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Les Semeurs de glace/p2/ch06

La bibliothèque libre.
Éditions Jules Tallandier (p. 288-308).


VI

LES SURPRISES D’OLIVIO


— Ah ! Ydna, ma chère Ydna, je suis triste à mourir.

— Console-toi, ma douce Stella, et espère.

— Je n’espère plus. Depuis un mois, nous sommes prisonnières, et Jean n’a pas donné signe de vie. Il a succombé dans cette lutte inégale… pour moi, entends-tu, pour moi, qui l’ai entraîné à sa perte.

Stella se cacha le visage de ses mains.

Basse était la salle où se trouvaient les jeunes filles ; basse et obscure aussi, car elle prenait jour seulement par un soupirail carré, grillé de barres de fer en croix. Ce sous-sol était devenu une prison.

Un mois plus tôt, elles avaient été saisies à la Botearia de Teffé. Stella avait pu pousser un cri, ce cri entendu par Jean, puis enlevée, emportée, jetée sur un cheval, elle s’était sentie secouer par un galop infernal…

Durant cinq jours, elle avait été transportée ainsi, en travers de la selle d’un cavalier inconnu, lequel ne répondait à aucune de ses questions. Le sixième jour, les portes de la prison se refermèrent sur elle, mais elle retrouva, Ydna, captive également.

Dans les heures qui suivirent, Olivio vint rendre visite à ses victimes, et s’exprima en ces termes :

— Un homme vous accompagnait, il est mort. Vous êtes seules, sans défense ; nul secours n’est à attendre. Vous ferez donc ce que je souhaite, ou bien, tant pis pour vous, vous l’aurez voulu ! Stella est fille de Roland, Ydna fait partie des prêtresses du temple Incatl. Vous serez libres, quand vous m’aurez indiqué ce que je veux savoir pour m’emparer des trésors du sanctuaire.

Après quoi, il était sorti.

D’abord les jeunes filles se dirent qu’il mentait.

Jean vivait. Il chercherait à les délivrer.

Mais les jours avaient succédé aux jours, et le jeune homme n’avait point paru.

Or, Stella avait lu dans ses regards. Elle se savait aimée. Pour qu’elle n’eût pas entendu parler de lui, il fallait qu’il fût tombé dans quelque embuscade, que ses yeux fussent fermés pour toujours.

Voilà pourquoi Stella pleurait, pourquoi Ydna essayait en vain de la consoler. Elle lui disait :

— Il ne faut pas désespérer, ma chérie. Songe que nous sommes encore vivantes. On aurait pu nous tuer et, cependant, on a respecté notre vie. Allons ! Encore un peu de courage. Moi, j’ai confiance : bientôt, nos tourments seront finis et nous retrouverons, avec la liberté, tous ceux que nous aimons.

Elle se tut soudain et pencha la tête pour écouter.

— On vient.

Stella eut un geste d’indifférence.

— C’est sans doute l’homme qui nous apporte notre nourriture.

— Non ; ils sont trois.

Ydna ne se trompait pas.

Dans un couloir assez large, à l’extrémité duquel on apercevait la porte séparant les captives des vivants, Olivio, Massiliague et Alcidus Noguer s’avançaient à pas lents. Un vague sourire se jouait sur la physionomie du señor de Avarca.

Quant à ses compagnons, ils demeuraient impénétrables, l’un, derrière son nez rouge et ses lunettes bleues, l’autre, à l’abri de la jovialité étendue ainsi qu’un masque sur son visage.

Brusquement, les traits d’Olivio se rembrunirent.

— Mais j’y songe ; le Jean, qui a vu mon frère, était déguisé en Indien. S’il vit, c’est que Candi et Crabb me trahissent !

— Non, meinherr, on les a joués.

— Joués ?

— Par-dessous jambe. Quand l’Indien reçut un coup de couteau, ce ne fut pas dans les côtes, mais sur une côte. La lame dévia. L’homme, ignorant à combien d’ennemis il pouvait avoir à tenir tête, fut sage. Il fit le mort, se laissa porter au fleuve, jeter à l’eau. On fait un plongeon ; on reparaît à vingt pas dans l’ombre des arbres, on reprend terre cent mètres plus bas, et le tour est joué. On a fait une simple pleine eau, et l’on a des allures de revenant du plus réjouissant effet

Olivio restait silencieux.

— Mais alors, il est très fort ce garçon-là ?

— Oui, pas mal, répondit tranquillement Alcidus, tandis que Scipion opinait du bonnet.

— En ce cas, votre moyen ne vaut rien. Le gaillard va survenir avec mon frère.

Ses interlocuteurs poussèrent une exclamation.

Mein Gott ! clama Noguer, je ne vous ai pas dit le principal, il ne viendra pas.

— Qui l’en empêchera ?

— Nous.

