Les Siècles morts/L’Épouse de Mardouk

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Les Siècles mortsAlphonse Lemerre éd.I. L’Orient antique (p. 70-86).


 
....Babel est prise, Bel couvert
de confusion ; Mérodach est vaincu...

Jérémie, L, 2.






Depuis les jours sans nombre où les Rois très antiques
Ont nivelé le sol et détourné les eaux,
La Tour se dresse au loin sous les cieux prophétiques.

Des peuples disparus ont traîné par monceaux
Le bitume et la brique et l’argile à sa base,
Où des Rois oubliés ont enterré leurs sceaux.

De sa masse immuable et splendide elle écrase
Babilou qui croupit au nord du Fleuve noir,
Sous des huttes de joncs, chargés de lourde vase.

Nipour et Borsippa peuvent apercevoir
Le faîte, lamé d’

or, que le soleil éclaire,
Comme un flambeau sacré, du matin jusqu’au soir.

Car selon l’ancien rite et l’ordre séculaire,
Elle est orientée aux quatre vents du ciel,
Sur le bloc ignoré de sa pierre angulaire.

Sept temples, enfermant la cellule et l’autel,
Etagent leurs gradins de la base à la cime
Où sept Dieux ont fixé leur séjour immortel.

Les portes sont de cèdre et de pin maritime ;
Et jamais rien d’impur n’a profané le seuil
De la chambre où Mardouk goûte une paix sublime.

Or ce soir, morne et plein d’amertume et de deuil,
Sur sa couche d’argent le Dieu rêve et s’irrite,
Et l’angoisse prochaine a passé dans son œil.

Le déluge des temps roule et se précipite,
Entraînant avec lui vers l’abîme inconnu
Sa tiare éphémère et sa splendeur proscrite.

Sa corne est sans éclat et le jour est venu,
Puisque au mois annoncé on a voilé sa face,
D’être comme un captif méconnaissable et nu.


Le présage était vrai. Les Dieux d’une autre race,
Tels que des conquérants gorgés d’or et de vin,
Sur son trône avili s’assoiront à sa place.

Mardouk songe en son cœur impénétrable. En vain
Le parfum de Tarschisch s’évapore et balance
Un nuage odorant autour du front divin.

Vainement devant lui l’eau murmure et s’élance
En perles des bassins de marbre et de métal :
Mardouk ne voit plus rien ; il attend en silence.

Il attend le témoin de son ennui fatal,
La Vierge qui, vouée aux insultes futures,
Le verra d’un seul coup choir de son piédestal.

C’est elle. Torche en main, par les salles obscures
Le prêtre Khaldéen guide ses pas furtifs ;
Et la flamme qui passe éveille les sculptures.

Elle fait se dresser de leurs socles massifs
Les colosses divins, tels qu’une immense foule,
Ouvrant leurs yeux de pierre et dans l’ombre attentifs.

Sur des hauts-reliefs peints, Nirgal enchaîne et foule
Des taureaux fabuleux, convulsés sous son char ;
L’arche d’Hasis-Adra vogue à travers la houle.


Plus loin, devant la frise où combat Iztoubar,
Portant Tare étoile, le carquois et la verge,
Sur un lion rampant monte la grande Ištar.

Tels se pressent les Dieux dont la statue émerge
Des murs noirs, aux lueurs du flambeau qui décroît ;
Rigides et muets, tous regardent la Vierge.

Elle effleure à pas lents le pavé riche et froid,
Et les anneaux d’argent de ses chevilles fines
Tintent sur les degrés de l’escalier étroit.

Elle est belle parmi les esclaves divines,
Comme un astre nouveau qui s’allume au couchant,
Comme un palmier choisi parfumant les collines.

Sur le manteau brodé qu’elle traîne en marchant
Un voile, trois fois teint de pourpres violettes
Et constellé d’émaux, retombe en la cachant.

De la tiare au col de lourdes bandelettes
Pendent des deux côtés, et jusqu’au sein fleuri
Comme un serpent s’enlace un collier d’amulettes.

Les gardiens des trésors ont ouvert et tari
Les grands coffres où, tels que le blé dans les granges,
S’entassaient les joyaux de Zour et de Moušri.

Aussi comme un soleil brillent,

parmi les franges,
La ceinture incrustée et le pectoral d’or,
Semé d’yeux éclatants et de pierres étranges.

Sept fois purifiée elle est plus pure encor
Que l’eau des réservoirs où, par la sécheresse,
La colombe, au matin, se baigne et prend l’essor.

Car nul n’a respiré la fleur de sa jeunesse
Ni comme un épi mur moissonné sa beauté.
Le Dieu jaloux et fort a gardé sa prêtresse.

