Les Siècles morts/L’Amenti

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Les Siècles mortsAlphonse Lemerre éd.I. L’Orient antique (p. 92-123).


 
Son âme se tient debout devant Osiris.
Il a été trouvé de bouche pure sur la terre.
Je me place devant le maître des Dieux
Je me lève en Dieu vivant ; je brille dans la
société des Dieux qui sont au ciel.
Livre des Morts, ch. I, lignes 16-17.
Traduction P. PIERRET.






I

La Montagne de l’ouest, les rivages du Fleuve
Et le rocher libyque où, dans sa tombe neuve,
Sous des bandes de lin, parmi les noirs parfums,
Dort le peuple embaumé des Osiris défunts,
Retentissent de cris et de sanglots funèbres.
Un cortège sans fin vers le Lieu des Ténèbres,
Par les rampes des monts et le chemin sacré,
Suit le traîneau mystique où le Mort vénéré,
Cousin royal, Grand Chef d’Ouas, Prophète unique,
Serviteur du Taureau, Neb-Seni, véridique,
Allongeant sa momie au fond du coffre épais,
Monte vers le sépulcre et s’étend dans la pai

x.
Il n’est plus, le Seigneur du Nome héréditaire.
Son âme a dépassé la Porte du Mystère ;
Mais son corps périssable aux mains des embaumeurs
Reste pur et complet, et malgré les clameurs,
Malgré la plaie ouverte et le couteau de pierre,
Ressuscite immortel en sa forme première.
L’acre bain de natrum a corrodé les chairs ;
La résine de cèdre et les parfums amers,
Les aromates noirs, les poudres végétales,
Deux mois, ont imprégné le corps aux membres pâles.
Le cœur et les poumons, le foie et l’intestin,
Dans des vases scellés, marqués du nom certain,
Ont séché, défendus par les quatre Génies,
Sous le lit funéraire où, les jambes unies,
Remplissant tout entier le coffre de carton,
Colliers d’émail au cou, barbe fausse au menton,
Dans le réseau croisé des fines bandelettes,
L’incorruptible mort, avec ses amulettes
Et le rouleau funèbre enclos dans son cercueil,
Solitaire, attendait le jour du dernier deuil.

Le jour suprême a lui. La salle intérieure
De la resplendissante et terrestre demeure
A vu le maître ancien pour la dernière fois.
Les prêtres sont venus. Les sanglots et les voix
Des parents ont mêlé leurs plaintes douloureuses
Aux larmes de la veuve, à l’appel des pleureuses,
Au monotone chœur des fils désespérés,
Qui vont, le front meurtri par leurs poings lacérés,
Souillant leur face blême

et dans leur chevelure
Semant la boue épaisse et la poussière impure.

À travers Pi-Amen, dans l’ordre habituel
Réglé pas les Grands Dieux et le saint Rituel,
Le cortège éploré déroule en longue file
Sa pompe accoutumée aux portes de la ville.
En tête, transportant les meubles du tombeau,
Le lit, les coffrets peints, le siège et le flambeau.
Les figures d’émail, les vases, les offrandes,
La bière fermentée et les pains et les viandes,
Marchent les serviteurs que Neb-Seni vivant
Aveuglait de rayons comme un soleil levant.
Et derrière eux, parmi les pleureuses, le Prêtre
Parfume avec l’encens le char pompeux du Maître.

Mais le Nil vénéré traîne ses flots divins ;
Et les radeaux emplis nagent vers les ravins
Et les rocs, surplombant la rive occidentale
Où la crypte s’enfonce en une nuit fatale.
Le mort s’embarque, il vogue et, passager d’un jour,
Voyage vers le puits du ténébreux séjour,
Tandis que sur les eaux le battement des rames
D’un rhythme intermittent scande le chant des femmes.


LES PLEUREUSES.

Laissez, ô matelots, laissez, laissez encor
Pendre les avirons au long des barques d’or !