— Vous ?

— Ou plutôt nous l’en avons déjà empêché, en le faisant arrêter à Fascalinto, un petit bourg situé en dehors de l’itinéraire du señor gouverneur.

Ébahi, de Avarca murmura :

— Arrêter, sous quel prétexte ?

— Nous l’avons accusé de nous avoir volé un diamant. On a retrouvé ce brillant dans sa poche, où, moi-même, je l’avais glissé. Cela nous est égal, n’est-ce pas ? Quand il passera en jugement nous serons loin, et comme en ce moment nous terminons notre dernière campagne.

La gaieté était revenue sur la figure d’Olivio.

— Décidément, señor Alcidus, señor Massiliague, vous êtes des hommes de ressources. Je tremble seulement que vos services ne me coûtent horriblement cher. Je suis à votre discrétion.

— Voulez-vous que je vous rassure ? fit bonnement le boiteux.

— Ma foi, cela me fera plaisir.

— Eh bien, nous ne marchanderons pas. Nos patrons, Muller et Muller, sont colossalement riches ; ce serait péché de dépouiller un honnête señor en leur faveur ; nous vous prierons seulement de doubler notre commission personnelle. Comme cela, notre maison au bord de l’Elbe sera tout à fait confortable, et vous n’y serez pas trop de votre poche.

Du coup, Olivio tendit la main au courtier.

— señor, vous êtes aussi désintéressé qu’habile, et je vous suis tout acquis.

Cette fois, le Brésilien était sincère.

Il ne songeait plus à faire assassiner ses hôtes à la Botearia de Teffé.

Non, ces hommes étaient des bandits de sa trempe, mais dans la circonstance, ils montraient une sorte de confraternité qu’il fallait payer de retour.

Et puis, au fond des plus nobles pensées, il se trouve un brin d’égoïsme. Olivio commençait à avoir un peu peur de ses alliés, et il se disait que, si jamais il les avait à dos, ce seraient de terribles adversaires à combattre.

À ne rien celer, le claudicant personnage lui apparaissait un peu comme un diable. Les superstitions locales aidant, le señor de Avarca eût vu, sans étonnement, le courtier cracher des flammes, ou sortir de son brodequin un pied fourchu.

Il ne fallait rien moins que la face rieuse du Marseillais, pour empêcher les idées de ce genre de se développer dans le cerveau de l’haciendero.

Tous trois arrivèrent à la porte de la prison des jeunes filles.

— Vous m’attendez ici, proposa Olivio.

Alcidus haussa les épaules :

— Si cela vous plaît. Pourtant, à mon estime, il serait préférable…

— Dites toute votre pensée.

— Que je vous accompagne.

On est plus fort à deux que tout seul. Parfois un peu d’aide fait grand bien.

— Allez-vous me réciter tous les proverbes ?

— N’en dites pas de mal, meinherr Olivio. Il en est que les sages devraient encadrer dans des montures ornées de brillants.

— Peuh ! Si cette mode venait, les dames se feraient des colliers de proverbes.

— Scipion nous attendra ici. Il vous tiendra compagnie tout à l’heure.

— Vous dites ? s’écria le bandit

— Que probablement je devrai vous prier de me laisser opérer seul. Vous êtes nerveux, soit dit sans vous offenser ; la nervosité vous enlève une partie de l’influence que vous pourriez avoir sur l’esprit des petites fraülen (jeunes filles).

— Je ferai ce que vous voudrez ; je me confie à vous.

Puis, très aimable, Olivio conclut :

— Entrez donc, señor Alcidus ; je n’ai rien à refuser à un ami de votre adresse.

Il avait ouvert la porte. Tous deux pénétrèrent dans le sous-sol ; Scipion, lui, reprit sa promenade dans la galerie.

Si de Avarca n’avait pas eu la vue troublée par le passage brusque de la lumière crue à la pénombre, il eût certainement remarqué l’émotion qui agita le boiteux.

Mais quand ses yeux se furent accoutumés au clair obscur, l’Allemand avait repris son flegme et promenait un regard insouciant sur toutes choses.

Olivio lui fit un signe. Il eut l’air de lui dire :

— Voyez avec quel tact j’engage la conversation. Puis, s’inclinant devant les jeunes filles avec la souple élégance qui semble l’apanage des métis hispano-portugais :

— Señorita, Stella, señorita Ydna, recevez les respects du plus humble et du plus obéissant de vos serviteurs.

Il se redressa, satisfait de lui-même, caressant de la main sa barbe soyeuse.

Stella n’avait fait aucun mouvement. La prêtresse d’Incatl, elle, toisa l’aventurier avec un souverain mépris, et d’un ton dédaigneux :

— Aimable serviteur, en vérité, qui arrête des femmes sur les grandes routes et les prive de la lumière du soleil.

