Les Semeurs de glace/p2/ch07
VII
LES DEUX FRÈRES
Dans la chambre d’Olivio, deux hommes étaient en présence.
Le bandit et son frère Pedro, gouverneur-président de la province de Amazonas.
Splendide était la pièce, luxueux le mobilier.
Peu d’haciendas possédaient des meubles aussi coûteux, en ce pays où l’industrie de l’ameublement, à l’état rudimentaire, n’utilise encore, comme matières premières, que le rotin ou bambou de Chine, le bois de fer courbé à la vapeur et les joncs chiliens.
Ici, les meilleures essences des forêts du Brésil, de la Montana péruvienne, ou des territoires de l’Orénoque, avaient été mises à contribution.
Des ébénistes de l’ancien monde avaient reçu et façonné ces bois rares, avant de les réexpédier sous forme de lits, tables, sièges, armoires, etc.
La couche du bandit, un pur Louis XVI, de citronnier laqué blanc avec d’adorables guirlandes d’or vert ; les consoles Empire, d’acajou brun veiné, aux cuivres figurant des sphinx à pieds de lion ; les fauteuils, recouverts de soie brochée Louis XV, à la carcasse taillée par d’habiles artisans, donnaient à la salle un aspect d’élégance tout à fait inusité dans la république fédérale du Brésil.
Et sur la cheminée, reproduction de la cheminée des chevaliers de Pierrefonds, sculptée en plein cœur de bois de diverses essences ; sur les consoles, commodes, une profusion de bibelots qui eussent fait la joie des antiquaires.
Statuettes de Saxe, de Sèvres, de Delft, de vieux Rouen ; ivoires exquisement ajourés, bronzes de maître, marbres transparents ; il y avait une fortune dans cette pièce, une fortune en objets choisis avec un goût sûr.
Aux murs, quelques belles toiles complétaient ce réduit luxueux, consacré au repos du maître de l’hacienda de Amacénas.
Mais le señor gobernador Pedro ne regardait rien de tout cela. Plongé dans un fauteuil, l’air grave et triste, il interrogeait son frère.
Il lui ressemblait étrangement
C’était la même physionomie aimable, le même regard caressant. Seulement ce qui, chez l’un, n’était qu’un masque jeté sur les instincts de rapine d’un fauve, était, chez l’autre, l’expression d’un cœur droit, d’une âme éprise de justice.
— Olivio, fit le gouverneur d’une voix triste ; Olivio, ne vous êtes-vous pas étonné de me voir apparaître à l’improviste dans cette demeure ?
— Ma foi non, mon cher frère, repartit l’interpellé avec une audacieuse aisance ; chez moi, vous êtes chez vous. Votre présence ne saurait donc m’étonner. Je me réjouis simplement de la bonne surprise que votre affection m’a ménagée.
Pedro le considéra d’un œil surpris. Sur ses traits passèrent successivement des expressions de doute, d’espoir. Enfin, il reprit :
— Certes, je vous crois, Olivio. Je crois à votre affection, comme vous pouvez croire à la mienne. Mais vous ne comprenez pas ma question. Je vous demande si vous n’avez pas été étonné de me voir, en compagnie de don Atiepicaro, judice gera (juge général), le premier parmi les magistrats de l’Amazonas ; du señor Marrini, l’avocat célèbre ; du général Bollina, commandant les milices, des juges Arichiza, Mondoni, Tarridao, Flourine ?
— Ma foi non, mon frère. J’ai supposé qu’étant en tournée officielle, la présence de tous ces fonctionnaires vous était utile.
— Et mon escorte de deux cents lanceros (cavaliers armés de la lance) ?
— Le llano, la forêt, sont parcourus par des Indiens pillards. Il est bon de leur pouvoir opposer des forces suffisantes.
— Non, mon frère, ce n’est pas cela. En m’entourant d’un pareil déploiement militaire, je ne songeais pas à ma sûreté.
— Et à quoi donc, je vous prie ?
Pedro de Avarca se recueillit un instant puis d’une voix douce :
— Olivio, vous savez que je vous aime. Votre aîné par l’âge, je suis de ce fait le gardien de l’honneur de votre nom.