Qu’il ne s’éloigne pas, qu’il demeure à sa place,
Le mort silencieux qu’un triple voile enlace.
O vous qui reverrez le seuil de vos maisons,
Ne hâtez point vos pas vers d’autres horizons ;
Attendez ! Mais, hélas ! la barque Osirienne
Emporte loin d’ici son âme avec la mienne ;
Il part ! Vers l’occident et l’impalpable lieu
Tu navigues, parfait, dans le vaisseau du Dieu,
Pour aborder au port de la double Justice,
O toi, vivant hier, véridique et sans vice !
Toi que servaient jadis des esclaves nombreux,
Oublié, sans escorte, abandonné par eux,
Parcours, ô Voyageur, la grande solitude !
Tes pieds, liés ensemble, ont perdu l’habitude
De suivre dans les champs le chemin des travaux.
Et voici qu’aujourd’hui, ceint de langes nouveaux,
Tu gis, comme un enfant qu’on porte et qu’on balance,
Dans l’immobilité de l’éternel silence.
Pleurez ! Pleurez ! Pleurez ! ô lamentables cris !
Toi veuve au sein voilé, toi mère aux cheveux gris,
Menez le deuil farouche et, déchirant vos membres,
Roulez vos corps meurtris contre les murs des chambres !




La flotte aborde enfin ; le cortège a passé.
Dans l’ordre primitif, loin du Nil traversé,
Il décroît lentement et s’allonge et circule
Par les sentiers rugueux où, dans le crépuscule,

Aux flancs des monts abrupts, taillés en escaliers,
Les images des morts s’alignent par milliers.
Et toutes, sur des blocs côte à côte rangées,
Gardiennes du repos au seuil des hypogées,
Sans gestes, sans regards, comme un peuple d’aïeux,
Accueillent le Défunt vénérable et pieux
Qui vient, dans l’ombre sainte, habiter auprès d’elles
L’obscure profondeur des maisons éternelles.

Salut, tombeau secret ! Le voyage est fini
Que sur l’heureuse terre accomplit Neb-Seni.
La demeure est ouverte et la stèle est plantée ;
Les aliments sont prêts, l’offrande est apportée.
Le chacal Anopou dresse le coffre étroit
Devant la porte basse où Neb-Seni, tout droit
Dans la gaine de cèdre aux lourdes planches peintes,
Entend monter vers lui l’écho mourant des plaintes,
Et comme un hôte cher, voilé du masque bleu,
Reçoit le dernier pleur et le suprême adieu.
Le prêtre a répandu l’eau purificatoire,
Et le crochet de fer emmanché dans l’ivoire
A successivement frôlé les yeux éteints
Du cadavre, la bouche et les pieds incertains
Et tout ce qui vivra, comme aux jours de la vie,
Dans la béatitude éternelle et ravie.

Et lui, le Mort très pur, le Prophète inspiré,
Le Chef que pleure encor Pi-Amen, est entré
Dans sa tombe divine où la nuit préalable
Garde jusqu’au réveil la

chair inviolable.
La porte est close ; il dort. Neb-Seni n’entend pas
La clameur décroissante et le bruit du repas
Où ses proches, devant les lugubres murailles,
Boivent au long banquet le vin des funérailles,
Tandis que, se penchant sur des harpes de deuil,
Des chanteurs au front ras chantent l’antique orgueil
De sa gloire, et la vie après la sépulture
Au sein des Dieux cachés, dans la splendeur future.


LE PREMIER HARPISTE.

Ton destin est parfait dans l’immobilité,
O grand Chef ! Les vivants meurent, et d’autres races,
Sur la terre de Kem et le sable argenté,
Avant de disparaître, ont effacé leurs traces.

Toujours Râ flamboyant monte au firmament clair
Et Toum s’évanouit dans l’ombre vespérale ;
Toujours le souffle épars dans la chaleur de l’air,
Aux soleils printaniers, joint la femelle au mâle.

Tout meurt et tout renaît. Les murs de la cité
Sont détruits, où naguère ont respiré les Maîtres ;
Et, comme un peuple vain n’ayant jamais été,
Disparaît à son tour la tribu des Ancêtres.

Mais toi, comme un amant charmé, dans la

douceur
Des chants et des parfums, qu’à jamais tu suspendes
Autour des seins naissants de la vierge, ta sœur,
Des perles en colliers et des fleurs en guirlandes.

Que ton âme s’abreuve à l’eau de ton bassin
Où frissonne, ô très bon ! l’ombre des sycomores,
Et que ton cœur limpide, inébranlable et sain,
Soit comme un temple ouvert aux profondeurs sonores.