Olivio protesta :

— Oh ! señorita, vous interprétez bien mal mes actes.

Ydna le regarda, étonnée.

Il poursuivit :

— Avez-vous songé, señorita, aux dangers de toutes sortes qui guettent les femmes assez audacieuses pour voyager seules par ici ? Elles risquent de tomber entre les mains du premier brigand venu : les routes ne sont pas sûres.

— Nous nous en apercevons un peu tard, murmura Ydna.

— Heureusement, je n’ai pas voulu laisser au hasard le sort des deux jolies colombes qui s’aventuraient imprudemment dans une région que je contrôle.

« Désormais, vous êtes sous ma protection et vous n’avez plus rien à craindre.

Ydna et Stella s’étaient rapprochées pendant ce discours.

Elles s’étaient enlacées, car elles devinaient un danger et trouvaient plaisir à s’appuyer l’une sur l’autre, craintivement.

Olivio les enveloppa d’un regard de fauve.

Auprès de lui, le boiteux s’appuyait au mur ; mais derrière ses lunettes, ses yeux flamboyaient. On eût dit que ses doigts se cramponnaient à la paroi, pour l’empêcher de bondir sur le misérable

Et de Avarca continua :

— Moi qui suis bienveillant, je ne garde pas rancune à qui est aveuglé. Je compte sur la Madone pour dessiller les yeux obscurcis. Je prétends assurer le bonheur de ceux qui me plaisent, malgré leur volonté, si c’est nécessaire.

Il prit un temps et conclut :

— C’est dans ce but que j’ai décidé que la señorita Stella sera ma femme.

Il y eut un instant de stupeur. Les prisonnières se regardèrent, n’osant croire a tant d’impudence. Puis soudain la colère, le dégoût, l’horreur, se traduisirent par ce cri de Stella :

— Assassin !

Le chef des compagnons du Poison Bleu eut un mouvement d’impatience :

— Les injures ne changeront rien. Vous auriez avantage à vous soumettre de bonne grâce.

— M’unir à vous, dont la main est tachée du sang des miens ; j’aime mieux la mort, tuez-moi !

— Vous, non, señorita ; vous êtes trop jolie pour cela ; mais si vous persistez dans cette ridicule résistance, une autre périra.

— Une autre ? balbutia la jeune fille.

— Oui.

— Et quelle autre doit expier mes actes ?

— Elle est près de vous.

— Ydna.

— Vous l’avez nommée.

Dans un élan furieux, Stella étreignit la prêtresse sur sa poitrine.

— Misérable. Tu te trompes, tu ne l’arracheras pas de mes bras. Pour nous séparer, il faudra nous tuer toutes deux.

Un ricanement du Brésilien fit tomber cette fougue.

— Je vous comprends, reprit Stella avec un accent découragé. Vous avez de nombreux complices ; que peuvent de malheureuses captives contre des infâmes !

— Justement raisonné, souligna le señor.

Le boiteux avait glissé rapidement les doigts sous ses lunettes. On eût cru qu’il essuyait une larme.

Tout à coup, l’expression du visage de Mlle Roland se métamorphosa :

— Vous pouvez nous séparer, fit-elle d’un ton résolu.

— Je le crois.

— Vous pouvez encore nous torturer, nous assassiner, comme ceux qui dorment là-bas, sous les laves du Mont-Pelé.

De Avarca fit la grimace, mais ne répondit pas.

— Pourtant, si grand que soit votre pouvoir, il se brisera contre ma volonté. La mort soit ; le mariage, jamais !

Et comme Olivio interdit gardait le silence, un bruyant éclat de rire retentit.

C’était meinherr Alcidus Noguer qui s’amusait.

Tous tournèrent les yeux de son côté. Le boiteux semblait en proie à une hilarité incoercible.

Avec colère le bandit l’interpella :

— Vous trouvez cela drôle.

— Éminemment drôle, mon cher meinherr, car ce qui se passe est tout à fait conforme à mes prévisions.

— Comment, vous aviez prévu ? Mais alors vos conseils ?

— Chut ! interrompit l’Allemand en appuyant l’index sur ses lèvres ; chut ! Vous allez tout gâter.

Puis se glissant auprès du Brésilien, il murmura :

— L’heure est venue d’apprécier le proverbe, meinherr.

— Quel proverbe ?

— Un peu d’aide fait grand bien.

— Vous songez à m’aider ?

— Je ne songe qu’à cela.

Sans élever la voix, Alcidus continua.

— Votre désir est d’amener la fraülein Stella à consentir à vous épouser ; vous souhaitez la persuader que son refus entraînerait la mort lente et horrible pour sa compagne ?…

— Vous posez admirablement le problème. Seulement…

— C’est la solution qui vous embarrasse ?

— Et vous.

— Moi, non.

— Non ?

