absence d’un témoignage précis, à Ænésidème une théorie savante de l’expérience ? Nous ne trouvons aucune trace de la distinction platonicienne chez les académiciens. De plus, autre chose est distinguer la science et la routine, autre chose faire la théorie de cette routine, la substituer de propos délibéré à la science, en formuler les règles. Il ne paraît pas que les sophistes aient dépassé le premier de ces deux points de vue.

    Nous croyons avec Natorp qu’il y a dans le scepticisme une partie positive : mais nous ne la voyons que chez Sextus, nullement chez Ænésidème. Et si elle a été chez Ænésidème (ce qui n’est nullement impossible), nous n’avons, dans les documents dont nous disposons, aucune raison certaine de l’affirmer.

  38. Sext., P., II, 100, e.
  39. Voy. ci-dessous, liv. IV, ch. II.
  40. Avec Philippson (p. 66) nous l’attribuerions à l’école empirique, et plus particulièrement à Ménodote. (Voy. liv. IV, ch. I.)
  41. Diog., IX, 107. Aristoc. ap. Euseb., op. cit., XIV, xviii, 4.
  42. Cod., 212 : Ὁ δ’ ἐπὶ πᾶσι καὶ ή κατὰ τοῦ τέλους ἐνίσταται, μήτε τὴν εὐδαιμονίαν, μήτε τὴν ἡδονὴν, μήτε τὴν φρόνησιν, μήτε ἄλλο τι τέλος ἐπιχωρῶν εἶναι, ὅπερ ἂν τις τῶν κατὰ φιλοσοφίαν αἱρέσεων δοξάσειεν, ἀλλ' ἁλλῶς οὐκ εἶναι τέλος τὸ πᾶσιν ὑμνούμενον.
  43. Op. cit. : Τοῖς μέντοι διακειμένοις οὕτω περιέσεσθαι Τίμων φησὶ πρῶτον μὲν ἀφασίαν, ἔπειτα δὲ ἀταραξίαν, Αἰνησίδημος δὲ ἡδονήν.
  44. Diog., X, 136 : Ἡ μὲν γὰρ ἀταραξία καὶ ἀπονία καταστηματικαί εἰσιν ἡδοναί.
  45. Il est possible qu’il y ait là, comme le suppose ingénieusement Hirzel (p. 109), la trace d’une tentative pour concilier le cyrénaïsme et le pyrrhonisme. Mais nous avons trop peu de raisons de croire à des tendances éclectiques chez Ænésidème pour qu’on puisse attribuer une grande valeur à cette conjecture. Natorp (p. 300) récuse simplement le texte d’Aristoclès.