Puis, au moment des Dieux, quand viendra la saison
Du nocturne voyage, après la tâche faite,
Plein de force et de joie, entre dans la Maison,
Osiris Neb-Seni, Chef du nome et Prophète !


LE DEUXIÈME HARPISTE.

O Formes ! ô Cachés ! Cycles des Dieux ! Esprits
Dont le nom fatidique ouvre les yeux surpris
Du voyageur errant au sein des formes sages !
O vous, êtres futurs, peuples multipliés,
Qui lirez aux parois des tombeaux oubliés
L’obscur déroulement des chants et des présages !

Vous qui serez témoins et direz pleins d’effroi :
— La grandeur de la terre est un songe ! Pourquoi
L’anéantissement sinistre de la tombe ? —

Écoutez ! C’est le port où tout revient finir,
Races des premiers jours, nations à venir,
Où toute chose humaine aborde, roule et tombe.

Mourir, c’est se dissoudre au cœur illimité
De celui dont le temps emplit l’éternité ;
C’est unir à son Dieu sa poussière et sa gloire ;
C’est présenter son âme au creux de ses deux mains,
Et nourri de justice et de mets surhumains,
Dans la barque divine embarquer sa mémoire.

Ta mémoire, ô Louable ! est dans On, et les Dieux
Découvrent le mystère à ton œil radieux.
Anopou te soutient, ton Seigneur te protège ;
Les tissus de Taït voilent ton corps ; Manou
A suspendu l’émail funéraire à ton cou ;
Les deux sœurs d’Osiris ont suivi ton cortège.

Car dès son jeune éveil, sans crainte et sans effort,
Ton âme a préparé la couche de la Mort
Comme une épouse heureuse un lit sans flétrissure ;
Et joyeux dans ton cœur et plein du dernier jour,
Comme ont fait tes aïeux, n’as-tu pas à ton tour
Aux monts occidentaux creusé ta sépulture ?




Le soir obscurcissait les murs silencieux
Des tombeaux. Sous la lune immense au fond des cieux,

Des simulacres noirs peuplaient la nécropole.
Les lamentations cessaient ; toute parole
Expirait lentement aux lèvres des amis,
Et seuls, vaguant en troupe aux ravins endormis,
Les chacals aboyaient dans l’ombre sépulcrale.
Repose, ô Neb-Seni ! Que la chambre centrale
Où ta momie heureuse est couchée à jamais
Déborde de boissons et regorge de mets !
Que tout passant futur, lisant ta noble stèle,
Redise au Dieu gardien la prière immortelle,
Et que ton âme errante et ton corps dédoublé,
Pareils à deux oiseaux qu’emporte un souffle ailé,
Réunis à la fin du temps expiatoire,
Plongent dans la lumière et planent dans la gloire !


II

Tel qu’un chant de marin qui décroît sur le Nil,
Tout bruit s’apaise et meurt. Loin du terrestre exil
L’âme de Neb-Seni se réveille et commence
La descente subite et le voyage immense.
Elle va, franchissant la porte de l’Enfer,
L’abîme inférieur du divin Nouter-Kher,
Et, comme un épervier ouvrant ses ailes sombres,
Plonge au pays nocturne où s’engouffrent les ombres,
Elle parle

— Osiris, Taureau de l’Amenti,
O Roi d’éternité, mon œil appesanti
Se fixe sur le mur de ta demeure antique.
Je viens ; je suis semblable à ton vengeur mystique :
Je suis Horus ! je suis Fils du Stable, enfanté
Dans l’infrangible lieu de la Stabilité.
L’Immobile de cœur, dont la parole est vraie,
Me reçoit. Je suis Thot. J’entre, je sors, je fraye
Le chemin véritable à la barque de Râ.
Mais quand avec les Dieux le Juge apparaîtra,
Quand je serai pesé, ni mal ni violence
Ni péché de mon cœur n’entraînant la balance,
Que, naviguant à l’ouest dans le cercle vermeil,
Je surgisse et flamboie à côté du Soleil ! —

Et voici qu’à travers l’immensité liquide
De l’Abîme, perdue, hésitante et sans guide,
L’âme, comme un serpent qui déroule ses nœuds,
Se dégageait de l’ombre ; et les deux Lumineux,
Les Lions flamboyants des prunelles solaires,
L’accueillant aux remparts des champs crépusculaires,
La présentaient, captive et morne en ses réseaux,
A Toum, né de la Grande, au sein des calmes eaux.
Embarrassée encor de bandeaux et de linges,
L’immobile jaillit des entrailles des singes.
Le Mobile éternel et grimaçant toujours
La fuit et l’abandonne à l’océan des jours
Où, vivante, elle meut dans les replis des choses
Le cycle interrompu de ses métamorphoses.

