Aller au contenu

Les Semeurs de glace/p2/ch05

La bibliothèque libre.
Éditions Jules Tallandier (p. 273-287).


V

UN BON COMMERÇANT


L’hacienda de Amacenas, entourée de plantations en plein rapport, qui s’étendent jusqu’à dix lieues dans tous les sens autour de l’habitation somptueuse, est une des plus florissantes de la contrée.

À la limite de la propriété, s’élève la petite ville de Sao-Domenco, bâtie à l’ombre d’une abbaye de Dominicains, élevée à la gloire du saint qui a donné son nom à la cité.

Et ce n’est pas un mince avantage pour l’haciendero, car il se trouve ainsi à proximité — quarante kilomètres, au Brésil, sont distance négligeable — de la poste, du télégraphe.

Le téléphone seul manque encore ; mais, avant cinq ans, il sera établi, avec Maranhao comme tête de ligne sur l’Atlantique, par Belem, Gurupa, Montalègre, Santarem, Serpa, Manaos et Teffé.

Une quinzaine de jours après son départ de la Botearia, voisine de cette dernière ville, Olivio de Avarca se tenait dans un spacieux pavillon, sis au milieu des arbres du parc, à quelque distance des bâtiments principaux de l’hacienda.

Ce pavillon n’était point un lieu de repos, ainsi qu’eussent pu le faire croire les fontaines jaillissantes, qui l’entouraient et y maintenaient une délicieuse fraîcheur.

Non, c’était un magasin.

Tout autour régnait un haut comptoir de palissandre, supportant des balances, des vases de diverses formes, des flacons d’acides, etc.

À l’intérieur de l’enceinte ainsi formée, des banquettes de rotin servaient de sièges à une demi-douzaine d’hommes, les uns couverts des loques pittoresques des gambusinos (chercheurs d’or et de diamants), les autres du costume plus confortable, et surtout plus propre, des colons.

À l’abri du comptoir, Oiivio, Kasper, Cristino, José se tenaient gravement.

— Martinez ! appela Oiivio.

Un gambusino se leva et s’approcha de la tablette d’acajou.

— Que proposes-tu ?

— Cette pochette de diamants, señor.

L’homme tendait en même temps un petit sachet de peau.

— Combien de diamants ?

— Cinquante ou soixante petits, señor, avec trois ou quatre beaux.

— Quelles mines ?

— Mines de Treholaso.

Olivio fit couler les diamants dans le plateau d’une balance.

— Señor Van Rotterdam ! appela à ce moment Kasper.

Un petit homme maigre, le teint jaune, la barbe en pointe, couvert d’un complet blanc, s’avança vivement :

— Me voici, digne monsieur Kasper. Avez-vous mon affaire ?

— Je le crois, señor Rotterdam, deux diamants d’une eau parfaite des gisements de San-Juan Olivarès.

— Et combien ?

— Soixante mille francs chaque.

Le petit homme leva les bras vers le ciel.

— Soixante mille ! Comment voulez-vous que je gagne ma vie, avec mes frais pour venir d’Europe, pour y retourner ?

— Vous y retournez de suite ?

— Oui, dès demain, je m’embarque pour Teffé, ma pirogue est retenue.

Kasper eut un sourire :

— Quel est votre prix, señor Van Rotterdam ?

— Eh bien, là ! je crois être raisonnable en mettant cinquante mille francs pièce.

Le lieutenant d’Olivio parut se consulter ; puis, baissant la voix :

— Vous êtes un client sérieux, señor ; c’est notre première affaire, et il est de bonne politique de vous satisfaire pour vous inviter à revenir. Je vais en référer au patron.

Et avec un coup d’œil d’intelligence, il se glissa auprès d’Olivio. Celui-ci disait à ce moment au gambusino avec lequel il traitait :

— Cent mille francs, mon digne Martinez, vous n’y songez pas ?