La tranquillité du courtier stupéfia Olivio.

Alcidus ne parut pas s’en apercevoir et continua paisiblement :

— Soyez assez aimable pour sortir.

— Sortir ?

— Oui, mon associé vous attend dehors. Souvenez-vous, j’avais aussi prévu cela.

— C’est vrai, murmura le bandit courbant la tête ; soit, ordonnez.

— Bien, laissez-moi seul avec ces tourterelles, et avant dix minutes, je me fais fort de les avoir décidées à accepter tout ce qu’il vous plaira.

— Que ferez-vous ?

— Ceci est mon secret

— Oh ! un secret entre nous.

L’Allemand frappa amicalement sur l’épaule de son interlocuteur : 

— Mon moyen me constitue une supériorité sur vous ; si je vous le révèle, adieu cette supériorité, que je tiens à conserver jusqu’à ce que nous ayons traité.

— Oh ! à présent ne sommes-nous pas d’accord ?

— En principe, meinherr, en principe ; nous n’avons pas signé. Or, ce qui n’est pas fait, reste à faire. Encore un proverbe, je vous demande pardon. Aussitôt que l’affaire sera terminée, je ne célerai plus rien ; vous vous étonnerez de la simplicité du moyen.

Et souriant :

— C’est l’œuf de Christophe Colomb, un œuf que l’on ne saurait rappeler avec plus d’à-propos qu’en Amérique. Il fallait le trouver.

Il poussait doucement le Brésilien vers la porte.

— Allons, vous m’accordez dix minutes ?

Quoi qu’il en eut, Olivio comprit qu’il n’était pas en posture de résister. Le temps pressait.

Si son frère Pedro arrivait avant que Stella eût consenti, il était perdu.

Car le gouverneur, doux, conciliant et un peu faible en face des questions ordinaires de l’existence, devenait intraitable dès que l’honneur était en jeu.

S’il soupçonnait seulement les manœuvres d’Olivio, il n’hésiterait pas à punir. Dans son frère, il ne verrait plus que le criminel. Et le criminel serait remis aux mains des juges.

Le mieux était de céder à la prétention de l’Allemand. À part lui, d’ailleurs, l’haciendero songea que, peut-être, il réussirait à faire parler l’associé resté dehors. 

Cet homme brun, avec son accent méridional, sa verve gouailleuse, ne serait sans doute pas aussi fermé que le flegmatique boiteux.

Aussi, rappelant le sourire sur ses traits :

— Soit donc, dit-il, je vous laisse.

— Et bien vous faites, meinherr ; dans dix minutes, vous vous applaudirez de votre condescendance.

Alcidus paraissait sûr de lui.

Le señor le considéra un instant d’un air de doute ; puis, prenant son parti, il sortit et referma la porte sur lui.

Les jeunes filles s’étaient laissées tomber sur deux chaises voisines. Les mains unies, elles avaient examiné les deux hommes.

Elles se sentaient faibles, incapables de lutter, et une terreur vague, d’autant plus pénible qu’elle se pouvait moins préciser, les étreignait.

La porte retombée, elles frissonnèrent en se voyant seules avec l’Allemand. Cet être bizarre, boiteux, auquel ses lunettes bleues donnaient un faciès d’oiseau de nuit, les déconcertait. À l’abri des besicles, le regard de l’inconnu pesait sur elles.

L’homme fit un pas.

Elles se levèrent toutes droites, le cœur palpitant la poitrine oppressée.

Mais il eut un geste bienveillant, et à mi-voix :

— Rassurez-vous, mesdemoiselles, nous avons à causer.

Chose singulière, sa parole lourde, traînante, se faisait vive. Son accent tudesque avait disparu.

Sans savoir pourquoi, les prisonnières eurent l’impression que leurs craintes étaient vaines. Elles se rassirent docilement.

Et Alcidus se rapprocha d’elles.

Un cri de surprise faillit leur échapper. L’Allemand ne boitait plus.

Il mit un doigt sur ses lèvres, s’avança encore. Parvenu à deux pas de Stella, il mit un genou en terre, puis doucement :

— Silence, une imprudence nous perdrait tous.

Et avec tendresse :

— Stella, c’est moi, Jean, venu pour mourir avec vous ou pour vous délivrer.

Elle lui tendit les mains. Il les porta à ses lèvres.

Mais secouant son émotion, il reprit :

— J’ai dix minutes. Je dois me hâter… Olivio de Avarca n’est pas seul, il a sous ses ordres une nombreuse compagnie de coquins. Le supprimer ne ferait pas disparaître le péril qui vous menace, vous Stella, héritière de M. Roland, ni vous, Ydna, prêtresse du sanctuaire d’Incatl.