Elle va ; le chacal, chef des tombeaux humains,
Avec Thot conducteur montre les noirs chemins.
Les souffles inconnus des régions divines,
Les quatre vents d’Isis emplissent ses narines.
Ainsi que le soleil enfanté par Hier
L’âme se renouvelle, et les Dieux de l’Enfer,
Les grands Seigneurs divins, Maîtres du Labourage,
Tels que des ouvriers façonnant leur ouvrage,
Forgent pour l’Osiris, pur et ressuscité,
Le glaive étincelant de toute Vérité.
Les noms secrets des Dieux, la Science et les Charmes,
Esprit de l’Osiris Neb-Seni ! sont tes armes.
Repu de nourriture agréable à ta faim,
Tu conçois le principe et regardes la fin.
De ton cœur descellé sort le mystique éloge,
Et répondant toi-même au Dieu qui t’interroge,
Comme un scribe savant explique un livre ancien,
Tu découvres le vrai, l’engendrement du bien,
La lente éclosion de l’Être et sa naissance
Sous le multiple aspect de son unique essence.

Tu dis le Noun sublime et son flot paternel,
D’où jaillit, au matin, dans l’abîme du ciel,
Le disque oriental de la splendeur féconde ;
Nout au corps étoile, qui, ployant sur le monde
Ses reins rebondissants ainsi qu’un arc tendu,
Abrite Shou, porteur du Soleil suspendu ;
Et Toum, ancêtre et fils de Râ qui monte et dore
L’horizon triomphal qu’Horus empourpre encore ;

Et le soir qui descend et le bon Amenti,
Où revient Osiris, d’où lui-même est sorti,
Quand, au jour du cercueil, s’engendrant en lui-même,
Phœnix ressuscité dans son vengeur suprême,
Il absorbe le temps, l’éternité, la loi.
Tu dis les doubles yeux resplendissant sur toi ;
Les deux bassins jumeaux où gît la Grande Verte,
Et le phallus sanglant et la cuisse entr’ouverte,
D’où la vache Mehour délivre l’Œil sacré ;
Et le combat nocturne et Râ transfiguré,
Et l’âme renaissant du baiser des deux âmes,
Et le Dieu-Lévrier, gardien du Lac des flammes,
Et le grand Chat dans On, au pied du Perséa ;
Et le Dieu monstrueux et celui qui créa
Des supplices nouveaux, la nuit du dernier compte ;
Et la Déesse au mufle écrasé, que surmonte
L’orbe resplendissant entre les cornes d’or,
Khem, au bras prisonnier, et le Mangeur d’Hathor ;
Et, comme un long manteau, les boucles protectrices
Ruisselant sur ton corps, du front des deux Nourrices.

L’Ame a dit le secret. Elle est comme un miroir
Dont le métal poli réfléchit tout savoir.
Elle se lève ; un flot de rayons l’environne ;
La Vérité des Dieux la pare et la couronne ;
Elle est comme un vaisseau près d’aborder au port ;
Elle avance ; et rompant les verrous de la mort
Et la tombe où, muette, attend la chair jalouse,
Vers son corps endormi vole comme une épouse.

Elle vient ; elle appelle et, planant au-dessus,
Réveille la momie, écarte les tissus,
Brille comme une flamme en une lampe ardente,
Et de sa clarté vive, intacte et fécondante,
Pénètre, anime, emplit le cadavre sauvé.