— Je ne songe qu’à cela, señor.

— Mais je ne puis payer pareille somme.

— Alors, n’en parlons plus. Je vendrai mes pierres à la côte.

Olivio tressaillit :

— À la côte ? Vous allez donc quitter le pays ?

— Et retourner en Espagne, où mes vieux parents m’attendent. Cent mille francs et les quelques économies que j’ai ce sera la fortune chez nous.

Kasper venait de toucher du doigt le bras d’Olivio. Celui-ci se retourna ; puis, à Martinez :

— Un instant.

Se reculant jusqu’à la muraille :

— Qu’y a-t-il ? demanda-t-il à voix basse.

— Un client, répondit sur le même ton le lieutenant, qui propose un rabais de vingt mille francs sur un achat de cent vingt mille.

— Diable !

— Seulement il retourne à la côte et devra s’arrêter à la Botearia de Teffé.

Un sourire ironique passa rapide sur les lèvres du señor de Avarca.

— Alors, consens à la diminution ; nous toucherons l’argent, et les diamants nous reviendront.

Kasper s’inclina et s’éloigna, tandis qu’Olivio reprenait la discussion avec Martinez, qui, lui aussi, devait s’arrêter dans l’homicide Botearia de Teffé.

— Écoutez, conclut bientôt le chef des compagnons du Poison Bleu. Je me laisse aller à mon bon cœur. Un garçon qui risque sa peau pour assurer une vieillesse heureuse à ses parents, cela ne se voit pas tous les jours. Va pour cent mille francs.

— Grâces vous soient rendues, señor !

— Vous plaît-il de toucher en espèces ou au moyen d’une traite sur notre banquier de Maranhao ?

— Une traite. C’est moins lourd, et cela risque moins de s’égarer pendant la navigation sur le fleuve.

Prenant un carnet à souche, Olivio établit le chèque, le passa à Martinez ; puis, rassemblant les diamants dont il était devenu acquéreur, les fit tomber, pêle-mêle dans un tiroir placé devant lui.

Olivio avait monopolisé tout le commerce des pierres précieuses de l’Amazonas et d’une partie du Matto Grosso. Nul n’achetait plus cher. Nul ne vendait meilleur marché.

Il pouvait opérer ainsi, sans crainte de se ruiner, car la Botearia de Teffé fonctionnait comme annexe de l’office de Amacenas. Diamants vendus, sommes versées, rentraient bientôt au bercail, grâce aux vertus persuasives (le mot était du señor) des ampoules d’air liquide.

L’une après l’autre, les personnes qui attendaient eurent leur tour.

À toutes on demandait si elles demeuraient dans le pays, ou si elles reprenaient le chemin de la côte de l’Atlantique.

Pour les premières, on se montrait moins large que pour les secondes.

Enfin, le dernier client sortit. Olivio se frotta les mains.

— Garçons, nous gagnons sept cent mille francs ce matin !

Et avec un ricanement :

— En y comprenant les opérations de notre succursale de Teffé.

Un éclat de rire accueillit la plaisanterie. Les bandits la faisaient souvent entre eux, mais elle leur paraissait toujours drôle.

— Avec dix journées par mois comme celle-ci, continua Olivio, nous arriverions tous à cette fortune que nous rêvons ; mais c’est là un procédé lent, exigeant un travail indigne de nous ; et puis, la police s’étonnera peut-être bientôt de la quantité de noyés charriés par l’Amazone. C’est pourquoi j’ai cherché et j’ai trouvé mieux. Nos prisonnières peuvent nous livrer un trésor accumulé jadis pendant des siècles. D’un coup, nous serons les héritiers des Incas, riches à acheter le monde.

Arrêtant le murmure avide des auditeurs :

— On évalue à dix milliards l’or et les pierreries enfouis dans le temple Incatl.

— Dix milliards, grondèrent les assistants, dont les faces rougirent de convoitise.