Elles écoutaient, doucement émues par le dévouement de l’ingénieur, qui s’aventurait dans le repaire du tigre pour les sauver. Lui continuait :

— Massiliague, Francis, leurs compagnons, m’ont rejoint. Ne vous effrayez pas, doña Ydna, ils m’obéiront. Mais nous avons tenu conseil et tous avons pensé de même. Voici le résultat de nos délibérations. Les misérables à la solde d’Olivio sont disséminés. Pour frapper un coup de foudre, pour priver en une fois leur chef de leurs services, il nous faut les avoir tous réunis sous la main. Des fêtes de fiançailles seraient un merveilleux prétexte à orgie pour ces misérables. Tous y prendraient part.

Il s’arrêta une seconde, et avec effort :

— C’est pourquoi je vous conjure d’avoir confiance en moi.

— Nous avons toute confiance, firent-elles d’une seule voix.

— Je le crois, mais ce qu’il faut, c’est une confiance entière, absolue, aveugle.

— Aveuglément nous croyons en vous.

— Et vous ferez ce que je vous prierai de faire, quoi que je demande ?

— Oui.

Il joignit les mains. Lentement, comme si les paroles avaient peine à s’échapper de sa bouche :

— Vous consentirez à être séparées ?

Elles se consultèrent du regard, et doucement :

— Nous consentons.

— On conduira Mlle Ydna dans une autre prison. Son trépas serait le résultat du refus par vous, Stella, de la main de l’Infâme Olivio.

La jeune fille frissonna :

— Mais elle est donc perdue en ce cas ?

— Non, car vous accepterez de devenir l’épouse du criminel.

— Moi !

Stella s’était redressée. Toute sa personne exprimait l’invincible répulsion. Le faux Alcidus mu » mura seulement :

— Obéissance absolue, aveugle.

Elle se calma, mais protesta encore :

— Accepter est horrible.

— Qu’importe si le mariage n’a pas lieu.

— Mais sourire à ce meurtrier, recevoir ses hommages, serrer sa main sanglante.

— Voulez-vous vaincre ?

— Certes !

— Alors videz courageusement la coupe amère, jusqu’à la lie.

Et tout bas :

— Croyez-vous donc que je ne souffrirai pas mille morts, moi qui assisterai, le sourire aux lèvres, à l’étalage pompeux de son bonheur supposé ?

— Oh ! oui, supposé, dit-elle avec élan ; car mon cœur est tout entier à…

Il trancha la phrase commencée :

— Votre cœur, Stella, est pur comme le cristal. Il est tout entier au souvenir de votre père, de vos frères.

Mais changeant de ton :

— Je serai là, toujours. Je veillerai sur vous, et quand vous pourrez cesser la répugnante comédie que je vous impose avec désespoir, je vous préviendrai.

— Que ferez-vous donc ?

— Je vais vous le dire.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Sous la véranda, au fond de laquelle s’ouvrait le cachot des prisonnières, Olivio avait retrouvé Scipion Massiliague.

— Vé, mon bon, vous voilà !

C’est par ces mots, empreints de sa familiarité habituelle, que le Provençal l’avait accueilli. Et comme l’haciendero répondait seulement par un signe de tête :

— Pécaïre, continua Scipion ; vous avez avalé votre langue.

— Non, ce n’est pas cela.

— Quoi donc alors ?

— Je suis très inquiet

— Et de quoi, ma caille ?

— Du résultat de la tentative que fait en ce moment votre digne associé, M. Alcidus Noguer.

Amicalement, Massiliague lui frappa sur l’épaule :

— Ça te tracasse, pitchoun, il y a pas de raison.

— Pourtant !

— Voyons : Alcidus vous a dit : « Mon prince, allez donc voir dehors si j’y suis. »

Olivio ne put s’empêcher de sourire à l’audition de cette traduction libre des paroles de l’Allemand.

— C’est-il cela ? insista son interlocuteur.

— C’est le sens, en tout cas.

— Le sens, cela suffit et vous avez eu le bon sens d’obéir.

— Ma foi, votre associé prétendait…

— Qu’en dix minutes, il déciderait la mignonnette à vous accorder sa menotte, hé ?

— Oui.

— Troun de l’air, attendez donc sans inquiétude. Quand nous voulons quelque chose, nous autres, il n’y a pas de peine, c’est fait.

Le chef des bandits pensa le moment venu d’interroger.

— Vous me semblez au courant

— Il te semble bien, ma colombe.

— Vous pouvez me donner la tranquillité en me racontant…

— Vous raconter, mon cher ami ; mais tout ce que vous voudrez. Au surplusse, cela entre dans les intentions de mon associé. En t’envoyant à la promenade, fanfarade, il a pensé, ce bon Alcidus : Rascasse, il s’ennuiera pas, le señor Olivio ! Il va retrouver Massiliague, et mon brave camarade, il vous a une conversation agréable…

Scipion était lancé. Il eût péroré ainsi durant les dix minutes, si son compagnon ne l’avait arrêté par ces mots :

— Voulez-vous me permettre une question ?

