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Les Sensations de Mlle de La Bringue/5

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V

LES BATRACIENS


La bête était immense.

Elle apparaissait grise dans l’obscurité, avec, en noir, le croissant ricanant de sa bouche.

Et, en effet, le monstre ricanait.

Il emplissait toute la pièce.

Son gros ventre flapait dans l’air et ses deux immenses palmes battaient avec « un bruit silencieux » une invisible mesure.

Des fumées semblèrent sortir de la bouche affreuse et m’étreignirent la gorge.

J’essayai de me dégrafer.

Je m’aperçus que je l’étais déjà.

Je n’avais pas perdu mes sens et me demandais d’où venait ce malaise.

C’était la confiture verte qui en était cause. Lebreton qui en avait absorbé devait être là aussi, couché sur le divan à côté.

J’avais conscience qu’il étreignait toujours ma main, mais je ne la sentais pas.

Je tâchai de me glisser vers lui, je fis un mouvement dans l’obscurité. Je roulai brusquement à terre.

Je me fis mal, il me sembla que je tombais depuis des siècles.

Je criais « grâce » mentalement pour m’arrêter.

Alors, j’entendis, dans le noir, un grand ricanement formidable.

Je levai les yeux. C’était le monstre qui riait fantastiquement et, en l’examinant, je découvris, horreur ! qu’il ressemblait vaguement à l’alchimiste.

Mon cœur battait à gros coups.

Tout autour de la grosse grenouille, d’autres batraciens poussaient.

La main de Lebreton me semblait une de ces plantes à laquelle je me cramponnais : lotus, flèches, roseaux, qui s’enfonçaient sous moi.

Et les bêtes tournaient, sautaient, croassaient.

« Brekeke… coax… coax… »

Amphibiens, chéloniens aux pattes sans ongles, sauriens écailleux, ophidiens, cécilias, protées sans paupières, au double pénis, à la vulve triple, à l’anus colossal…

Ophidiobatraciens : cécilies, rhinotrénies, batraciens anoures, urodèles, salamandres, tritons, ichtyobatraciens, grenouilles-taureaux, crapauds pipa…

Toute l’horreur de la nature, araignées, poulpes, femmes miniatures…

Tout cela, dans le marais où je gisais, s’étreignait, s’accouplait.

C’était la saison du rut et comme on l’entend de loin dans les nuits de cauchemar, dans les campagnes, toutes ces bêtes poussaient leur hurlement, leur roulement, leur roucoulement d’envies : « olo lo o… lo lo… »

Ils « ololaient » éperdument, grimpés les uns sur les autres.

Les mâles perchés sur les femelles les tenaient puissamment sur la poitrine par leurs pattes inférieures qui s’appuyaient et restaient ainsi avec elles des jours, des semaines — car tout cela dura longtemps — sautant, plongeant par couples, jusqu’à la ponte à laquelle les mâles aidèrent en pressant sur les ventres bavants, les gros yeux levés en extase.

Puis, j’assistai à l’éclosion, à l’avortement des larves, des têtards immondes qui m’étouffaient.

Le gros crapaud qui me fixait avait encore grandi.

Son ventre enflait de la sève que ces animaux réservent là toute l’année, et, quand ce ventre fut énorme, d’un coup d’ongle, il se l’ouvrit et toute la matière de gelée blanche s’en échappa et vint me noyer, me submerger.

Ah ! ma gorge s’en emplissait et je vis le monstre s’avancer vers moi pour me prendre dans ses bras.

Je sentais en effet des bras qui me prenaient, me soulevaient, quelque chose de glacé léchait et bassinait mes tempes et quand je revins à moi, j’étais dans ma voiture rentrant à la maison.

Ce fut ma journée chez Lebreton.