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Les Sensations de Mlle de La Bringue/1

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I

LE SOUPER CHEZ LE COMÉDIEN


J’étais toute gamine alors. La mode sortait à peine des grosses jupes à soies bouffantes retenues par la tournure, semblable à un chignon, au bas du dos. J’étais habillée, moi, d’une dentelle épaisse qui, partant des épaules recouvertes d’un léger tulle, contournait languissamment mon torse, s’arrêtait à ma taille, et, s’accrochant à ce que la saison permettait encore de la dite tournure, dégringolait par floppées de neige sur mes talons. Ma chaussure était brochée de petites perles et j’étais heureuse d’allonger, sous le bas crème à jour, une cheville impeccable.

Nous étions onze ; le hasard d’une présentation et ma belle mine bien franche m’avaient mise de ce groupe de « gommeux » et de « gommeuses », comme on disait encore sans mauvaise part.

Le théâtre avait été superbe. Entassés dans les deux grandes avant-scènes de gauche, nous formions un groupe que tout l’Opéra, de l’orchestre, des loges et du balcon, regardait à en attraper le torticolis.

Je ne sais si j’étais particulièrement visée dans cette admiration collective, mais mon jeune cœur tressaillit alors de l’ambition de faire venir pour ma beauté seule toute une ville à ce même spectacle.

Mes tempes battaient et tout le reste de la soirée, bien moins occupée de Roméo escaladant l’échelle de soie pour monter au balcon de marbre de Juliette, que de mes pensées, je cherchais le moyen de devenir celle dont tout Paris s’occuperait.

J’ai dit que nous étions onze dans l’avant-scène : cinq messieurs et six dames.

Hélas ! j’étais la sixième, la plus jeune, la plus gauche, sans cavalier.

Parmi ces cinq messieurs, le grand comédien Ajax aux cheveux frisés, à la lèvre épaisse, au nez crochu et qui, malgré sa laideur, son œil qui louchait et même ses gros mots, attirait invinciblement par son charme qu’on eût dit… toxique.

Sarcelle Sobj, le petit, tout petit dramaturge si intelligent.

Et puis Jean Lebreton, un écrivain, paraît-il, qui quoique étrange, presque bizarre, m’était indifférent et ne m’intéressait guère que par ses yeux encapotés, virginaux, et ses bijoux.

Les deux autres semblaient deux gros financiers : c’étaient ceux qui avaient offert la loge.

Parmi les femmes, nos gracieuses compagnes, il y avait Julienne de l’Orne, une qui, paraît-il, avait été modiste et qui maintenant portait pour la peine de très grands chapeaux.

Elle était avec Lebreton.

Il y avait aussi Caramanjo, une Espagnole nouvellement débarquée à Paris, très jolie, qui portait de grosses perles et des cheveux courts.

Les autres étaient les femmes des financiers, très riches et très quelconques.

Enfin une créole, avec de grands rubans rouge éclatants autour du cou et autour des poignets.

Quand le rideau tomba, le comédien proposa d’une voix grave et sonore, comme s’il s’était agi de détrôner l’empereur d’Allemagne, d’aller souper chez lui.

Après quelques tergiversations, tout le monde accepta, à ma grande joie.

Non, croyez-le bien, que mon cœur fût pris comme une petite bête de souris en extase devant un brin de lard qui sent bon, mais ma raison vigilante me disait que j’aurais l’occasion, là, d’observer de plus près mes compagnons et de tirer parti de ce que j’aurais vu.

Nous nous empilâmes donc dans les coupés des deux financiers et en route vers la rue Saint-Lazare.

Figurez-vous un grand hôtel de pierre qui portait en fronton la face grimaçante de l’acteur, tout en pierres rouges et jaunes, avec des fenêtres en ove, de style byzantin, comme le faisait remarquer Lebreton. Ce furent des laquais nègres qui vinrent nous ouvrir, de grosses torches de cire à la main.

Comme dans les anciens châteaux on sonnait du cor ou des clairons à l’entrée du seigneur, ici un gros bruit de gongs et de grelots nous accueillit.

On monta par de larges escaliers gardés par des mannequins tartares, aux grandes lances, aux masques grimaçants et à la crinière flottante.

Je ne pus retenir un cri d’admiration en entrant dans la salle où était préparé le souper.

Une grande rotonde avec un dôme, comme les églises d’Italie, et quatre vitraux tout autour par où tombait, irisée, une douce lumière.

Ce dôme semblait en airain et resplendissait de mille facettes étincelantes qui reflétaient les merveilles entassées sur la table.

De grosses colonnes de marbre, sculptées en torsade, montaient par couples jusqu’aux coins de ce dôme et semblaient plutôt lui offrir la corbeille d’or qui en formait le chapiteau que le soutenir.

Des tableaux des maîtres les plus connus s’échafaudaient entre ces colonnes et je vis avec surprise quatre paons blancs se pavaner à une extrémité de la salle, à peine effrayés par le jet d’eau s’échappant d’un bassin de marbre rose.

Nous prîmes place autour de la table en bois de palissandre serti d’or que recouvrait une riche dentelle de Gênes.

Chaque convive avait, non pas une chaise, mais un lit, comme dans l’ancienne Rome, avec cette différence qu’au lieu d’être de bois, ce lit était capitonné du velours le plus exquis et tout à fait adapté au corps.

Des valets noirs nous apportaient les mets.