O nouvelle existence ! ô souffle retrouvé !
Le Défunt parle et vit ; le fer sacré le touche
Et brise tout à coup l’entrave de sa bouche.
Sa langue humaine, agile et prête aux anciens mots,
Circule allègrement entre les bords jumeaux
Des lèvres que le sang teint de pourpre subite.
Son œil, encor voilé, se rouvre dans l’orbite.
Il tend les bras ; il marche et ses pieds sans liens
Dépassent l’hirondelle et la course des chiens.
Puis, telle qu’une étoile au fond de la nuit noire,
Voilà qu’en hésitant refleurit la mémoire,
Et qu’à voix haute, au loin, la Mort a proclamé
Le terrestre surnom dont il était nommé.
Son cœur d’homme, troublé par la vie éphémère,
Son cœur qu’il a reçu comme un don de sa mère,
Son cœur ressuscité, son cœur palpite en lui.
Sa poitrine se gonfle et commande aujourd’hui,
Selon l’ordre immuable et les règles exactes,
Au tourbillon dompté des désirs et des actes.

Comme un guerrier puissant, tout armé, Neb-Seni,
Le bâton dans la main, vénérable et muni
De force, de science et de charmes magiques,
Bondira sans effroi vers les combats tragiques

Que tout mortel, entrant dans les funèbres murs,
Sur l’infernal chemin livre aux monstres obscurs.
Hors des marais prochains, des lacs hérissés d’îles,
Vous qui sortez, ô corps des quatre Crocodiles,
Vous qui tournez la tête et ne regardez point
Venir le combattant, debout, la lance au poing,
Arrière ! Il a rompu vos cuirasses squameuses,
Brisé vos dents, percé vos gueules écumeuses,
Et pour les absorber, tiré de leur prison
Les souffles reconquis du quadruple horizon !
Dans ses cheveux se tord la vipère frontale,
En vain le grand serpent siffle, rampe, s’étale
Et dévore le dos de l’Ane agenouillé ;
En vain, rouge de sang, près du billot souillé,
Le glaive inévitable étincelle et menace ;
En vain, comme un pêcheur fixant sa large nasse,
Dans les roseaux du fleuve, aux tournoyants reflets,
Le Plongeur de l’abîme a tendu ses filets ;
En vain, pour l’égarer, sous des cieux sans étoiles,
Le Nautonier perfide a déployé ses voiles :
Neb-Seni, sans effroi, lutte, triomphe et, tel
Qu’un Dieu toujours nourri de froment immortel,
Repoussant l’immondice, ayant vomi l’ordure,
Il mange le blé rouge et les pains sans souillure,
Aux sycomores saints cueille les fruits offerts,
Tandis que lentement, parmi les rameaux verts,
Nout, inclinant le vase où l’eau céleste abonde,
Lui verse la jeunesse et la vigueur féconde.
Les Dieux vivent en

lui ; ses yeux ne sont plus clos.
Tels que les flots gonflés vont succédant aux flots
En mêlant leur écume, aux pieds des caps énormes,
Il voit se dérouler les êtres et les formes ;
Et lui-même, unissant son esprit et sa chair
A la substance unique, aux souffles purs de l’air,
Se transfigure au sein de la Vie éternelle.
Il plane, épervier d’or abritant sous son aile
Le cercueil ténébreux du divin Mutilé ;
Il est le Chef des Chefs sur le trône étoile,
Le phœnix qui s’envole et l’échassier qui longe
Les bords marécageux de la Mer du Mensonge,
Le poisson révélé par l’Horus de Kem-our
Et le monstre établi sur la terreur du jour.
Il circule, il agit, il chante, aboie et glousse ;
Et dans le ciel de l’Ouest, baigné de clarté douce,
S’ouvrant comme une plante, épanoui, pareil
Au lotus fleurissant dans le champ du Soleil,
Il fait croître et mûrir entre ses pistils roses
La semence des Dieux et les germes des choses.

C’est l’heure. O régions ! Plaines du Nouter-Kher !
Vallons de l’Amenti ! Séjour aux murs de fer,
Canaux, bassins de flamme où le Défunt s’abreuve,
Neb-Seni s’est levé pour la suprême épreuve.
Il se hâte ; sa main tient le livre secret
Que Thot a déposé dans le profond coffret.
L’Intelligent, c’est lui. Le Dieu de la Palette
Le guide, à travers l’ombre et la nuit violette,

Vers la rive où, bercé par le flot éclatant,
Le céleste vaisseau se balance et l’attend.
O toi, Barque du Noun, que l’Osiris appelle :
— Maître des deux pays, au fond de la chapelle, —
Toi qui le repoussais avant qu’il te nommât
Les noms du gouvernail, de la poupe et du mât,
O Barque ! Neb-Seni brandit la rame et passe,
Navigateur certain, dans le sublime espace.
Il attache les plis de ta voilure en feu ;
Compagnon des rameurs, assis aux pieds du Dieu,
Il précède le Disque et tient en équilibre
Dans le ciel du désert l’Œil flamboyant où vibre
L’éclair mystérieux du foyer inconnu.
Parmi les papyrus il aborde au sol nu ;
Et soudain, comme un prince entrant dans son domaine,
Il voit, presque vivants d’une existence humaine,
Ceints d’un rempart de fer au magique verrou,
Fleurir les champs d’azur des vallons d’Aarou.