Mais ils se turent subitement.

Deux nouveaux personnages venaient d’entrer dans le pavillon.

Tout de blanc vêtus, les visiteurs se montraient : le premier, blond, boitant horriblement et, à chaque pas, son corps déjetait de façon burlesque.

Son nez large, sa barbe courte et drue, ses lunettes à verres bleus, lui composaient une étrange et baroque physionomie.

Dans le second, brun, la mine joviale, les bandits eussent reconnu, Massiliague, s’ils l’avaient seulement aperçu une fois auparavant.

L’un claudicant d’outrageuse façon, l’autre les mains dans ses poches, la lèvre souriante, ils s’approchaient du comptoir.

Le blond demanda d’une voix grêle :

— Le señor Olivio de Avarca ?

— C’est moi, répondit l’interpellé.

— Je m’en serais douté, rascasse, s’exclama Scipion, à votre bonne mine.

Et tandis qu’il saluait, son compagnon reprit :

— Enchanté de faire votre connaissance, señor. Je suis Alcidus Noguer, représentant de la maison Muller et Muller, de Hambourg.

— Moi je suis Scipion Massiliague, intervint le Marseillais, également représentant de la maison Muller et Muller, de Hambourg, et associé à mon ami Alcidus Noguer.

Puis tous deux ensemble achevèrent avec un salut courtois :

— Et nous venons traiter avec vous de l’achat de toute votre disponibilité de diamants.

La foudre, tombant au milieu de la salle, n’eût pas produit un effet plus grand que ces paroles, prononcées tranquillement par le boiteux et son associé.

Kasper, Cristino, José ouvrirent démesurément les yeux et considérèrent les étrangers avec un respect évident. Olivio lui-même s’inclina et une teinte plus rouge colora ses joues.

— Toute notre disponibilité ? fit-il d’un air interrogateur.

L’homme aux lunettes bleues abaissa la tête à diverses reprises pour affirmer :

— Oui, toute !

Le Provençal appuya :

— Bé oui, ma caille, toute !

— Mais nous en avons pour plusieurs millions.

— Cela ne signifie rien, répondirent en chœur les nouveaux venus.

Du coup, les bandits n’éprouvèrent plus du respect, mais de la vénération pour ces inconnus, qui trouvaient que les millions ne signifiaient rien.

Ils ne parurent pas s’en apercevoir.

S’approchant du señor de Avarca, le boiteux reprit :

— Voici notre note de commission, le relevé de notre situation à la banque Hermanos Corialente et Hijos, succursale de Sao-Domenco. Vous voyez que nous sommes autorisés par notre maison à épuiser nos réserves en ce pays, et, si besoin est à faire appel à nos dépôts d’Europe.

— C’est donc une rafle que veut faire la maison Muller et Muller ? fit Olivio en clignant des yeux.

— Cela, je l’ignore.

— Vous l’ignorez, vous ? Allons donc ! Des hommes auxquels on confie le maniement de sommes énormes…

— Nous sommes d’honnêtes gens, voilà pourquoi l’on a eu cette confiance.

Le même Sourire distendit les lèvres de tous les assistants. Chacun se disait sûrement en son for intérieur :

— Si je pouvais manier des millions, moi aussi, je deviendrais honnête ; mais après les avoir mis, comme moi-même, en sûreté.

Cependant Olivio continuait :

— Il est inadmissible que vous ignoriez le but de vos commettants.

— Cela est pourtant.

— Alors vous n’êtes pas curieux ?

— Pas du tout. Nous avons tant pour cent sur nos opérations. Ce pourcentage grossit quand l’affaire prend du ventre. Nous faisons notre compte. Nous n’aevons pas besoin de savoir autre chose.

Le flegme du boiteux excita un murmure flatteur.

— Soit ! reprit de Avarca. Vous avez une façon d’envisager la question qui me fait penser que vous ne savez pas. Quoi qu’il en soit, je ne puis, au pied levé, vous donner une énumération complète de mon stock.

