Les Siècles morts/Éloge du Scribe

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Les Siècles mortsAlphonse Lemerre éd.I. L’Orient antique (p. 89-91).

 
Entends, ô Khons-Hoptou ! L’homme s’agite et change.
Mais celui-là, mon fils, est digne de louange
        Qui se souvient et tout d’abord,
Ainsi qu’un voyageur la route poursuivie,
Contemple ce qui fut, ouvre l'œil sur sa vie
        Et veille en préparant sa mort.

Heureux dès sa naissance, heureux parmi les hommes,
Le Scribe satisfait dont les mains économes
        N’ont point connu les durs travaux ;
Qui, les genoux croisés, assis dans les écoles,
Médite, au bruit secret des prudentes paroles,
        Les leçons des maîtres rivaux.

Entends ! Comme un esclave enfermé dans la

geôle,
Le guerrier dès l’enfance a courbé son épaule
        Sous le poids des armes de fer.
Le pus ronge sa tête et le casque la broie ;
Le sang rougit ses pieds ; le cuir de la courroie
        Use son ventre et mord sa chair.

Le carquois, les pains noirs, l’outre d’eau corrompue,
Font ployer comme un arc son échine trapue,
        Dans les marches vers les Khètas ;
Et quand soudain bondit le barbare farouche,
Le guerrier sans vigueur recule, geint, se couche
        Avec les morts tombés en tas.

Le forgeron suant remplit de ses mains viles,
Plus rudes que l’écaille au dos des crocodiles,
        La gueule ardente de son four ;
Le maçon, suspendu sur les échafaudages,
Chancelle au vent qui passe en rompant les cordages,
        Au faîte oscillant de la tour.

Le laboureur confie au sol noir qu’il défriche
Le grain, nouvel espoir d’une moisson plus riche ;
        L’oiseau pille les champs pelés ;
Et la récolte est vaine et trompeur le salaire
Lorsque se dresse, armé du bâton, près de l’aire,
        Le collecteur royal des blés.

Tout labeur journalier sème et nourrit sa

peine.
Le pâtre haletant pousse, égare, promène
        Son troupeau parmi les marais ;
Le batelier du Nil descend, remonte encore,
Et le chasseur d’oiseaux, debout avant l’aurore,
        Tire en vain le cordeau des rets.

Mais le Scribe, ô mon fils, tranquille en sa demeure,
Goûtant avec la paix la gloire intérieure,
        Se réjouit d’un cœur pieux,
Du bout d’un roseau fin effleurant sa palette,
Trace des signes bleus, rouges, noirs, et feuillette
        Les papyrus de ses aïeux.

Le Scribe intelligent est semblable aux abeilles ;
Il aspire les sucs, élabore en ses veilles
        Le miel parfumé des écrits ;
Butinant au hasard dans le jardin des mètres,
Il s’enivre lui-même et du parfum des lettres
        Charme les cœurs et les esprits.

Telle la vie heureuse et sans inquiétude,
Très longue, vénérable et libre dans l’étude,
        O Khons-Hoptou, luira pour toi.
Peut-être quelque jour, comme un rayon solaire,
Sur ton front glorieux que la science éclaire
        Tombera le regard du Roi.