Olivio s’inclina et flatteur :
— Il est en bonnes mains. Je suis certain qu’il ne périclitera pas.
Un éclair zébra les prunelles du gouverneur.
— Non, certes, il ne périclitera pas, redit-il avec force. Car, à l’occasion, dussé-je me déchirer le cœur, j’appliquerais sans hésitation la devise de notre maison, cette devise importée en Amérique par les Avarca de Porto, lors de la conquête.
Et, d’une voix vibrante, il ajouta :
— Devise terrible, mais droite, mais noble entre toutes, car elle règle la vie d’un gentilhomme : Avec honneur, vis ; sans honneur, meurs.
Olivio salua de la tête et d’un ton pénétré :
— Je l’aime comme vous, cette fière devise. En preuve, voyez sur cette cheminée : elle est gravée autour de notre écusson, afin que je l’aie toujours sous les yeux.
— L’avez-vous toujours présente à l’esprit, Olivio ?
La question voulait être sévère. Elle n’était que douloureuse. On sentait que le gouverneur arrivait à la partie pénible de l’entretien.
Olivio ne s’y trompa pas. Aussi fût-ce d’un ton piqué qu’il répondit :
— Tout autre que mon frère aîné se repentirait d’avoir prononcé ces paroles.
— Ah ! soupira Pedro, si vous lisiez dans mon âme, vous verriez combien je souhaite vous trouver innocent !
Le bandit prit un air de dignité blessée.
— Innocent ?… Suis-je donc accusé ?
Pedro baissa les yeux :
— Oui.
— Accusé, moi ; et sans m’entendre, sans me faire connaître l’infâme qui ose m’attaquer, vous me jugez ?
Le gouverneur releva la tête. Toute la noblesse de son caractère vibra dans sa réponse :
— Le premier de l’État de Amazonas, je dois donner l’exemple du respect de la loi. L’accusation a été publique. Tous ceux qui m’accompagnent l’ont entendue. Suivant l’usage du pays, tous seront appelés à prononcer la sentence.
— La sentence ? Vous me déférez à un tribunal, mon frère.
— Qui s’assemblera demain.
Olivio se laissa tomber sur un Siège et se voila la figure de ses mains. Son frère crut qu’il pleurait.
Il se méprenait. Le chef des compagnons du Poison Bleu cachait simplement le sourire ironique qui, en dépit de ses efforts, convulsait ses traits.
Après un moment de silence, les mains retombèrent. Olivio montra un visage triste et digne :
— Mon frère, dit-il avec soumission, je ne récrimine pas contre ce que vous avez décidé. Je me souviens que jadis, dans un élan généreux, mais irréfléchi, j’envahis le temple d’Incatl, pour m’emparer des trésors qui y sont accumulés et en faire don à ma patrie. Je sais que ce sanctuaire, étant établi en territoire péruvien, le gouvernement du Pérou réclama enquête et dommages-intérêts. Il y eut pour vous ennuis multiples, excuses à présenter, somme considérable à payer, dont vous prîtes la plus grosse part sur votre fortune personnelle, afin de me dérober au ressentiment de la Chambre législative. Ce souvenir a altéré votre foi en moi. Une accusation a trouvé le chemin de votre esprit. Soit ! J’espère que je n’aurai pas de peine à démontrer mon innocence. Ce que je réclame de votre affection est bien peu de chose. Dites-moi seulement de quoi l’on m’accuse.
Tout cela avait été débité avec la réserve, la résignation, d’un homme injustement atteint par le soupçon. Olivio était un grand comédien. Ses facultés de ruse se décuplaient de l’appui d’une instruction solide et étendue.
Pedro fut dupe de sa feinte douleur. Il lui tendit les bras, et le pressant sur sa poitrine :
— Ah ! mon pauvre Olivio, quel plaisir vous me faites en parlant ainsi. Si vous saviez ce que j’ai souffert, depuis que la voix accusatrice s’est élevée contre vous !
Le lendemain était venu.
— On va juger le señor ?
— Il paraît
— Qu’a-t-il donc fait ?
— Je n’en sais rien.
— Que peut-on reprocher à un homme aussi généreux ?