— Tant mieux, cela démontre son importance.

— Justement je ne serai en mesure de discuter avec vous qu’après-demain.

— Va pour après-demain.

Les voyageurs montraient décidément un caractère des plus faciles.

— Nous traiterons donc après-demain, continua Alcidus Noguer, et dans trois jours, avec l’ami Scipion, j’espère retourner vers mon pays, où nous nous reposerons. Les bénéfices sur cette dernière affaire nous permettront de réaliser le rêve en vue duquel nous sommes associés. Une jolie propriété au bord de l’Elbe, un canot. Car, tels que vous nous voyez, nous sommes des rameurs infatigables. Scipion l’est devenu par amitié, car la marche ne va pas avec une jambe plus faible que l’autre, mais l’aviron !…

Tandis qu’il parlait, les bandits échangeaient des regards satisfaits.

Encore deux qui descendraient vers l’Océan Atlantique ; encore deux qui s’arrêteraient à la Botearia de Teffé. On leur en donnerait des maisons au bord de l’Elbe ! Une bonne petite ampoule bleue, la voilà, leur maison !

L’opération allait tout simplement devenir merveilleuse. Et avec une amabilité calculée, Olivio reprit :

— Monsieur Alcidus Noguer, monsieur Scipion Massiliague, je pense que rien ne vous retient à Sao-Domenco ?

— Nous y avons nos valises, pas lourdes, car nous achetons en route ce qu’il nous faut

— Eh bien, si vous le permettez, j’enverrai chercher les valises, et je vous prierai d’accepter l’hospitalité à l’hacienda.

Alcidus fit entendre un gros rire :

— Oui, oui, je vois le coup. Vous allez nous traiter comme des coqs en pâte, histoire de nous amadouer. Je vous préviens que ça ne prend pas avec nous.

— Cela prendra d’autant moins, appuya courtoisement Olivio, qu’il n’entre pas dans mes desseins de faire peser mon hospitalité dans la balance de nos discussions d’intérêt.

— Eh bien, je vous crois ! s’écria rondement M. Alcidus. Je me confie à vous ; et toi, mon digne ami Massiliague ?

— Oh ! moi, fit ce dernier avec une ironie si légère qu’elle ne fut point perçue par les bandits, je suis physionomiste et me suis senti tout de suite en confiance avec le señor.

— Votre confiance n’est point aveugle, déclara Olivio.

Cette dernière réplique amena un nouveau sourire sur tous les visages. M. Alcidus et son associé ne semblèrent pas le remarquer.

Aussi bien, Olivio, quittant son comptoir, venait de passer son bras sous celui du boiteux, et à petits pas, de façon à ne point gêner l’infirme, il l’entraînait au dehors.

Scipion s’empara aussitôt de l’autre bras de son ami.

— Bon ! s’exclama Cristino quand ils se furent éloignés, encore deux que l’on va mettre à rafraîchir à l’air liquide !

Kasper esquissa un pas de danse :

— Ils ne s’en plaindront pas, il fait si chaud.

— Et des millions, mes enfants ! remarqua José.

Tous se pourléchèrent les lèvres :

— Des millions !…

— En attendant l’affaire des prisonnières. Eh ! eh ! Il y aura de quoi se donner du bon temps.

Tandis qu’ils continuaient à développer ces pensées simples, quoique criminelles, Olivio et ses hôtes déambulaient à travers le parc.

Le parc, ces mots ne peuvent rendre l’aspect de ces mirifiques jardins, où les palmiers servent d’ombrelles aux arbres fruitiers d’Europe, où la flore des deux hémisphères se donne rendez-vous sur quelques hectares de terre.

À l’ombre de baobab se mêlaient celle du teck, de l’acajou, du palissandre, du thuya ; les lianes à caoutchouc s’enroulaient autour des branches de l’avocatier, dont les baies violacées contiennent une substance analogue au beurre.

