Les Sept Pendus/VII

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Traduction par Serge Persky.
Charpentier (p. 77-85).


VII

IL N’Y A PAS DE MORT


Et Moussia était heureuse !

Les bras croisés derrière le dos, revêtue d’une robe de prisonnière trop grande pour elle et qui la faisait ressembler à un adolescent affublé d’un costume d’emprunt, elle allait et venait dans sa cellule, à pas égaux, sans se lasser. Elle avait retroussé les manches trop longues de sa robe, et ses bras minces, amaigris, ses bras d’enfant, sortaient des larges entournures comme des tiges de fleurs placées dans une cruche malpropre et vulgaire. La rudesse de l’étoffe irritait la peau du cou blanc et gracile ; parfois, d’un mouvement des deux mains, elle dégageait sa gorge et tâtait avec précaution l’endroit où la peau lui cuisait.

Moussia marchait à grands pas, et elle se justifiait, en rougissant, de ce qu’on lui avait assigné à elle, si jeune, si humble, qui avait fait si peu de chose, la mort la plus belle, réservée jusqu’alors aux martyrs. Il lui semblait qu’en mourant à la potence, elle affichait une prétention de mauvais goût.

À la dernière entrevue, elle avait prié son avocat de lui procurer du poison, mais aussitôt elle y avait renoncé : n’allait-on pas penser qu’elle agissait ainsi par peur ou par ostentation ? Au lieu de mourir modestement, inaperçue, ne causerait-elle pas encore du scandale ? Aussi avait-elle ajouté vivement :

— Et puis, non, c’est inutile !

Maintenant, son unique désir est d’expliquer, de prouver qu’elle n’est pas une héroïne, qu’il n’est pas effroyable de mourir, qu’il ne faut ni la plaindre, ni se tourmenter pour elle.

Comme si on l’avait vraiment accusée, Moussia cherche des excuses, des prétextes de nature à exalter son sacrifice et à lui donner une valeur réelle.

« En effet, se dit-elle, je suis jeune, j’aurais pu vivre longtemps encore. Mais… »

De même que la lueur d’une bougie s’efface dans le rayonnement du soleil levant, la jeunesse et la vie lui paraissent ternes et sombres devant l’auréole magnifique et lumineuse qui va couronner sa modeste personne.

« Est-ce possible ? se demande Moussia, toute confuse. Est-il possible que je mérite qu’on me pleure ? »

Et une joie indicible l’envahit. Il n’y a plus de doute ; élue, elle est élue entre toutes ! Elle a le droit de figurer parmi les héros qui, de tous pays, s’en vont vers le ciel au travers des flammes, des exécutions. Quelle paix sereine, quel bonheur infini ! Immatérielle, elle croit planer dans une lumière divine.

À quoi Moussia pense-t-elle encore ? À bien des choses, car pour elle, le fil de la vie n’est pas coupé par la mort, mais continue à se dérouler d’une manière calme et régulière. Elle pense à ses camarades, à ceux qui, de loin, sont angoissés par l’idée de son supplice prochain ; à ceux qui, plus proches, iront avec elle à la potence. Elle est étonnée que Vassili soit en proie à une telle peur, lui qui a toujours été brave. Le mardi matin, alors qu’ils s’étaient préparés à tuer et à mourir eux-mêmes, Tania Kovaltchouk avait tremblé d’émotion ; il avait fallu l’éloigner, tandis que Vassili plaisantait, riait, se mouvait au milieu des bombes avec si peu de précaution que Werner lui avait dit d’un ton sévère :

— Il ne faut pas jouer avec la mort !

Pourquoi donc Vassili a-t-il peur maintenant ? Cette terreur incompréhensible est si étrangère à l’âme de Moussia, qu’elle cesse bientôt d’y penser et d’en chercher la cause. Soudain, une envie folle la prend de voir Serge Golovine et de rire avec lui.

Peut-être aussi sa pensée ne veut-elle pas s’arrêter longtemps sur le même sujet, comme un oiseau léger qui plane devant les horizons infinis, et pour lequel l’espace tout entier, l’azur caressant et tendre, est accessible. Les heures sonnent. Les pensées se fondent dans une symphonie harmonieuse et lointaine : les images fuyantes deviennent une musique. Il semble à Moussia qu’elle voyage, pendant une nuit tranquille, sur une route large et douce ; les ressorts de la voiture tressautent faiblement. Tous les soucis ont disparu ; le corps fatigué se dissout dans les ténèbres ; joyeuse et lasse, la pensée crée paisiblement de vives images et s’enivre de leur beauté. Moussia se rappela trois camarades qui avaient été pendus récemment ; leurs visages étaient illuminés et proches, plus proches que ceux des vivants… Ainsi, le matin, on pense gaiement aux amis hospitaliers qui vous recevront le soir, le sourire aux lèvres…

