Les Sciences au XVIIIe siècle/I/XII

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Librairie Germer Baillière (p. 137-143).

CHAPITRE XII

Expériences de Voltaire sur les limaçons. — Doctrines anthropologiques. — La physiologie cérébrale à propos de Marat, l’ami du peuple.

Il faut nous borner. Nous n’aurions jamais fini, si nous voulions toucher à tous les sujets scientifiques qui excitaient l’intérêt de Voltaire au fond de son château de Ferney.

Il ne faisait plus d’expériences suivies comme à Cirey, et il se contentait en général de se renseigner sur les travaux des savants : cependant à l’occasion il savait encore recourir à l’observation directe.

Un jour il veut vérifier les traditions relatives aux procédés qu’Annibal a employés pour se frayer un chemin à travers les Alpes ; il fait chauffer de grandes masses de vinaigre, et s’assure que le liquide bouillant désagrège facilement les roches alpestres.

Un autre jour il institue des recherches sur les limaçons ; il voulait contrôler une assertion de Spallanzani, qui avait dit que la tête repousse aux limaces auxquelles on l’a coupée. Il prend donc vingt limaces sans coque, de couleur mordoré-brun, et leur coupe la tête entière avec les quatre antennes ; il fait de même à douze escargots à coquille, puis il coupe aussi la tête à huit autres escargots, mais entre les deux antennes. Au bout de quinze jours, il voit une tête naissante se montrer chez deux de ses limaces ; elles mangeaient déjà, et leurs quatre antennes commençaient à poindre. Les autres se portaient bien, mais elles avaient perdu définitivement leurs têtes. Quant aux escargots, il en était mort la moitié, les autres continuaient à s’agiter. « lis marchent, dit-il, ils grimpent à un mur, ils allongent le cou ; mais il n’y a nulle apparence de tête, excepté à une seule… Voilà deux prodiges bien avérés : des animaux qui vivent sans tête, des animaux qui reproduisent une tête. »

Pour ce qui est de vivre sans tête, l’expérience de Voltaire était irréprochable ; tout le monde sait maintenant que des organismes inférieurs peuvent vivre ainsi pendant des semaines et des mois. En revanche, la reproduction de la tête des limaçons ou des limaces n’est point un fait scientifique. Chez ces animaux, l’anneau pharyngien est pourvu d’un système de ganglions qui joue le rôle de centre cérébral. On peut dire qu’ils ont leur cervelle dans le gosier. Quand on mutile l’animal sans toucher à l’anneau pharyngien, la partie supérieure de la tête, les antennes[1] peuvent repousser ; mais il n’y a pas eu dans ce cas suppression réelle de la tête. Le tout, comme on voit, est de s’entendre sur ce qu’est la tête d’un limaçon, et c’est ce que Voltaire n’avait pas précisé suffisamment.

Au reste, ses expériences sur les limaçons lui servent surtout de prétexte à produire une correspondance très-gaie entre « le révérend père l’Escarbotier, par la grâce de Dieu capucin indigne, prédicateur ordinaire et cuisinier du grand couvent de la ville de Clermont en Auvergne, et le révérend père Élie, carme chaussé, docteur en théologie. » Les deux bons moines, tous les deux fort gaulois, dissertent sur les limaces à coque et sans coque, et partent de là pour toucher à bien d’autres matières que nous ne nous proposons pas d’examiner ici.

En lisant avec beaucoup d’attention les récits des voyageurs sur les mœurs des peuplades lointaines, en interrogeant soigneusement ceux de ses amis que les hasards de leur carrière avaient conduits dans les différentes parties du monde, Voltaire avait acquis des idées assez exactes sur l’état des races humaines.

Il était très-frappé des différences spécifiques qu’on remarque entre les hommes, et, suivant les habitudes de son esprit, il prenait ces différences pour des faits au delà desquels il n’y a pas lieu de remonter. En un mot, pour employer le langage des anthropologistes de nos jours, il était polygéniste.

Il n’y a, suivant lui, que la manie des systèmes qui puisse troubler l’esprit au point de faire dire qu’un Suédois et un Nubien sont de la même espèce, lorsqu’on a sous les yeux le tissu sous-cutané des nègres, qui est absolument noir et qui est la cause évidente de leur noirceur inhérente et spécifique. Il ne peut pas admettre qu’un Lapon et un Samoyède soient de la race des anciens habitants des bords de l’Euphrate, pas plus que leurs rennes ne descendent des cerfs de la forêt de Senlis. « Il n’a certainement pas été plus difficile à la nature de faire des Lapons et des rennes que des nègres et des éléphants. »

Ce qui donne une certaine valeur à l’opinion de Voltaire, c’est qu’il est instruit assez exactement des caractères des races : ainsi il connaît bien par les relations de ses correspondants la race autochtone d’Amérique, dont beaucoup de naturalistes contestaient l’existence ; il sait que cette race existe depuis le Canada jusqu’en Patagonie, qu’elle se distingue par sa peau rouge, par la rareté de la barbe et des poils. Par d’autres récits, il connaît les albinos, ces petits nègres blancs, aux yeux de lapin, qui ont une soie fine et incolore sur la tête, et qui ne ressemblent à leurs compatriotes que par leur nez épaté. Il refuse de voir là avec Buffon une variété de la race nègre, et il persiste à en faire une espèce particulière. C’est ainsi qu’il a plu « à la Providence de faire des hommes à membrane noire, de mettre des têtes à laine dans des climats tempérés, de placer des blancs sous l’équateur, de bronzer les corps aux Grandes-Indes et au Brésil, de donner aux Chinois d’autres figures qu’à nous, de mettre des Lapons tout auprès des Suédois… Il eût été bien triste qu’il y eût tant d’espèces de singes et une seule d’hommes. »

Au surplus, nous ne pouvons pas demander à Voltaire des connaissances bien étendues sur une matière dont les premiers principes sont à peine posés aujourd’hui. Nous en dirons autant de ce qui touche à la physiologie cérébrale et à la théorie du système nerveux.