Bananiers, cocotiers, caroubiers alternaient avec les cerisiers, les pruniers, les pêchers. Et parfois l’ananas, à la chevelure feuillue, semblait se balancer sur la même branche que les poires succulentes, ou les pommes ventrues. C’était un mélange à troubler le plus blasé des botanistes, à rendre fou un peintre et muet un poète.

Mais les courtiers en diamants devaient être accoutumés à cet étonnant spectacle. Tout en s’appuyant sur le bras d’Olivio, sur celui de Massiliague, Alcidus Noguer parlait :

— Je ne veux pas vous tromper. Je crois que la maison Muller et Muller accapare le diamant pour faire le cours en Europe. C’est une appréciation personnelle, car on ne m’a rien dit de semblable.

Il s’arrêta :

— Permettez-moi de faire halte un moment. Ma maudite jambe !…

Olivio répondit gracieusement :

— Je suis à vos ordres, señor Alcidus.

Puis, profitant de l’arrêt :

— On ne vous a jamais vu dans nos contrées.

— Jamais. Cela n’a rien d’étonnant d’ailleurs.

— Ah ! vraiment ?

— Ma foi non. Scipion et moi nous occupions naguère des gîtes diamantifères du Cap et de l’Inde. Et avec son gros rire allemand, Alcidus continua :

— C’est vous dire que l’on s’y connaît. Depuis dix ans, nous avons tenu en mains les plus beaux échantillons des mines, et il y en a de beaux, là-bas, d’une eau irréprochable ; tandis que vos pierres brésiliennes sont souvent teintées de jaune…

Il s’interrompit vivement pour ajouter avec un salut poli :

— Soit dit sans vous offenser.

Puis, brusquement :

— Mais nous parlerons diamants après-demain, à l’heure fixée par vous-même. Je ne veux pas être un de ces importuns, qui entretiennent constamment autrui de leur profession. Plus de diamants et vive la joie ! Comment passe-t-on le temps à l’hacienda de… de…

Il parut chercher. De guerre lasse, il murmura :

— Excusez-moi. J’ai oublié le nom. Nous sommes à l’hacienda ?…

— De Amacénas.

— Eh té ! Amacénas, s’exclama le Marseillais !

— De amacénas, dites-vous ? répéta l’Allemand.

Olivio les considéra avec surprise :

— Oui. Ce nom vous rappelle-t-il un souvenir ?

— Je crois bien, répliqua Alcidus.

— Agréable au moins ?

— Non.

— Pénible alors ?

— Pas davantage.

Olivio considéra ses interlocuteurs d’un œil défiant. Il eut un instant la pensée qu’ils se moquaient de lui.

Mais la physionomie d’Alcidus, du moins ce que la barbe et les lunettes en laissaient apercevoir, celle de Massiliague, étaient si placides, que cette pensée s’évanouit aussitôt

Les courtiers en diamants riaient du reste… Alcidus surtout s’abandonnait à sa gaieté, lourdement, de ce rire épais dont il paraissait coutumier.

— Je vais vous dire, mon cher señor. Il y a deux semaines, nous nous trouvions à Sao-Juan-Jurua.

— Près des sources de la rivière qui arrose ma propriété ?

— Précisément, à quelque cent mètres de la frontière péruvienne. Toute la ville était en révolution. On attendait un grand personnage.

— Qui donc ?

— Le señor Pedro, gouverneur et président de l’État de Amazonas.

— Mon frère, laissa tomber Olivio d’un air détaché.

Alcidus, qui s’était remis en marche, s’arrêta pour accomplir le salut le plus respectueux ; puis, se reprenant à boiter outrageusement :

— Votre frère ; Je vous en félicite. Alors sa visite ici n’aura aucun caractère de gravité.