— Dix, s’il vous plaît, ma caillou.

— Sur quoi compte votre ami.

— Pour ?…

— Pour décider la captive.

Un clignement d’yeux, un sourire, et le Méridional répondit :

— Je te vois venir, mon bon.

— Vous refusez ?

— Pas le moinsse du monde, Alcidus compte sur son pouvoir… suggestif.

— Vous dites ?

— La vérité tout entière.

Et avec un abandon parfaitement joué :

— Écoute, mon enfantinet, tu connais pas Alcidus, je veux t’apprendre ce brave garçon ; je veux, rascasse, que tu lui donnes ta confiance. Entends ce qu’il fit un jour où nous étions tous les deusses à Marseille.

Il respira et gravement :

— Tu sais pas ce que c’est que Marseille, te l’expliquer ne servirait de rien, pécaïre c’est une ville qu’il faut voir pour y croire. Je te dirai seulemain que c’est une cité tellement étonnante, que pour étonner légèrement un de ses enfants, Il faudrait être capable d’étonner… l’étonnement lui-même. Tu saisis, fanfari ?

Olivio opina d’un signe de tête.

— Eh ! donc, alors cela va marcher tout seul !

Puis la voix baissée, l’air convaincu, Scipion poursuivit :

— Un jour, Caïus Boudiliasse était sombre comme la nuit. Caïus Boudiliasse était un gros boucher des avenues de Meilian. Gras ainsi qu’un moine, plus fort qu’un teur, rouge comme pivoine, et commerçant comme… Mercure, ce dieu des marchands et des voleurs, qui portait des ailes aux talons, en guise d’éperons, enroulait des serpents autour de sa canne, et qui, bien avant les chapeliers de la chapellerie moderne, avait inventé la coiffure antinévralgique, ultra-légère, en dotant son « melon » d’ailerons ventilateurs.

Depuis un moment, Olivio considérait son interlocuteur avec une sorte de stupeur. La prodigieuse faconde du Marseillais l’étourdissait. Certes les Sud-Américains sont exubérants, bavards, diserts ; mais ils sont loin de posséder la verve intarissable de la Provence, ce pays où poussent sans effort l’olive, les roses, les oranges, et… l’éloquence abondante.

Scipion ne se méprit pas sur le sens de ce coup d’œil ; mais il entrait dans son plan d’y voir un sentiment d’admiration. Aussi, y répondit-il par un salut aimable, et continua avec une volubilité croissante :

— Malgré toutes ses qualités, mon bon, Caïus Boudiliasse était triste comme une larme, assombri comme un soir de tempête.

— Bon dieou, gémissait-il, je suis ruiné ; le monde va me tourner le dos, car les ruines, sauf les romaines, n’intéressent plus personne.

Ah ! le pauvre, il plaignait sa ruine. Son aventure était simple.

En vue d’une espéculation, le pauvre drolle, il avait acheté vingt mille moutons ; vingt mille, tu entends, pitchoun cher, en prévision d’une hausse sur la gent ovine, et il avait pensé gagner deux cents pour cent, en revendant très cher, ce qu’il avait acquis à bon marché. Il avait fait un petit trust à lui tout seul, qué !

Seulemain, il y a un seulemain, rascasse. L’homme, il est pas parfait, quand il est pas un Marseillais pur.

Or, Caïus Boudiliasse, né à Marseille, d’un père Marseillais, avait eu, pour son malheur, une maman native de Carcassonne. De là, ma Caille, des lacunes dont il souffrait parfois, le povre, et cette fois plusse que les autres. Avait-il pas eu la bêtise d’acheter ses moutons… dans le Nord !!!

Dans le Nord, mon bon, dans ce pays où le soleil est avare de ses rayons comme Harpagon de ses écus, fanfaru !… Est-ce qu’un vrai Marseillais de Marseille ferait jamais semblable bévue. Je sais bienne, vous me direz :

— Qué ça fait le Nord pour le mouton ?

Ce que ça fait ? Eh ! parbleu, tout et encore davantage.

Bous le ciel gris, dans ses pâturages, la pauvre bestiole est spleenitique, troun de l’air. Elle a pas l’entrain, le brio, le diable au corps de nos pastours de l’Esterel. Eh ! donc.

Et comme le moral, il influe sur la santé, pas vrai ? les moutons de Caïus, ils étaient durs autant que si leur chair avait été une carcasse. C’étaient des côtelettes de pierre et des gigots de fer forgé. Alors, tu vois la chose, bravounette ?

On a beau avoir, sur la Cannebière, des dents esseptionnelles, des dents à croquer la boule terrestre, avec ses montagnettes et ses volcans, on aime ses aises, bagasse, et l’on préfère la viande tendre à la réjouissance.