— Ah ! les bons maîtres ne sont pas assez rares, il faut encore que l’on attaque ceux qui traitent bien leurs serviteurs, et leur permettent d’acquérir une petite aisance pour la vieillesse !
— Pourquoi supportons-nous cela ?
— On devrait chasser ces juges à coups de rotin !
— Les pendre !
— Les poignarder !
Ces répliques grondaient dans la masse des peones (ouvriers agricoles) et des domestiques, rassemblés dans la cour de l’hacienda, en face des croisées largement ouvertes du salon de réception, en ce jour transformé en tribunal.
Au fond de la vaste salle le gouverneur, ayant à sa droite le judice geral, à sa gauche le général Bollina, était assis face aux fenêtres.
L’avocat Marrini avait pris place auprès du juge général Atlepicaro. Le magistrat Arichiza était voisin du valeureux Bollina, et ses collègues Mondoni, Tarridao et Flourine s’étaient installés en arrière.
En face de ce tribunal improvisé, Olivio, enfoncé dans un large fauteuil, les jambes croisées, regardait le plafond d’un air indifférent et ennuyé.
Derrière, les témoins invoqués par lui : Kasper, José, Cristino, Crabb et Candi.
Ces deux derniers avaient paru la veille au soir. Ayant épuisé leurs munitions d’air liquide, déclarèrent-ils à leur chef, et ne recevant pas de nouvelles, ils avaient laissé la Botearia à la garde d’un brave homme de Teffé, qui remplissait cet office lorsque les meurtriers chômaient, et ils étaient accourus à Amacénas.
Ils rapportaient une sacoche gonflée de diamants.
Cela avait amusé le señor Olivio. Son marché avec Alcidus Noguer se ressentirait de ce renfort.
De plus, la présence des deux inséparables augmentait le nombre de ses témoins.
Voilà pourquoi les « pères » de Jean Ça-Va-Bien figuraient auprès de Kasper, Cristino et José. À droite, Alcidus, ainsi que son associé Massiliague, se tenaient auprès de Stella et lui parlaient à voix basse.
Pedro se leva.
Un lourd silence s’établit aussitôt, permettant à la voix du gouverneur de porter jusqu’aux derniers rangs des peones rassemblés au dehors.
— Le débat est ouvert. Don Atlepicaro, judice geral, va donner lecture de l’acte d’accusation dressé contre Olivio de Avarca, ici présent.
Son accent impressionna les assistants ; mais presque aussitôt le juge général se dressa, déroula une liasse de papiers et se mit à lire d’une voix monotone et aigrelette.
Il rappela en substance le crime commis à la Martinique, qui avait causé l’épouvantable catastrophe dans laquelle Saint-Pierre avait disparu. Il relata la tentative de meurtre dirigée contre Jean Ça-Va-Bien, l’enlèvement de Stella et d’Ydna.
Devant l’énormité du crime, tous étaient émus. Les membres du tribunal baissaient les yeux, craignant de regarder l’accusé, dont le frère présidait.
La situation tragique de ce frère, obligé par sa fonction à mettre son frère en jugement, produisait dans l’assemblée une terreur superstitieuse.
Nul ne remarqua les coups d’œil échangés entre Olivio, Alcidus et Scipion.
Et pourtant ces signes devaient avoir une importance capitale, car le visage de l’accusé s’éclaira progressivement.
Quand le rapporteur se tut, Olivio se leva en souriant :
— Señores, commença-t-il après un salut respectueux ; señores, si ce factum avait été lu dans une autre enceinte, si je me trouvais devant des personnages moins augustes, j’avoue humblement que le seul sentiment que je laisserais percer serait la manifestation d’une gaieté immodérée.
Témoins, peones, laquais, sourirent à cet exorde.
— Mais j’ai en face de moi des hommes dont je suis habitué à prononcer les noms avec respect. Le rire s’efface en leur présence, la déférence est due à leur haute valeur, à leur existence austère, consacrée toute au service du pays, et je réponds en opposant la vérité, bien simple, et bien terre à terre, au romanesque récit qui m’accuse.