À force de marcher, Moussia se sentit très fatiguée. Elle se coucha avec précaution sur le lit de camp et continua à rêver, les paupières à demi-closes :

« Est-ce bien la mort ? Mon Dieu, qu’elle est belle ! Ou est-ce la vie ? Je ne sais pas, je ne sais pas ! Je vais voir et entendre… »

Depuis les premiers jours de sen emprisonnement, elle était en proie à des hallucinations. Elle avait l’oreille très musicale ; affiné encore par le silence, son sens auditif rassemblait les échos les plus ténus de la vie : le pas des sentinelles dans le corridor, le tintement de l’horloge, le chuchotement du vent sur le toit de zinc, le grincement d’une lanterne, tout cela se fondait pour elle en une vaste et mystérieuse symphonie. Au commencement, ces hallucinations effrayaient Moussia qui les chassait comme des manifestations morbides ; puis elle comprit qu’elle était bien portante, qu’il n’y avait là aucun symptôme pathologique ; alors elle ne résista plus.

Mais voici qu’elle entend très nettement le fracas d’une musique militaire. Étonnée, elle ouvre les yeux, lève la tête. Par la fenêtre, elle voit la nuit ; l’horloge sonne. « Encore ! » pense-t-elle sans se troubler, en fermant les paupières. Aussitôt, la musique recommence. Moussia distingue nettement le pas des soldats, tournant l’angle de la prison ; c’est un régiment tout entier qui passe sous les fenêtres. Les bottes scandent le rythme de la musique sur la terre gelée : une ! deux ! une ! deux ! Parfois, le cuir d’une botte craque ; un pied glisse et se raffermit aussitôt. La musique se rapproche, elle joue une marche triomphale, bruyante et entraînante, que Moussia ne connaît pas. Il y a probablement une fête dans la forteresse.

Les soldats sont sous les fenêtres et la cellule se remplit de sons joyeux, cadencés et harmonieux. Une grande trompette de cuivre lance des notes fausses : elle n’est pas en mesure. Moussia se représente le petit soldat qui joue de cette trompette avec un air appliqué, et Moussia rit.

Le régiment a passé ; le bruit des pas va en mourant : une, deux ! une, deux ! De loin, la musique est encore plus belle et plus gaie. Plusieurs fois encore, la trompette retentit à contre-temps, de sa voix métallique, sonore et gaie, et tout s’éteint. De nouveau, les heures sonnent au clocher.

De nouvelles formes viennent, qui se penchent sur elle, l’entourent d’un nuage transparent, et l’élèvent très haut, là où planent les oiseaux de proie. À gauche, à droite, en haut, en bas, partout des oiseaux crient comme des hérauts : ils appellent, ils avertissent. Ils déploient leurs ailes, et l’immensité les soutient. Et sur leur poitrine gonflée qui fend l’air, se reflète l’azur étincelant. Les battements du cœur de Moussia deviennent de plus en plus égaux, sa respiration de plus en plus calme et paisible. Elle s’endort ; son visage est pâle ; ses traits tirés ; ses yeux cernés. Sur ses lèvres un sourire. Demain, quand le soleil se lèvera, ce visage intelligent et fin sera déformé par une grimace qui n’aura plus rien d’humain ; le cerveau sera inondé d’un sang épais ; les yeux vitrifiés sortiront des orbites. Mais aujourd’hui, Moussia dort tranquille et sourit dans son immortalité.

Moussia dort.

Et la prison continue à vivre sa vie spéciale, aveugle, vigilante comme une inquiétude perpétuelle. On marche. On chuchote. Un fusil résonne. Il semble que quelqu’un crie. Est-ce vérité ou hallucination ?

Le guichet de la porte s’abaisse sans qu’on l’entende. Dans l’ouverture noire apparaît une sinistre figure barbue. Longtemps, des yeux écarquillés contemplent avec étonnement Moussia endormie ; puis la figure disparaît comme elle est venue.

Le carillon sonne et chante, longuement. On dirait que les heures fatiguées gravissent vers minuit une haute montagne ; l’ascension est de plus en plus pénible. Elles glissent, retombent en arrière en gémissant et se remettent à monter péniblement vers le noir sommet.

On marche. On chuchote. Déjà, on attelle les chevaux à la sombre voiture dépourvue de lanterne.