— Ici ? s’écria Olivio en sursautant. Ici ? Mon frère vient Ici ?

Toute sa personne exprimait l’inquiétude, le mécontentement. Les courtiers ne le remarquaient pas le moins du monde.

— Du moins, expliqua Noguer, nous avons cru entendre que le noble señor gobernador avait l’intention de gagner l’hacienda de Amacenas pour…

— Hum ! hum ! tonitrua le Provençal pris soudain d’une toux opiniâtre.

Le boiteux se tut, l’embarras se trahit sur son visage.

— Pour… ? interrogea curieusement Olivio.

Mais le bon Allemand lui appuya les mains sur les épaules :

— Tenez, n’en demandez pas davantage.

— Pour quelle raison ?

— Eh bien ! je me suis embarqué dans cette histoire, et je ne vois pas le moyen d’en sortir.

— Ce qui vous reste à dire est donc bien grave ?

— Je n’en sais rien, mais je crains de paraître indiscret, d’avoir l’aspect du monsieur qui se mêle de ce qui ne le concerne pas.

— Autremain, on vous dirait tout compléta aimablement Scipion.

Mais il eut un cri :

— Oh ! les adorables rieurs…

Et abandonnant un instant ses compagnons, il courut vers l’arbuste qui avait motivé son exclamation.

Cependant le bandit reprenait le bras de l’homme aux lurettes bleues et de sa voix la plus insinuante :

— Bannissez cette crainte. Les hommes comme vous ont le droit de tout dire. Qu’est-ce qui motivé la visite de mon frère ?

— Vous voulez le savoir ?

— Absolument

— Eh bien ! c’est une plainte.

— Une plainte ?

— Déposée contre vous.

Olivio haussa les épaules d’un mouvement dédaigneux.

— Contre vous, continua imperturbablement Noguer, par un certain Jean, Français de naissance.

Le chef de bandits considéra son compagnon avec stupéfaction.

— Jean ? Je ne connais personne s’appelant Jean.

— Je ne le connais pas non plus, croyez-le bien.

— Cela est trop comique. Et de quoi m’accuse ce personnage ?

— Vous avez deviné juste. Il vous accuse.

— Parbleu ! On ne s’attaque qu’aux riches.

— Il prétend…

— Allez, allez, ne vous gênez pas, fit avec un rire forcé Olivio, voyant que le narrateur demeurait en suspens.

— Soit ! Il prétend que vous avez ravi deux Jeunes filles, dont l’une est prêtresse du temple Incatl, et que vous les séquestrez arbitrairement.

Olivio ne répliqua pas de suite. Ses traits s’étaient contractés, et entre ses dents serrées, une phrase s’était fait jour :

— Au diable ! Pedro est un puritain ; il est faible comme l’enfant pour tout le reste, mais sur ce chapitre-là, il n’entendra pas raison.

Il avait parlé si bas que ni M. Alcidus, ni le Marseillais qui venait de le rejoindre, n’avaient pu l’entendre.

Pourtant le boiteux répliqua, absolument comme si la phrase lui avait été adressée.

— Il suffirait de lui prouver qu’il a tort.

Olivio recula d’un pas. Ses yeux perçants se rivèrent sur son interlocuteur avec une expression de défiance. Celui-ci ne sourcilla pas.

— Écoutez, meinherr de Avarca, fit-il d’un ton bonhomme, entre marchands de diamants, il se faut entr’aider ; le commerce, est assez pénible, mein Gott ! pour que l’on ne le complique pas à plaisir.

— Vous en savez plus que vous ne dites, gronda le chef des bandits d’un air menaçant.

L’Allemand joignit les mains :

— Puisque je vous dis que j’arrive de Sao-Juan-Jurua, puisque je vous apporte une nouvelle que vous ignorez, vous pensez bien que je me suis informé. Si j’étais votre ennemi, je ne vous préviendrais pas.