Les femmes en secret seules ont écarté
Le voile inviolé sur ses seins et son ventre
Et connu la pudeur de sa virginité.

Les portes ont roulé sur les gonds noirs. Elle entre,
Tombe et ferme ses yeux qu’aveugle la splendeur
De Mardouk immobile et rayonnant au centre

De la mystérieuse et vaste profondeur.


II

En ce moment, coupé d’éclairs stridents et rudes,
Dans le ciel rouge, empli de hurlements, souffla
Comme un vent de fureur, chassé des solitud

es.

Or le Dieu tressaillit sur son trône, et voilà
Qu’il se dressa, criant d’une voix âpre et forte
Dont le temple éternel comme un roseau trembla :

— La foudre éclate au nord et l’ouragan l’apporte !
Malheur sur le Pays ! Malheur sur Babilou !
Sur la cité qui gît dans sa majesté morte !

Malheur sur le Pays, sur le Roi jeune et fou
Qui chancelle et pâlit aux bras des étrangères
Et marche dans le sang fumant jusqu’au genou !

Comme il arrache et tord les étoffes légères
Sur leurs flancs arrondis, tel sera lacéré
Son vêtement de gloire aux pourpres mensongères.

Sa royauté sera comme un mur effondré,
Son cœur comme un cloaque et sa force pareille
A celle d’un chevreau que le tigre a flairé.

Les rires des vainqueurs riront à son oreille,
Et sa ville royale et son toit triomphant
Sembleront un rucher que déserte l’abeille.

Tel qu’un vaisseau pourri qui chavire et se fend
Son trône va sombrer ; sa lance obscure et terne
Sera comme un fétu dans la main d’un enfant.


La malédiction rugit ; la mort te cerne ;
Écoute la parole, ô Roi Bel-sar-onsour !
Car le sang comme un flot déborde la citerne.

J’ai retiré de toi mon glaive et mon amour ;
Et voici qu’à ton mur tu vois en traits de flamme
Les trois mots incompris flamboyer tour à tour.

Et toi, qui viens t’offrir au lit qui te réclame,
Épouse de Mardouk, debout ! Rouvre tes yeux !
Mon sceptre sur ton front s’abaisse. Écoute, ô femme !

Vainement tu tendras, sur tes tapis soyeux
Et les peaux de lions de la couche mystique,
Tes lèvres et ton corps vers le baiser des Dieux.

En vain jusqu’au matin la Pyramide antique
Pour la dernière fois entendra retentir
Comme un râle altéré ton sanglot fatidique.

O Vierge Khaldéenne, avant de s’engloutir
Avec son temple en feu sous l’amas des murailles,
Mardouk entre tes seins ne viendra plus dormir.

Je n’engendrerai point au fond de tes entrailles
Le Vengeur impuissant, le Fils de ma fureur,
L’Enfant mystérieux promis aux funérailles.


Car c’est l’instant. Ce soir, sanglant, voilé d’horreur,
Le disque du soleil a la double apparence
Et les trois rayons bleus du signe avant-coureur.

Dans les vases d’airain l’huile est épaisse et rance ;
On a cherché les doigts aux mains d’un nouveau-né.
Et sa mère en hurlant maudit sa délivrance.

La lionne a gémi ; le chien a profané
Le sanctuaire impur et la chambre déserte
Où son vomissement sur la dalle a traîné.

Moi-même enseveli, tel qu’une idole inerte,
Dans mon abjection et ma stérilité,
Je ne conjure point l’opprobre de ma perte.

Avec les autres Dieux par l’orage emporté,
Au Pays sans retour où nous allons descendre
Je cacherai l’affront de ma divinité.

Tel qu’un pestiféré, sans voir et sans entendre,
Pour étancher ma soif, pour apaiser ma faim,
Je boirai l’eau bourbeuse et mangerai la cendre.

Les signes ont paru, mais l’anathème est vain ;
Et Mardouk foudroyé, qui tombe à la renverse,
Meurt et s’anéantit dans l’orgueil de sa fin.


Malheur ! J’entends marcher la nation perverse,
Et de son lourd sabot broyant peuples et murs,
Hors des monts de Mâdaï, bondir le mulet Perse.

Il accourt, le Pasteur formidable, aux yeux durs,
Poussant comme un troupeau dans le désert aride
Les poudreux tourbillons de ses guerriers impurs ;

Celui qui monte en char et qui tient par la bride
Les chevaux de Mithra, dont le poil est vermeil,
Le grand Roi, Roi des Rois, Kouraš, Akhéménide ;

Celui qui va, semblable au loup rôdeur, pareil
Au voleur se glissant par la porte du Fleuve,
De ton sang, ô ma Ville, inonder ton sommeil.