Un murmure approbateur souligna cet exorde. Les juges levèrent les paupières, eurent des hochements de tête aimables à l’adresse du prévenu, qui rendait si complètement justice à leurs talents.
Le fourbe n’avait pas encore abordé le fonds du procès, et déjà sa situation s’améliorait. Éternel triomphe du mensonge et de la flatterie !
Il reprit légèrement :
— Voyons, señores, réfléchissons un instant. On m’accuse, moi, d’avoir dirigé l’éruption d’un volcan ; on me représente comme l’arbitre des fureurs sismiques ; certes, le rôle est grandiose dans son horreur, et maint ambitieux, ne pouvant être Dieu, consentirait volontiers à être le démon plutonien que l’on veut voir en moi. Avouez cependant que cette histoire participe plus de la féerie mythologique que des conditions exactes de l’humanité au xxe siècle.
Le général se pencha vers son voisin, le Juge Arichiza :
— Le fait est que la tâche est un peu forte. L’arme du génie est bien remarquable, mais jamais je n’ai entendu dire qu’elle ait actionné les volcans.
Arichiza eut un fin sourire.
— Oh ! général, vous dépréciez vos soldats.
— Point, point. La balistique est la balistique. Vous ne me ferez jamais admettre que l’on puisse combattre à coups de volcans.
Telle devait être l’opinion générale, car un sourire ironique flottait sur tous les visages.
Seule, Stella demeurait grave. Ses traits pâles exprimaient la fatigue, l’effort intérieur.
Un instant même, Alcidus lui prit la main et prononça à son oreille quelques paroles, qui firent affluer le sang à ses joues.
Mais qui songeait à elle en cet instant ? Tous les yeux se rivaient sur Olivio. Tous semblaient l’inviter à poursuivre. Encouragé par son succès, Il reprit avec une assurance croissante :
— Hélas ! señores, j’en demande humblement gardon aux amateurs de merveilleux, mon histoire est un banal récit d’amoureux.
L’assemblée ne put retenir un : ah ! satisfait.
— Oui, d’amoureux très marri de devoir ouvrir son cœur devant si nombreuse assemblée.
Il baissa une seconde la tête, puis la relevant avec une élégante impatience :
— Hésiter ne servirait qu’à prolonger une situation désagréable pour celle qui bientôt sera ma femme. Je parlerai donc, tâchant d’être aussi bref que possible.
Et pressant son débit :
— M. Roland, un savant dont vous avez conservé le souvenir, habitait, il y a cinq ans, l’hacienda où nous sommes.
— Oui, oui, murmurèrent quelques peones âgés.
— Il fut tracassé, inquiété, à raison de ma sotte escapade au temple péruvien Incatl.
— Où il y a des milliards, glissa le juge général à l’oreille de l’avocat Marrini.
— Qui eussent fait très bonne figure dans les caisses de l’État, acheva le membre du barreau.
— Chut ! ne parlez pas ainsi. Il a failli sortir de là un casus belli avec le Pérou.
— Oh ! tout bas, mon cher maître, on peut parler sincèrement.
Olivio continuait Imperturbablement :
— Écœuré, rebuté, ce grand savant, — il m’est doux de rendre un hommage mérité à sa mémoire, — ce grand savant, dis-je, liquida sa situation ici et s’en alla à la Martinique.
Et d’un air mélancolique :
— Sans le savoir, le digne homme me condamnait ainsi aux plus cruels regrets. À cette époque, sa fille, la señorita Stella, avait treize ans.
Il adressa un tendre regard à la jeune fille.
— Déjà l’on entrevoyait en elle la beauté, la grâce, qu’elle possède aujourd’hui, et mon cœur s’était donné à la fillette, et je m’étais dit : la jeune fille sera mon épouse.
— Bon, murmura le général, voilà comment on fait un bon mariage. On s’est connu enfants, on s’est apprécié, l’habitude des concessions réciproques, est prise.
— Parfaitement, consentit Arichiza.
— Depuis son départ, continua Olivio, j’ai travaillé sans relâches non que j’aime l’argent ; mais je voulais une fortune digne de ma tendresse. Enfin, je crus avoir atteint un chiffre convenable, je partis avec mes fidèles employés et intéressés.