Entre l’écartement des monstrueux pilônes
Jusqu’aux bleus horizons s’enfonçaient les vingt zones
Où les morts bienheureux, de leurs bras délivrés,
Cultivaient le sol noir des champs inexplorés.
Comme un fleuve d’argent, sous des papyrus grêles
Et des tiges de joncs qui bruissaient entre elles,
Quand les fouettait soudain l’aile en feu d’un flamant,
Le Nil céleste errait autour du Firmament,
Et par mille canaux, à travers les vallées,
Versant l’eau pacifique aux plaines ondulées,
Baignait les perséas et

les verts tamarins.
Là, sous l’œil indulgent des Esprits souterrains,
Les Morts, comme au retour des saisons ordinaires,
Guidant un peuple vain d’aides imaginaires,
Dans une glèbe obscure ouvraient de lents sillons,
Et de leurs bras, armés de fouets et d’aiguillons,
Poussaient des bœufs courbés sous le joug des charrues.
D’autres ombres, ainsi qu’au temps des hautes crues,
Entre des murs de glaise endiguaient des canaux ;
Et d’autres, pas à pas, dans les champs infernaux
Semaient le grain trié des récoltes futures,
Ou, de l’aurore au soir, parmi les gerbes mûres
Que les faucilles d’or striaient d’éclairs ardents,
S’avançaient sous l’abri des lourds épis pendants,
Et moissonnaient en paix des blés de sept coudées.
Tel, au centre indécis des terres fécondées,
Neb-Seni, sans repos foulant le sol des Dieux,
Joint son labeur funèbre aux labeurs des aïeux.
Il laboure, ensemence et rompt son corps robuste
Aux travaux accomplis depuis que l’Ordre auguste
Fit germer l’univers terrestre et dans les vents
Frissonner l’âme éparse au sein des blés mouvants.

Ainsi toujours plus pur et parcourant sans trêve
L’invisible existence et la nuit d’où s’élève
L’âme de l’Osiris vers les divers sommets,
Neb-Seni triomphant, semblable désormais
Au Dieu momifié des cités funéraires,
Vainqueur du mal, de l’ombre et des Esprits contraires,

Comme un astre levant apparaît à Ro-sta.
Muni du vautour d’or, du Livre que dicta
L’Ibis intelligente aux scribes des archives,
Il frappe au palais noir dont les chambres massives
Recèlent, au milieu du Tribunal sacré,
La nocturne splendeur d’Osiris Oun-nowré.


III

Au cœur de l’Amenti, la Maison colossale,
L’infaillible Demeure ouvre sa grande salle
Que soutiennent, debout à ses extrémités,
Deux piliers de granit, aux troncs peints et sculptés
De rameaux élancés et de tiges grimpantes,
Et dont les chapiteaux font, au ras des charpentes,
Fleurir, dans la hauteur, des coupes de lotus.
L’entablement doré mêle à des urœus
L’hiéroglyphe peint de la flamme et le signe
De la Vérité sainte ; et sur la même ligne
Shou, de ses bras tendus, couvre les Yeux vermeils.
Et plus bas, accroupis sur la frise et pareils
A des monstres hideux, muets, guettant leur proie,
Les Juges infernaux dont le regard flamboie
Dressent des fronts humains, des mufles, de longs cous,
Des profils d’éperviers, d’ibis et de hiboux
Et des gueules en feu, rouges d’ardente écume.
Mais seul, près de l’autel que l’encens bleu parf

ume,
Parmi les (leurs d’azur, penchant de toutes parts
Vers le Dieu satisfait leurs calices épars,
Devant la table creuse où les pains s’amoncellent,
Où le lait, et la bière et le vin noir ruissellent,
Où les chevreaux, les bœufs, les oiseaux des marais,
Pour l’éternel festin, sont offerts et sont prêts :
Méditant en son cœur l’inévitable oracle,
Osiris est assis au fond du tabernacle.