Tels que des boucs lascifs dans une étable neuve,
Ardents et bousculés vers tes enclos ouverts,
Les rouges cavaliers foulent ton lit de veuve.

Voici les Chefs, laissant de leurs morts découverts
Se pourrir, aux sommets, la chair nauséabonde,
Comme un festin servi pour les chiens et les vers ;

Les ravageurs des parcs où la gazelle abonde,
Dont, à travers les monts, le fouet d’Auramazdâ
Excite vers tes champs la horde vagabonde.


Temples, berceaux divins, terre que féconda
Le sang de Thihamthi, répandu sur la grève,
Rempart où la vigueur des Mâles résida !

Colosses écroulés comme un arbre sans sève,
Pyramides et Tours, jardins, palais, je vois
Monter la nuit du crime et le matin du glaive.

Gémissez et pleurez, femmes ! du haut des toits,
Sur moi, sur Babilou, vomissez l’anathème !
Poussez vos hurlements vers vos enfants en croix !

Sous vos cheveux épars, souillés de cendre blême,
Ainsi que des hiboux aux seuils de vos maisons,
Jetez le cri funèbre et le sanglot suprême !

Malheur ! Malheur ! L’éclair onduleux des tisons
M’enveloppe et la flamme inextinguible gagne
Par bonds précipités les bords des horizons.

Je meurs ! Derniers Esprits dont le vol m’accompagne,
Emportez-moi dans l’ombre avec les Dieux vaincus,
Vers le Nord solitaire où surgit la Montagne !

Et là, veillant ma chair en proie aux becs aigus,
Ombrageant mon tombeau de vos ailes nocturnes,
Effacez de mes yeux les jours que j’ai vécus ! —

Tel Mardouk a crié sous les cieux taciturnes.



III

Comme un feu protecteur tous les soirs allumé,
Dont la fuite assombrit la nuit opaque et morne,
Les astres désertaient le ciel accoutumé.

Du nord jusqu’au midi l’obscurité sans borne
Roule sinistrement l’épaisseur de ses flots
Où la lune qui meurt plonge sa double corne.

Le vent s’apaise, tombe, et ses âpres sanglots
Ont cessé de répondre au grondement vorace
Des lions affamés au fond des antres clos.

Et le Perath, autour des remparts qu’il embrasse,
Sous les palmiers rugueux coule, à travers la nuit,
Vers la cité superbe aux jardins en terrasse.

Sur les murs assiégés rien ne bouge ou ne luit.
Aucun soldat, debout au seuil des citadelles,
Ne jette un cri d’alarme et ne veille. Nul bruit.

Lourds de viande et de vin, les archers infidèles
Dorment, dans leurs manteaux, près des portes de fer
Que les chauves-souris frôlent de lents coups d’ai

les.

Les machines battant les tours, comme la mer,
De leurs chocs réguliers n’ébranlent plus l’enceinte,
Et la grêle des traits ne siffle plus dans l’air.

Mais oubliant le camp et le Perse et l’étreinte,
Exultant dans sa force et ses désirs altiers,
Le cœur de Babilou s’enorgueillit sans crainte.

Dans le silence obscur, parmi les noirs dattiers,
Mêlée aux chants aigus des trompettes joyeuses,
La rumeur de la fête emplit les deux quartiers.

Étrangers et soldats vers les cours spacieuses
Où siègent à leur rang les femmes aux yeux peints,
Courent, la lèvre sèche, en troupes furieuses.

Et tous, offrant des fruits, des poissons ou des pains,
Aux bras voluptueux des brunes courtisanes,
S’enfoncent tour à tour dans l’ombre des grands pins.

Les esclaves, au bruit des cymbales profanes,
Vêtus de pourpre abjecte, enivrés et meurtris,
Le bâton dans la main, vont assis sur des ânes.

Et le Roi, tout au fond du palais, loin des cris,
Trônant environné d’eunuques et de sages,
Boit le vin de palmier dans des brocs d’or fleuris.


Rien ne trouble son cœur. La terreur des présages
S’efface comme un songe, et son père et son Dieu
N’ont pas du sacrifice éloigné leurs visages.

Et le tumulte croît toujours. Mais au milieu
Des remparts, comme un puits perd ses eaux tarissables,
Le Perath oublié va baissant peu à peu.

Lentement sur les bords des quais infranchissables
Le vieux fleuve, captif entre ses murs dormants,
Découvre par degrés ses roseaux et ses sables.