Olivio se laissait entraîner par son interlocuteur qui, tout en parlant, se promenait de long en large, ayant soin de maintenir toujours son compagnon à distance respectueuse de la porte du sous-sol affecté au logement des captives.

La volubilité de Scipion causait au bandit une sorte de vertige.

Il ne résistait pas, et ses idées, fouaillées par la verve du Méridional, cavalcadaient dans son crâne en un galop de chevaux sauvages poursuivis par le gaucho.

— Eh bien, ma caille, reprit imperturbablement Scipion… dans telle situation, tu vois pas de remède. Tu te dis : Té, ce pauvre Caïus, il est flambé… Tu erres, petit, tu erres dans le désert de l’hérésie.

Alcidus se trouvait à Marseille ! Il eut vent de l’aventure. Ce couquinasse, il a vent de tout, et tout en boitant, il se rendit chez Caïus Boudiliasse.

« — Je te salue, Caïus, dit-il.

L’autre, avec politesse, répondit :

« — Je te salue aussi, Moussou que je ne connais pas.

« — je suis venu pour que tu me connaisses, mon agnelet.

« — Vraiment ?

« — Et pour faire avec toi une bonne affaire, donc !

Caïus devint attentif.

« — As pas pur, pitchoun, et surtout n’ouvre pas des yeux comme ça ; on dirait les écluses du port. C’est les oreilles qu’il faut ouvrir.

« — Je les ouvre, Moussou que je connais pas.

« — Bien… alors j’y verse ma proposition, fanfarion ! »

Puis tranquillement :

« — Tu trembles de garder pour compte tes vingt mille spécimens de laineux du Nord ?

« — Hélas ! ils sont durs comme granit.

« — Il faudrait donc qu’ils fussent tendres, mon bon ?

— Bon dieou ! C’est là ce qu’il faudrait ! seulemain c’est impossible.

« — Impossible, tu raisonnes comme une barrique.

« — Quoi, vous pensez que l’on pourrait les… attendrir.

« — Sans les faire pleurer. Oui, rascasse.

« — Et comment ?

« — En consentant, primo, à partager le bénéfice avec moi ; secundo, à me laisser faire. »

Caïus Boudiliasse se gratta la tête d’une telle force qu’il se fit tomber plusse de cinq cents cheveux.

Mais il sentait la ruine sur lui. Plus rien ne pouvait aggraver sa situation. Enfin la confiance de Noguer, vous l’avez éprouvé vous-même, est communicative. Il accepta.

Alors, mon associé se rendit aux enclos, où les troupeaux bêlaient d’ennui, et il les magnétisa en disant :

« — Petits agnelets, devenez tendres, comme le sourire de mai. »

Et pffuit ! Voilà les vingt mille bêtes qui se prennent à bêler si doucemain, si gentimain, que les bergers ils en avaient les larmes aux yeux.

Et les côtelettes, les gigots, fondirent comme miel dans les bouches marseillaises. Le magnétisme, une fois encore, il avait triomphé. Les deux compères firent une affaire d’or, en vendant de la rosée ovine.

Depuis longtemps, Olivio n’écoutait plus. Avec une obéissance machinale, il suivait Scipion dans sa promenade sous la galerie couverte ; mais sa pensée ne suivait pas les méandres capricieux de la galéjade improvisée par le Méridional.

Il réfléchissait.

De même que tous ceux dont la conscience est trouble, il avait peur des choses incompréhensibles pour son esprit.

Le calme d’Alcidus, la gaieté de Massiliague, l’autorité tranquille de leurs affirmations, la protection mystérieuse et inexplicable qu’ils étendaient sur lui, ne rassuraient Olivio qu’en partie. Pour un peu, il eût avoué qu’il craignait d’avoir rencontré des maîtres.

À deux reprises, il s’était arrêté près de la porte close, mais chaque fois, son compagnon, le bras passé familièrement sous le sien, l’avait forcé à reprendre la déambulation.

Chaque fois, dans son mouvement de va-et-vient, il se rapprochait de l’entrée du sous-sol, il prêtait l’oreille, cherchant à percevoir un son, deviner la scène qui se passait derrière le panneau de bois de fer.

Aucun bruit ne parvint jusqu’à lui. Et cependant sa destinée se jouait en ce moment

Si Noguer échouait, c’en était fini de son existence insolente de grand seigneur, aux prodigalités alimentées par le crime inavoué. Pedro de Avarca serait sans pitié.

Ah ! ces dix minutes demandées par l’Allemand, combien elles parurent longues au chef des compagnons du Poison Bleu.

Elles s’écoulèrent pourtant. Au moment précis où l’aiguille marquait sur le cadran l’expiration de la dixième minute, Massiliague appuya sa main sur l’épaule de son compagnon.