Sur un trône aux degrés larges et bas, son corps
Repose emprisonné dans le réseau des morts.
Les deux plumés d’autruche ornent sa mitre blanche.
Il presse sur son sein le fouet au rude manche,
Et la crosse royale entre son poing fermé
Resplendit, comme un sceptre aux mains d’un chef armé.
C’est Lui ! l’Être parfait, le Seigneur taciturne,
Le Soleil englouti du firmament nocturne,
Le Très-bon, le Très-pur, l’Universel Vainqueur,
Le Roi du Tiaou, dont l’impassible cœur
Se glace et ne bat plus dans l’inerte poitrine.
Comme un dattier fécond l’équité prend racine
En son âme, et le Vrai, germe des justes lois,
Éclôt dans sa parole et fleurit dans sa voix.

Mais soudain, surgissant de la profondeur blême,
La Déesse paraît, et Neb-Seni lui-même,
Comme un homme hésitant au sortir de la nuit,
S’avance, tend les bras, la vénère et la suit.
Il a vu le Dieu grave, et dans l’obscur silence

Sous le Cynocéphale osciller la balance,
Et le doigt d’Anopou peser exactement
Dans les plateaux légers le poids du Jugement.
Il parle ; et de sa bouche où gémit la prière,
Sa vie, aux jours nombreux, s’échappe tout entière,
Et son cœur, face à face avec la Vérité,
Apparaît dans sa fange et dans sa nudité.

— Salut à vous, Seigneurs de la nuit absolue !
Salut, quarante-deux ! O chefs, je vous salue !
Vous tous, qui, réjouis par le sang des pécheurs,
Dans les tombeaux des morts plongez vos yeux chercheurs !
Je te salue, ô Toi Véridique, Ame double,
Osiris Oun-nowré, Dieu que jamais ne trouble
Le remords qui s’acharne au cœur des disparus !
Je viens à toi. Le fouet de mes péchés accrus,
O saint ! ne mordra pas ma chair abandonnée.
Sur le chemin d’en haut semant ma destinée,
Comme un sage ouvrier qui médite en marchant,
Je récolte aujourd’hui le blé pur de mon champ.
Salut ! Salut ! Salut ! J’avoue et justifie
Le temps de ma durée et le cours de ma vie ;
Et mes actes humains, déroulés à la fois,
Sont tels que des tableaux gravés sur des parois.

J’ai vécu. Pi-Amen, le nome et ses provinces
Ont ajouté mon titre à la liste des princes ;
Et les chefs des soldats, comme au poste d’honneur,
Suivaient, le glaive au poing, les pas du gouverneur.

J’étais l’Œil du palais, la Prunelle du Maître,
Le Pasteur vigilant et fort qui faisait paître
Sur le sol du Figuier le troupeau des vivants.
Scribes et messagers, prophètes et savants,
Contrôleurs préposés sur des métiers sans nombre,
Silencieusement pullulaient dans mon ombre.
La Sagesse divine et la bonté du Roi,
Sa gloire et sa splendeur se reflétaient en moi
Comme un ciel étoilé dans un étang limpide.

Puis livrant aux dangers ma jeunesse intrépide
Et perçant de mes traits les cavaliers Khétas
Que les luisantes faux abattaient par grands tas,
Dans la poussière éparse au vol des chars de guerre,
Auprès de Râ-mes-sou j’ai combattu naguère.
J’ai vu le Roi bondir comme un lion puissant,
Le casque d’or au front, terrible et brandissant
L’éclatante harpe que la pourpre ensanglante,
Dans les champs belliqueux hâter la mort trop lente
Et, seul devant les siens, contre les chars rivaux
D’un invincible bras pousser ses deux chevaux,
Victoire à Pi-Amen et Noura satisfaite.
O joyeuses clameurs ! Chants d’ivresse et de fête !
Frisson respectueux de la foule, expirant,
Comme un flot sur la rive, aux pieds du conquérant !
O retour triomphal après les grandes luttes,
Au bruit retentissant des cymbales, des flûtes
Et des trompes d’airain et des tambours de peaux !
O tributs de parfums et d’or ! ô longs troupeaux