Des pilotis visqueux et des soubassements,
Depuis les jours d’Ea rongés d’herbe et d’écume,
Pieu vent sur le granit de jaunes suintements.

Et les hautes parois, enduites de bitume,
Se dressent d’un seul bloc hors du lit desséché
Où meurent les poissons sur le limon qui fume.

Mais du Perath fangeux, par les canaux lâché,
Monte confusément dans la profondeur sombre
Un bruit pareil aux pas d’un troupeau détaché.

Elle approche en rampant dans la vase et dans l’ombre,
Sous le poil des manteaux voilant les boucliers,
L’armée inattendue, invisible et sans nombre.


Kouraš sur un char blanc que trois cents cavaliers
Entourent, Tare bandé, frémissants et farouches,
Attend l’heure, immobile au pied des escaliers.

Une double clameur déchire et tord les bouches ;
Et du fleuve tari jusqu’aux mornes remparts,
Vibre dans Babilou l’éclair des torches louches.

Des pavés et des seuils, des toits, de toutes parts,
Comme un torrent subit le sang ruisselle et noie
Des monceaux charriés de cadavres épars.

La flamme hésite encore et va cherchant sa proie ;
Mais soudain, jaillissant comme d’un grand bûcher,
Dans la nuit qu’elle embrase elle siffle et tournoie.

Alors, tel qu’un veilleur debout sur un rocher,
Mardouk, du faîte altier de son temple, regarde
Le flux incandescent s’épandre et s’approcher.

L’Epouse délaissée, à genoux et hagarde,
Pleurant sur sa jeunesse et les derniers dédains,
Tend ses bras suppliants vers le Dieu qui la garde.

Mais lui, baigné de pourpre et de reflets soudains,
Rigide, affermissant le sceptre à lourde hampe,
Voit le feu qui déborde autour des vieux jardins.

Des assises de brique aux marbres de

la rampe,
Vers les pins résineux et les cyprès géants
Comme un monstre écaillé la flamme ondule et rampe.

Des cascades d’airain, de fauves océans
D’asphalte et de métal, écroulés des tours noires,
Roulent en nappes d’or sur les degrés béants.

Comme une eau qui se brise aux flancs des promontoires,
La flamme qui déferle en longs replis cuivrés
Couvre les zigurrâts et les observatoires.

Tout disparaît : taureaux, gardiens des seuils sacrés,
Simulacres divins, gigantesques statues
Des rois anciens, siégeant sur des trônes dorés.

Et les montants dressés des portes revêtues
D’ivoire, et les piliers de cèdre étincelants
Flambent dans la hauteur des salles abattues.

Parmi la vague rouge, aux immenses élans,
Seule la Pyramide antique érige encore
Ses temples étages et ses toits rutilants.

Mais sans repos le feu court, s’irrite et dévore
La ville entière et monte et l’étreint brusquement
De la base au sommet d’un jet multicolore.


Et le haut sanctuaire, ainsi qu’un pic fumant,
Lance, vivante et droite, une flamme écarlate
Comme une éruption vers le noir firmament.

La coupole s’affaisse et rompt la paroi plate,
Et par vastes lambeaux calcinés et tordus,
Sur le sol crépitant la brique peinte éclate.

Et quand tout eut sombré, temples, autels fendus,
Voilà ce qu’au milieu de la chambre sublime
Vit le peuple muet des vainqueurs éperdus.

Comme sur un bûcher où monte la victime,
Au faîte chancelant de la Tour, surgissait
Un groupe colossal suspendu sur l’abîme.

L’incendie, enserrant de son triple lacet
Le piédestal miné, la muraille et les grilles,
Enveloppait le Dieu que la Vierge embrassait.

Les anneaux de métal autour de ses chevilles,
Se boursouflant, fondaient et coulaient en ruisseaux,
Et sur l’épaule ardente éclataient les armilles.

Tels qu’au soleil d’été brûlent de grands roseaux,
Ses cheveux s’embrasaient et, comme un cercle d’astres,
Flamboyaient à l’entour les perles des réseaux.

Trônant sur le brasier et l’amas des pilastres,
Mardouk saisit l’Epouse en ses bras

furieux
Comme une proie offerte aux suprêmes désastres.

Et dans un dernier râle un flot prodigieux
D’airain, de plomb fondu, d’argent et d’or liquide
Jaillit du front divin, de la bouche et des yeux.

Ce fut tout. En croulant, la rouge Pyramide
Emplit le ciel sinistre et la terre et la nuit
De l’éblouissement de sa gerbe torride.

Et Mardouk s’effondra sur le temple détruit.