C’étaient, dans des surtouts d’argent, de colossale grandeur, des dégringolades immenses et fantastiques de fruits dorés, bizarres, exotiques, bananes de l’Inde, raisins d’Herzégovine, poires d’Ispahan, figues de la Terre de Feu et je ne sais plus quels autres noms encore.

Du vin fut versé dans une énorme coupe de bronze où chacun but à la régalade.

Quelque chose me frôla les jambes tout à coup. Je me demandais quel était l’impudent quand soudain sortirent de dessous la table deux jeunes lionceaux si doux, si doux…

Je regardai alors les convives. Le comédien s’était vêtu d’une sorte de robe asiatique d’une soie brochée, de très grand luxe. Il s’était mis des anneaux aux oreilles, des colliers au cou, des bracelets aux mains et le nombre de ses bagues avait augmenté.

La créole, à demi nue, s’était couchée sur la table, immense, il est vrai, et lui passait des grappes de fruits, le couronnant de lierre, accrochant, comme aux enfants, des cerises, des raisins, des cédrats à ses oreilles.

Les autres discutaient par petits groupes en grignotant les fruits.

Je me demandais sur qui j’allais jeter mon dévolu.

Peut-être sur un de ces financiers qu’accaparaient ces femmes, jolies peut-être, mais qui me semblaient insupportables, celle-ci avec ses yeux de grenouille de porcelaine, celle-là avec son cou de cigogne fiévreuse.

Peut-être sur le comédien ?

L’amour serait bon dans ce palais byzantin. Dans sa couche immense et moelleuse, dans ses bras musclés et ardents, sur sa poitrine haletante, on pourrait certes se croire loin de la terre.

Une phrase lancée d’un bout de la table à l’autre attira mon attention.

— Vous nous ferez un article dans l’Étendard, Lebreton, sur ce souper, vous, le pall-malliste superbe, dont une ligne dans votre journal, suivi par le Tout-Paris du monde de la littérature et du théâtre, suffit à mettre au jour pour sa vie ou dans le tombeau de l’oubli tel artiste, telle femme, telle maison…

— C’est promis.

Je me rappelai maintenant qui était ce Lebreton.

C’était donc celui-là qui signait dans l’Étendard ces pall-mall-semaines qui faisaient trembler d’Auteuil à Vincennes toute l’aristocratie, depuis les vieux nobles de saint Louis jusqu’aux anoblis de l’Empire, depuis les jeunes esthètes jusqu’aux mûres coquettes.

J’avais devant moi l’homme qui avait lancé tant de petites grues, tant d’écrivains et dernièrement ce petit dessinateur…

Oh ! si je pouvais !

Oh ! s’il voulait.

Je le regardais.

Il souriait à Julienne de l’Orne que je pris presque en haine de ce jour.

Il était en habit de soie avec un gilet fait de petites peaux de souris blanches du Canada. De gros boutons en émeraude, griffés d’or, l’attachaient sur une chemise éblouissante dont les agrafes étaient de malachite grise.

Les mains couraient le long de la table, extrêmement vagues et souples, d’une transparence inouïe, que rayaient des bagues…

Des légendes couraient sur ces bagues.

L’une, la grosse, lui aurait été donnée par le pape.

C’était une sorte d’opale extrêmement foncée, tirant sur le vert et dont la sculpture représentait — je dis sculpture, car la pierre en vérité était colossale — une sorte de saint Georges à tête de chien, vautré sur une femme cramponnée à la queue du cheval qui lui arrachait de ses dents les cheveux.

Une autre aurait été un cadeau d’un prince de Bourbon. Quant aux petites si transparentes, on en disait les pierres emplies de philtres rapportés de l’Indoustan ou de Venise.

Car Lebreton était un grand voyageur. Tous les hivers le voyaient, hier à Nice, aujourd’hui en Sicile, demain à Ceylan, et après-demain à Pampelune, à Bénarès.

L’été lui faisait courir l’Angleterre, l’Allemagne et l’Amérique. Entre chaque voyage il faisait une station à Paris. Il n’y a que le pôle nord qu’il n’ait pas visité.

Mais beaucoup affirment que le pôle sud l’a vu.

Le visage de Lebreton défiait à peu près toute description. La tête encastrée dans un faux-col était tondue complètement à l’exception d’un toupet de cheveux qui lui sautillait sur le front raviné.

Les sourcils semblaient masquer les yeux. Ces yeux ! oh ! ces yeux !

Quel cauchemar, quelle angoisse, quel trouble que ces yeux-là, tour à tour gros, petits, enfoncés, hors de la tête, gris, verts, outre-mer. Ces yeux sont célèbres au monde.

C’est ici une mer en furie sous un ciel d’orage, c’est là un trouble indéfinissable, un ciel clair d’Italie ou l’acier pénétrant d’un pasteur écossais.

Tantôt cachés par la paupière d’une mobilité extrême, tantôt découverts et d’une fixité épouvantable qui faisait une peur atroce, deux yeux de sphinx qui regardaient éperdument et qui rendaient plus terrible encore la moustache hérissée aux couleurs caméléoniennes sur le menton fort, puissant comme celui d’une bête dont la mâchoire est faite pour mordre, et qui lorsqu’elle tient sa proie — alors irrémédiablement sa proie — ne la lâche plus.

Oh ! oui, cet homme me fit peur, plus encore lorsque ma raison me dit que c’était de lui qu’il fallait faire la conquête. Ah ! lorsqu’il me tiendrait dans sa main, certes, il saurait m’avantager, comme il faisait chatoyer et briller ses bagues, en n’ayant l’air de rien.