Cela était évident. Un ennemi eût laissé le gobernador Pedro surprendre son frère. Ce raisonnement apaisa Olivio. Pourtant, il lui restait un dernier doute :

— Je reconnais que votre démarche est amicale, reprit-il avec plus de calme ; seulement je m’étonne de l’intérêt que vous portez à un inconnu ; car, à moins que ma mémoire ne soit infidèle, je ne vous ai jamais rencontré avant ce jour.

De nouveau, le gros rire d’Alcidus Noguer sonna, doublé, en écho, par le rire sonore de son associé.

Et comme tout son corps sautait, perché sur une seule jambe, en contorsions hilares, il parvint à prononcer d’une voix indistincte :

— Ah ! meinherr Olivio ! Ah ! meinherr ! vous n’êtes donc pas plus commerçants que ça au Brésil !

Ces simples mots furent un trait de lumière. Olivio s’abandonna à son tour à la plus franche hilarité.

Parbleu ! Comment n’avait-il pas compris de suite ? Le courtier en diamants lut rendait service, afin d’obtenir de meilleures conditions dans l’opération qu’il venait traiter.

À part lui, il songea :

— Va, va, mon bonhomme, les conditions seront douces. C’est la Botearia de Teffé qui établira la balance.

Et rasséréné par la certitude de vaincre son adversaire :

— Bien Joué, dit-il. Me voilà votre obligé, et je suis tenu d’en passer par où vous voudrez.

Ils riaient tous deux avec la plus franche cordialité.

— Nous serons raisonnables, meinherr Olivio, — et Noguer appuyait la main sur l’épaule de Massiliague, — nous serons tout à fait raisonnables.

Redevenant grave tout d’un coup :

— Mais ça, c’est pour après-demain, meinherr. Aujourd’hui, je veux vous indiquer le moyen que votre frère vous félicite, et qu’il voie en vous le plus charmant des caballeros.

Étourdi, Olivio questionna du regard :

— Le Jean qui s’est plaint, poursuivit Alcidus toujours placide, a déclaré qu’à la Martinique, près Saint-Pierre, vous aviez assassiné toute la famille de l’use de vos captives, pour demeurer seul maître d’un secret.

À cette brusque attaque, Olivio pâlit en dépit de son audace. Autour de lui, il promena le regard effaré de l’homme qui songe à la fuite. Mais le boiteux lui happa le bras.

— Qu’avez-vous à craindre ? Le témoignage de la jeune fille ?

— Oui.

Il fallait que le trouble du señor de Avarca fut bien grand, pour qu’il renonçât à nier. Son affirmation, en somme, devenait un véritable aveu.

— Eh bien ! reprit Alcidus, supprimez-le.

— La supprimer, balbutia Olivio qui avait mal entendu ? La supprimer, quand mon frère sait sa présence ?

— Qui vous parle de cela ? Ce qu’il s’agit de supprimer, c’est seulement le témoignage.

— Eh ! le puis-je ? Les associés échangèrent un regard ; puis souriants, d’une commune voix, ils susurrèrent :

— Sans aucun doute, vous le pouvez.

Stupéfait, l’haciendero bredouilla :

— Comment ?… comment ?…

— En épousant votre prisonnière. Votre femme ne vous accusera pas, et, de plus, elle pourra vous enseigner d’utiles choses que vous brûlez de connaître touchant le temple Incatl.

— Quoi ! vous savez cela aussi ?

— Vous le voyez. Mais que pensez-vous de notre idée de mariage ?

— Elle ne consentira jamais.

— Vous vous trompez ; le tout est de savoir présenter les choses. Il faut d’ailleurs que cette union ait lieu. Sans cela, vous serez arrêté demain, et notre affaire de diamants s’en ira à vau-l’eau.

Avec autorité, les courtiers empoignèrent Olivio par les poignets et l’entraînèrent dans les allées du parc, en tournant le dos aux bâtiments de l’hacienda.