Il désigna ses lieutenants du geste.
— Je tenais, à ce qu’ils pussent corroborer mes dires. Quand on aime, on est timide, on craint sans raison.
— Voilà qui est vrai, susurra encore le général ; figurez-vous, juge, que lorsque j’avais dix-huit ans…
— Écoutez, écoutez,
À cet avertissement lancé par le judice geral, le guerrier se tut.
— Mes craintes étaient chimériques, M. Roland m’accueillit avec bonté, il ne me refusa pas le bonheur.
— Non, non, sanglota Stella se dressant toute droite, livide, contractée, à bout de forces pour supporter les audacieux mensonges de son persécuteur.
— Que signifie votre protestation, señorita ? demanda froidement le juge général.
À cette question, tous les regards convergèrent sur Stella. Il y eut un instant d’anxiété chez les bandits. Est-ce que le drame horrible allait être découvert ?
Mais Alcidus, Scipion, s’étaient penchés vers la pauvre enfant.
— Songez à Ydna, songez à nous, songez aux chers morts !
Ces mots murmurés produisirent un effet magique.
Elle secoua la tête, et doucement, comme si elle cherchait ses mots :
— Excusez-moi, señores ; l’orpheline que je suis n’a pu retenir un cri d’angoisse au souvenir du passé.
Olivio respira et tendrement :
— Je vous fais souffrir, vous pour le sourire de qui je donnerais le soleil. Victime de la calomnie, je ne saurais me défendre sans rappeler ces événements douloureux.
Puis, revenant au tribunal :
— Que vous dirai-je ? Le matin de l’éruption, je m’étais rendu au village de Morne Rouge pour acheter, souvenir de voyageur, des calebasses ciselées par un noir habile à ces sortes d’ouvrage. Mes employés, partis la veille pour Fort-de-France, devaient retenir le passage de la famille de M. Roland, le nôtre, sur le premier paquebot en partance.
Il poussa un profond soupir.
— Le volcan nous prévint. L’éruption se produisit. Durant vingt-quatre heures, la pluie de cendres m’empêcha d’atteindre l’habitation Roland. Elle cessa enfin ; je courus là-bas, talonné par l’épouvante. Il ne restait plus trace de la propriété où j’avais rêvé le bonheur.
Un sanglot de Stella fit frissonner l’assistance.
Tous avaient les yeux humides ; le hardi comédien avait touché les fibres sensibles de son auditoire. On vit la jeune fille appuyer son front sur l’épaule d’Alcidus Noguer, mais personne ne soupçonna ce court dialogue échangé entre les deux personnages :
— Non, non, c’est trop horrible ! Jean, ayez pitié de moi. Ah ! mourir, mais démasquer le misérable !
— Vivre et venger ses victimes. Soyez forte, Stella. Je le veux. Votre père l’ordonne.
Seul peut-être dans la salle, Olivio crut avoir une vague intuition du sens de la scène.
Emporté par son improvisation, il venait d’imposer à la jeune fille une émotion trop violente, en ressuscitant en quelque sorte le drame effroyable de l’éruption. C’était une faute. Il se gourmanda, coupant court :
— Qu’ajouterai-je, señores ? Je crus ma fiancée engloutie. Je revins désespéré. Jugez de ma joie quand je la vis reparaître. Miraculeusement sauvée, elle venait, seule, orpheline, réclamer avec confiance mon appui, ma protection.
— Une prêtresse du temple Incatl accompagnait la señorita ?
— Cela est exact. Mais elle n’a daigné recevoir mon hospitalité que durant trois jours.
Olivio avait réponse à tout. Les juges se regardaient chuchotaient, approuvaient avec des haussements d’épaules significatifs. Évidemment ils se disaient :
— L’affaire est entendue.
Le gobernador, très inquiet au début de l’audience, s’était rasséréné à mesure que son frère parlait.
Ce fut en souriant qu’il se mit debout.
— Je rends grâces au ciel, Olivio, de ce qu’il a permis, que vous puissiez expliquer aussi nettement les événements. Une dernière formalité me reste à remplir. L’accusateur, que je ne vois pas en cette enceinte, s’était engagé ; à se présenter devant moi en temps utile. Je dois tenir compte de cette promesse.