La distinction des nerfs moteurs et des nerfs sensitifs n’était point encore établie ; à plus forte raison ne savait-on rien de précis sur les fonctions des centres nerveux. Cependant la plupart des médecins se préoccupaient du rôle des nerfs et indiquaient de plus en plus nettement qu’il y fallait chercher des lumières sur l’action réciproque du physique et du moral.

Voltaire n’était pas homme à se laisser entraîner par des hypothèses alors si mal justifiées ; il s’en tenait prudemment à ce qu’il avait dit avec Locke sur la matière et la pensée, et il ne voyait pas d’éléments pour entrer plus avant dans la question. Il s’élève donc contre ces physiologistes, dont les uns font des nerfs un canal par lequel passe un fluide invisible, les autres un violon dont les cordes sont pincées par un archet qu’on ne voit pas davantage.

C’est ainsi que peu de temps avant sa mort, — et ce trait terminera notre étude, — nous le trouvons prenant la plume contre un adversaire dont le nom devait retentir ailleurs que sur le terrain de la science ; il s’attaque à Marat, le futur montagnard, le futur ami du peuple. Marat, alors médecin du comte d’Artois, avait publié en 1775 un traité en trois volumes, De l’Influence de l’âme sur le corps et du corps sur l’âme. Ce qu’était sa théorie, on l’imagine facilement ; mais il est bien certain qu’il n’avait pour l’appuyer qu’une provision de faits insuffisante. Ses opinions s’exprimaient d’ailleurs dans un style dithyrambique pour lequel il invoquait le patronage de l’auteur de la Nouvelle-Héloise et d’Émile, « Prête-moi ta plume, lui disait-il, pour célébrer toutes ces merveilles ; prête-moi ce talent enchanteur de montrer la nature dans toute sa beauté ; prête-moi ces accents sublimes !… »

Voltaire objecte à Marat qu’il ferait mieux d’invoquer Boerhaave et même Hippocrate qu’un faiseur de romans.

« M. Marat croit avoir découvert que le suc des nerfs est le lien de communication entre les deux substances, le corps et l’âme. C’est avoir fait en effet une grande découverte que d’avoir vu de ses yeux cette substance qui lie la matière et l’esprit… Ce suc est apparemment quelque chose qui tient des deux autres, puisqu’il leur sert de passage, comme les zoophytes, à ce qu’on prétend, sont le passage du règne végétal au règne animal ; mais comme personne n’a jamais vu, du moins jusqu’à présent, cette substance médiatrice, nous prierons l’auteur de nous la faire voir, afin que nous n’en doutions pas. »

Et comme Marat, discutant les arguments de certains médecins, établit que, bien que l’âme ne soit pas matérielle et n’occupe aucun lieu à la manière des corps, il ne s’ensuit pas cependant qu’elle n’ait aucun siège déterminé : « Non, monsieur ! s’écrie Voltaire ; mais il ne s’ensuit pas non plus qu’elle demeure dans les méninges, qui sont tapissées de quelques nerfs. Il vaut mieux avouer qu’on n’a pas vu encore son logis. »

Toute la critique de l’ouvrage est sur ce ton très-vif, et Voltaire malmène fort le médecin du comte d’Artois. « M. Marat semble avoir calomnié la nature humaine plus qu’il ne l’a connue… Après avoir lu cette longue déclamation en trois volumes, qui nous annonce la connaissance parfaite de l’homme, je ne puis dire qu’une chose, c’est qu’il eût été plus sensé de s’en tenir à la description de l’homme, telle qu’on la voit dans le second et le troisième tome de l’Histoire naturelle. C’est là en effet qu’on apprend à se connaître, c’est là qu’on apprend à vivre et à mourir ; tout y est exposé avec vérité et avec sagesse, depuis la naissance jusqu’à la mort. » Voltaire, comme on voit, avait fait alors sa paix avec Buffon.

Mais encore une fois nous pouvons dire que le bilan du xviiie siècle en fait de physiologie est à peu près nul. Pour trouver les véritables origines de cette science, il faut aller jusqu’à Bichat, dont les premières publications sont de l’année 1800. Nous aurons occasion de voir tout à l’heure comment le xviiie siècle, dans ses dernières années, c’est-à-dire après la mort de Voltaire, a créé la chimie, a créé la botanique ; mais il n’a eu, en fait de physiologie, aucune connaissance exacte. Nous ne devons donc point nous étonner que Voltaire ne soupçonne aucunement le rôle des nerfs. Il s’en tenait sur un pareil sujet aux opinions de son médecin et ami Tronchin, qui, lui-même, élève de Boerhaave, n’avait guère apporté de changements aux opinions de son maître.



  1. Nous disons « antennes » avec Voltaire. Le mot technique serait « tentacules ». Comme cette désignation l’indique, les cornes du limaçon sont des organes de tact.