— Les dix minutes sont passées, mon bon, je te rends la liberté.

Et comme le bandit paraissait hésiter, se demandant tout bas s’il ne devait pas attendre que le boiteux reparût, Scipion ajouta :

— Entre, pitchoun, entre. Mon associé, il a dit : dix minutes, et il est un chronomètre pour l’essactitude.

Du Coup, Olivio n’hésita plus. D’un geste brusque, il poussa la porte du sous-sol.

Mais il resta médusé sur le seuil.

Alcidus, assis auprès des prisonnières, leur parlait paisiblement. Il salua le señor de la main.

— Arrivez donc, meinherr. Au vrai, j’aurais pu réduire votre attente d’un tiers, mais je suis esclave des conventions stipulées. Quand on dit : tant de temps, cela signifie : tant de temps, ni plus ni moins ; et puis j’aurais risqué de mécontenter mon associé, qui aime conter ses histoires jusqu’au bout.

Bizarre ! On eût cru que le singulier personnage avait assisté à l’entretien du bandit avec Scipion. Olivio n’en était plus à s’étonner ; cependant son regard anxieux questionnait le boiteux.

— Oh ! reprit celui-ci, tout est arrangé, meinherr ; la fraülein Ydna va se laisser conduire bien gentiment dans la prison qu’il vous plaira de lui attribuer.

Olivio eut l’impression qu’il rêvait. Ses yeux se fixèrent sur la prêtresse. Celle-ci inclina doucement la tête et murmura :

— C’est vrai. Je suis prête.

— Il est bien entendu qu’il ne sera exercé aucune violence contre elle, sauf au cas où son amie viendrait à se dérober aux engagements qu’elle a pris, et qu’elle vous confirmera à l’instant.

— Aucune violence, affirma le Brésilien stupéfait.

Alcidus se frotta les mains :

— Et d’une, reprit-il. Quant à Mlle Stella…

— Quant à elle ?… répéta de Avarca haletant

— Elle a compris les immenses avantages devant résulter pour elle de l’hymen auquel vous la conviez.

— Elle a compris ?…

— Oui, señor, prononça nettement la jeune fille.

Elle était pâle ; sur la peau dorée, un halo se montrait autour de ses yeux noirs ; mais elle était prisonnière depuis un long mois, et la captivité laisse son empreinte sur le visage des habitants d’une geôle.

Olivio demeura sans voix.

— Donc, poursuivit l’Allemand, résumons-nous. Cette enfant consent à vous épouser.

— Et elle affirmera devant témoins que c’est librement, de son plein gré, qu’elle accepte cette union ?

Ce fut encore Stella qui répondit :

— Je l’affirmerai. Mais Ydna, ma chère compagne, ne sera point molestée, et la liberté lui sera rendue…

— Aussitôt les flambeaux d’hyménée éteints, acheva Alcidus.

Se levant, le boiteux, car, par une coïncidence bizarre, sa claudication avait reparu en même temps que le maître de l’hacienda, le boiteux frappa cordialement l’omoplate gauche du bandit ahuri, et lança vaniteusement :

— Eh bien, meinherr, vous le voyez, c’est toujours ainsi. Je mène à bien tout ce que j’entreprends.

Sa phrase fut ponctuée par des acclamations lointaines, dont la résonance s’engouffra avec une bouffée de vent par la porte entr’ouverte.

Tous restèrent immobiles, écoutant.

Les cris se faisaient plus distincts. Les assistants discernèrent ces mots :

— Viva el señor gobernador !

Les traits d’Olivio se décomposèrent, une teinte livide s’épandit sur son visage.

— Mon frère ! balbutia-t-il.

Il restait là, chancelant, la sueur perlant aux tempes, écrasé et stupéfait, comme une image vivante de la terreur.

Ydna, Stella avaient fait un mouvement pour s’élancer vers la sortie. Un geste impérieux d’Alcidus les cloua sur place.

Et le faux Allemand, narquois sous sa gravité, dit :

— Allez recevoir votre auguste frère, meinherr.

— Mais…

— Je mènerai moi-même Mlle Ydna dans la prison que vous lui destinez.

— Le pavillon rouge, au bout du parc. Cristino s’y trouve avec huit hommes.

— Bon. Pour Mlle Stella, je viendrai la chercher ensuite.

Son impassibilité rendit le courage au Brésilien :

— Et vous la conduirez aux appartements de l’aile gauche de l’hacienda. Le nommé Pepito a tout préparé.

— À merveille. Adressez au gouverneur un compliment de bienvenue et ayez quelques instants d’éloquence. Son Excellence trouvera tout à l’hacienda en aussi parfait état que vous le pouvez désirer.

Sans façon, le pseudo-Allemand poussa le bandit hors du sous-sol.