Les Sensations de Mlle de La Bringue/2

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ii

L’ALCHIMISTE


Le souper finissait.

Les cires pâlissaient dans les appliques d’argent massif.

Ajax et la créole, maintenant tout à fait nus, se jetaient des fleurs d’un lit à l’autre.

Les femmes des Américains, dégrafées presque jusqu’à la ceinture, les arrosaient de champagne.

Julienne de l’Orne faisait ce qu’elle pouvait pour dérider Lebreton qui, pâle sur le fond sombre, éclairé de face par le petit jour et les bougies, semblait une effarante et effrayante statue de cire ou d’ivoire.

Tout à coup il disparut sans qu’on y prît garde, je ne sais comment.

Julienne aussi partit.

Les domestiques vinrent relever les convives, en laissant toutefois Ajax sur son lit.

J’enjambai des corps et je m’enfuis. Je ne sais plus comment je rentrai chez moi.

. . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . .

Je dormis longtemps.

À mon réveil, ma bonne vint me prévenir qu’un vieillard voulait me parler.

Je le fis entrer en le priant de m’excuser de le recevoir ainsi.

Sa vue me causa quelque stupeur.

C’était un homme long, dans une grande redingote, habillé tout de velours.

Il se tenait, le chapeau à la main, dans l’embrasure de la porte.

Ses yeux brillaient plus que deux braises et ses mains formidablement longues s’agitaient lentement.

La droite caressait, tripotait une longue chaîne d’or qui faisait un double tour sur son gilet de noir velours.

Je le priai d’entrer et de s’asseoir, ce qu’il fit après avoir fermé la porte.

Alors il me regarda bien en face et, lorsque tout mon corps fut pris d’un tremblement, il me tint ces propos étranges :

— Vous n’ignorez pas, me dit-il, qu’il existe au monde des puissances occultes formidables. Je suis un maître de ces grandes sciences qui bouleversent les êtres et rendent terribles les individus qui savent s’en servir. J’ai cent vingt ans, mais grâce à mon savoir je suis encore vert et solide.

Toute ma vie, tout mon être a été consacré à ces sciences. Mes recherches aboutissaient. J’avais deviné, découvert les forces de l’au-delà et de la nature, inconnues encore et peut-être à jamais aux autres hommes. J’allais me servir de ma force et foudroyer les obstacles.

Hélas ! Étant savant, je n’étais pas égoïste. J’ai fait un élève, madame, et cet élève m’a pris pouvoir, force, volonté.

Comment vous expliquer, je ne pourrais, vous ne comprendriez…

— Mais, monsieur…

— Laissez-moi continuer. Cet élève, cet homme plus puissant que moi, cet homme terrible qui a su me dominer… c’est celui, malheureuse enfant, dont vous espérez faire la conquête, celui que vous voulez mettre sous votre joug.

— Comment ?…

— Comment j’ai su ? Je ne puis vous expliquer la façon dont j’ai pu depuis domestiquer tous les effluves allant vers lui, mais votre désir fut si violent un moment hier au soir, si sincère même que les effluves émanant de votre cerveau parvinrent jusqu’à moi. Toute la nuit j’ai cherché, et me voilà…

Le vieillard se redressa. Ses yeux lançaient vraiment des flammes. Je regardai un moment ce front superbe qui vibrait comme une dynamo électrique et qui renfermait le savoir de cent ans d’étude et de travail… Mais une peur affreuse me prit.

Quel horrible marché allait me proposer ce vieillard horrible ?

Est-ce que ma jeune chair l’attirait ?

Voulait-il, lui, jouer avec moi ce rôle que l’autre devait remplir ?

Non, non, non ! Mille fois non !

Mon corps se souleva en un honteux hoquet !

— Non, n’ayez pas cette peur… je lis dans votre pensée… Je ne veux ni votre chair, ni même votre esprit. Je pourrais vous utiliser par force. Un seul de mes regards vous anéantirait et vous seriez à moi… ce que Lorenza était à Joseph Balsamo. Mais non, je vous ai déjà dit que j’étais bon et cela d’ailleurs me répugnerait. Il est de votre intérêt de faire ce que je vais vous demander ; vous le ferez donc. Écoutez, je ne puis rien contre cet homme, mais avec vous, qui possédez un magnétisme étonnant de vibrance et de force… Voulez-vous vous associer à moi pour conquérir cet homme ?

Je vous promets qu’il ne lui sera fait aucun mal et que vous n’êtes engagée dans aucune vilaine chose.

À nous deux nous le dompterons. J’ai besoin des secrets qu’il m’a dérobés.

Accordez-moi ce que je vais vous demander et laissez marcher les événements. Quoi qu’il arrive, ne vous étonnez de rien. Je veillerai sur vous et vous guiderai. Voulez-vous me donner votre volonté ?

Cet homme était-il un fou ?

Mais non, comment aurait-il su tout ce qu’il savait ? comment m’aurait-il trouvée ?

Je voulus bien. Que risquais-je ? Je ne savais trop.

Il me prit la tête entre ses deux mains qui me semblèrent glacées.

Je jetai un cri.

Je m’évanouis.

Quand je revins à moi, l’homme, le vieillard avait disparu.