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Les Sensations de Mlle de La Bringue/6

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VI

LE BOUI-BOUI


À n’en pas douter, Lebreton était un bizarre, un excentrique.

Peut-être n’aimait-il pas.

Quel âge avait-il ?

Les jours d’été au Bois, il paraissait bien vingt-cinq ans, avec ses souliers, son pantalon et son gilet blanc, sa canne et sa fleur.

Dans l’avant-scène de l’autre soir, ses cheveux gris lui en donnaient soixante.

Hier il pouvait bien en avoir eu deux cents et dans les moments ordinaires, avec ses cheveux teints, quarante ou cinquante.

S’était-il moqué de moi ?

En tout cas, il m’avait fait reconduire dans ma voiture et le cocher interrogé ne voulait se rappeler de rien.

Il n’avait pas abusé… de mes esprits.

Quel être !

Désormais je ne voulais plus compter que sur moi-même. Je ferais du théâtre, je débuterais comme les autres, et… à moi de me faire remarquer.

J’avais entendu parler d’un petit théâtre, assez loin, à Montmartre, où deux frères, les frères Électra, faisaient des expériences de spiritisme, de magie, avec en plus quelques attractions. Je résolus d’aller me présenter.

Je pris un simple fiacre et me fis conduire là-haut.

Ces messieurs m’accueillirent poliment et me demandèrent si je voulais passer une audition. Je dansai nue devant eux sur la petite scène ; il faisait sombre et venant d’en haut, un filet de lumière bleue filtrait. Sans me presser, languissante, les yeux attachés à terre, je faisais mes meilleurs pas.

La tête inclinée, j’observais les deux frères, tout de noir habillés, qui semblaient me regarder avec quelque intérêt.

Bientôt ils se concertèrent dans un coin ; celui qui avait un binocle, tête baissée, l’autre les yeux et la moustache en l’air.

Ils m’arrêtèrent et me conduisirent à travers les encombrements du plateau dans une sorte de trou noir qui leur servait de cabinet de direction.

Je fus engagée.

Oh ! je ne veux pas me rappeler les débats pour les appointements.

Les répétitions traînèrent un peu.

Je devais, pseudo-hypnotisée, « mimer » sur la scène, d’après un poème de M. Styx de Trèfle sur lequel M. Jacques Levaire avait écrit une délicieuse musique.

Le soir de la première eut enfin lieu. N’aurais-je crainte que l’on m’accuse de coquetterie ?…

Je dirais que je n’eus pas le moindre trac, pas le moindre…

La première alla bien.

Il y avait au moins trois habits noirs dans les loges et vaguement, dans l’éblouissement de la rampe, il me sembla en reconnaître un.

J’entrevis des bâillements qui de la scène me parurent énormes.

Deux ou trois bouquets dans le coin qui me servait de loge, dont un tout d’hortensia bleu — me firent plaisir.

Je n’eus guère notion de ce que je fis ce soir-là.

La seconde représentation fut moins heureuse et les suivantes pitoyables…

Aussi mes camarades en profitaient-ils pour m’accabler de consolations exagérées et de parti pris qui me faisaient plus souffrir encore que leur dédain.

Jusqu’aux machinistes qui, à l’abri derrière les portants, ne se gênaient point de rire.

Je n’osais me plaindre.

Piteusement, les Électra me regardaient, mais sans colère.

Le public allait jusqu’à jeter des pelures d’oranges sur la scène. Ils ne m’adressaient jamais un mot, et je sentais qu’eux comprenaient ma valeur. La vérité était que là n’était pas ma place.

De ce moment, une sympathie irrésistible se dégagea de mon être pour les frères Électra ; plus tard cette sympathie ne s’est jamais démentie.

Un soir j’eus la curiosité de regarder par un trou de la toile. Je voulais voir ce public hostile qui tout à l’heure allait m’accabler.

Au premier rang se prélassait, entre un petit garçon et un plus petit mari, une grosse dame enfermant dans un corsage crème noué d’une lavallière bleu marine et d’une ceinture bleu ciel, une masse débordante de graisse en nichons, entrecôtes, bajoues et chairs qui retombaient sur deux montagnes de cuisses recouvertes d’une robe noire et que terminaient des souliers gargantuesques et vernis.

Autour étaient disposés des ouvriers, des calicots habillés prétentieusement et lançant des coups d’œil aux quelques cocottes sales et éparses : plus sales encore que la salle.

Au fond, dans une loge, il me sembla tout à coup revoir ce plastron blanc d’habit noir qu’il m’avait semblé reconnaître le soir de la première…

Collant mon œil à la toile malgré le machiniste qui me tirait par la robe, j’essayais de voir.

Autant le machiniste que l’éclat de la rampe qu’on venait d’allumer et le brouhaha du public m’empêchèrent même d’apercevoir à nouveau.

On leva le rideau.

Après les quelques exercices préliminaires, numéros fades, ce fut mon tour.

Ma vedette avait considérablement diminué… Quant à mon assurance… elle me faisait presque complètement défaut.

J’avalai une tasse de thé à laquelle je trouvai un goût singulier.

Au moment d’entrer en scène, je fus prise de cette torpeur étrange, autrefois ressentie.

Mes pas se commandaient seuls.

Entendant à peine la musique j’avançais en dansant, comme soulevée de terre.

Les plis gracieux de mon voile flottaient comme des feux follets suivant une fée, et mes cheveux légèrement dénoués voltigeaient délicieusement.

Des bravos m’accueillirent. Encouragée je commençais à reprendre mes sens quand une véritable tempête de sifflets vint glacer mon sang dans mes veines.

Décidément c’était une cabale.

Il suffisait de quelques imbéciles pour entraîner une foule, naturellement aimante de « chahut ».

Je voulus continuer.

Les sifflets s’étaient tus et voici les quelques exclamations entendues, tandis que je continuais à esquisser mes pas :

— La môme la Bringue.

— Ell’ a pas volé son nom.

— Quat’ ronds, j’t’emmène…

— À la campagne.

— Tu vas te casser quelque chose…

— Elle tourne déjà de l’œil.

— Tourne les talons, ça vaudra mieux…

— Elle vient de faire pipi !…

On se leva, on se bouscula.

La pluie de projectiles accompagna la pluie de quolibets. Les lustres dansaient, les balcons tournaient devant moi et tout & coup je glissai sur une maudite pelure d’orange et je tombai.

La torpeur m’envahissait de plus en plus.

Les yeux angoissés, la gorge étranglée, j’essayais de crier « Grâce ».

Désespérément je regardais les machinistes qui ne baissaient point le rideau, amusés, lâches.

Lâche aussi cette foule dont les bras terribles me menaçaient.

J’étais acculée, sans défense.

Tout à coup, faisant un effort pour me relever, je vis avec effroi une tête énorme emplir la salle.

C’était la tête de Lebreton, immense, le cou à terre, le crâne à la voûte avec ses lèvres rouges et ses cheveux teints, son rictus fantastique et son menton gigantesque.

Il sifflait, le monstre, et ses yeux lançaient des flammes méchantes.