Et enflant la voix, il appela :
— Señor Jean, dit Ça-Va-Bien.
Un frisson parcourut l’assistance. Tous se regardèrent avec anxiété.
Mais aucune voix ne répondit.
— señor Jean ! répéta le gouverneur.
Même silence.
— Pour la troisième et dernière fois, j’invite le señor Jean à venir appuyer ses dires devant le tribunal.
Toujours rien. Un organe sonore prononça entre haut et bas :
— Peut-être ne juge-t-il pas encore le moment utile.
C’était Alcidus Noguer qui livrait cette remarque à la publicité.
— Eh ! bagasse, cela peut être, mes agnelets, appuya Scipion.
Des rires contenus saluèrent cette intervention.
Pedro, lui-même, participa à l’hilarité générale. Mais, reprenant avec effort l’apparence grave, seule convenable chez le président d’un tribunal, il s’adressa à Stella :
— Et vous, señorita, n’avez-vous rien à ajouter aux explications du señor Olivio ?
Stella se dressa toute droite. Elle était d’une mortelle pâleur. Un instant, ses regards se fixèrent sur Alcidus, puis d’une voix rauque, elle jeta ce seul mot :
— Rien !
Des applaudissements éclatèrent parmi les peones.
Personne ne songea à les réprimer, et, dans le silence qui suivit, le gouverneur, après avoir consulté à voix basse les membres du tribunal, rendit cette sentence :
— Ouï le récit du prévenu Olivio de Avarca, le renvoyons des fins de la plainte.
Le prévenu salua, et du ton le plus aimable :
— Je suis donc libre, mon frère. Plus aucun soupçon… volcanique ne pèse sur moi ?
— Aucun.
— Alors je puis prier ces señores, et vous-même, de vouloir bien honorer de votre présence le dîner de mes fiançailles, qui sera donné ce soir.
Les juges avaient quitté leurs places. Ils entouraient Olivio, s’excusant des rigueurs de leurs fonctions, acceptant amicalement le dîner offert.
Dans le brouhaha, le boiteux Alcidus se trouva près de Candi. Il murmura :
— Toute la troupe est à l’hacienda ?
— Tutta la troupe, figlio.
— Tu te souviens de ce que tu as à faire ?
— Nous nous sommes partagés la besogne, le digne Crabb et moi.
— Bien, merci. Pour cette seule action de justice, le passé sera effacé.
Il se sépara brusquement de l’Italien et revenant auprès de Massiliague :
— Vous voudrez bien veiller à ce que ces hommes exécutent ponctuellement mes ordres.
— Eh ! oui, je m’arrangerai pour éviter d’être au repas.
Le faux Allemand n’en demanda pas davantage ; mais se rapprochant d’Olivio :
— Meinherr, le souvenir de ses malheurs a bouleversé votre chère fiancée. La señorita désire se retirer dans ses appartements.
Le Brésilien appuya la main sur son cœur, et de l’accent le plus tendre :
— Allez, allez, ma belle Stella. Je conçois tout ce que votre cœur filial a dû souffrir ; mais l’aurore du bonheur se lève. Remettez-vous de votre émotion pour que, ce soir, la joie brille en vos doux yeux. Absente ou présente, mon âme veillera autour de vous.
Et tandis que la jeune fille, chancelante au bras du boiteux, sortait, accompagnée par un murmure pitoyable, Scipion Massiliague profita de l’inattention générale pour se glisser auprès du maître de l’hacienda :
— Êtes-vous content de nous, mon bon ?
Olivio lui serra la main à la briser.
— Je vous suis obligé, à la vie, à la mort.
— Peuh ! cela n’en vaut pas la peine, je veux solliciter de vous une petite faveur, et nous serons quittes.
— Une faveur, laquelle ?
— Dispensez-moi d’assister au repas de fiançailles. Je suis un peu dyspeptique, troun de l’air, et les bons dîners me préparent de mauvaises nuits. Vous m’excusez, hé ?
— Comment donc…
Scipion venait de conquérir la liberté de ses mouvements durant la soirée.