De captifs, engloutis dans la nuit des carrières !
J’ai tout vu. Mais l’orgueil des victoires guerrières
N’a pas roidi mon âme et cuirassé mon cœur.
Alors, lassé du glaive et domptant ma vigueur,
J’ai fait s’épanouir en formes magnifiques
La pierre et le granit des travaux pacifiques.
Obélisques, tombeaux, palais, temples massifs,
Plus épais que les monts, plus durs que les récifs
Battus du lourd bélier des eaux intarissables,
Jaillirent à ma voix des marais et des sables ;
Et comme une immobile et vaste frondaison,
L’ombre monumentale obscurcit l’horizon.
Et Râ-mes-sou passait heureux dans son Empire,
Et de sa lèvre grave un indulgent sourire
Tombait sur Neb-Seni comme un rayon lointain,
Quand triomphalement, dorés par le matin,
Les colosses royaux sur des piédestaux roses
Profilaient dans l’azur leurs immuables poses.

Et le terme est venu de mes ans accomplis,
Et mes jours sont pareils à des vases remplis,
Sortant de mon tombeau, sans appui, sans refuge,
Seul avec ma vertu, je viens devant mon juge
Rendre compte du mal, évoquer le bienfait ;
Et comme un serviteur, scribe au cœur satisfait,
Dans la salle des Dieux, je découvre et proclame
La pureté jalouse et l’orgueil de mon âme.
Je suis pur ! Je suis pur ! Je suis pur ! Ma maison
Fut le verger précoce où mûrit la raison ;
Et devant tous les fils

de ma race prospère
Je suis venu m’asseoir où s’asseyait mon père.
O vous dont ma honte prévoyait les besoins,
Abandonnés, souffrants, pauvres, soyez témoins !
Quel parent, quel ami, quel étranger, redresse
Comme un reproche ancien sa face et sa détresse ?
Ai-je, multipliant l’effort des travailleurs,
Fait rouler dans leurs yeux le flot amer des pleurs ?
Du fouet et du bâton l’excitant sans relâche,
Pour l’esclave trop faible exagéré la tâche,
Et dans les durs chemins, d’un fardeau trop pesant
Chargé le bœuf paisible ou l’âne obéissant ?
Ai-je dans les enclos, sans compter, loin des crèches,
Dispersé le foin vert, l’orge et les pailles sèches,
Dérobé la génisse aux troupeaux des bouviers,
Ou, tendant mes filets à travers les viviers,
Péché des poissons morts dans les mailles confuses,
Et, nocturne voleur, par pièges et par ruses
Pris le bétail du temple ou les oiseaux des Dieux ?
Maître du sol royal, dans la ville, en tous lieux,
J’ai respecté la borne et marqué les clôtures.
Je n’ai pas fait couler par d’autres ouvertures
L’eau des canaux voisins sur mon champ personnel,
Ni détourné le cours du Fleuve originel,
Ou, fraudant l’acheteur, aux balances publiques
Faussé le poids légal des anneaux métalliques.
Je n’ai jamais pillé les viandes ou les pains ;
Ni, brisant les parois des sarcophages peints
Et profanant les morts de mes mains ennemies,
Arraché leurs bandeaux aux membres des momies.

Jamais, brûlé d’amour, mon cœur lascif et prompt
D’un aveugle désir n’a fait rougir mon front.
Craignant les vils baisers et l’acte volontaire
Et le vice et l’opprobre et la couche adultère,
Jamais, au souvenir de mes péchés enfuis,
Le remords de mes jours n’a dévoré mes nuits.

Mais bon parmi les bons, sage parmi les sages,
Je n’éloignerai pas mon cœur de vos visages,
O Dieux, ô Justiciers, ô morne Sokari !
La Vérité, le Bien, la Science ont nourri
De leurs sucs précieux mon âme et ma pensée.
Je revis dans l’éclat de ma vertu passée,
Tel qu’un astre du soir qui monte à l’occident.
Le pauvre est mon appui, l’humble mon répondant ;
Car domptant le rebelle et brisant l’indocile,
J’ouvrais aux délaissés mes bras comme un asile.
J’étais le pied du faible et le manteau des nus,
Et lorsque dans les pleurs je les avais connus,
Les affligés, riant, espéraient dans l’épreuve.
J’étais l’épaule ferme où s’appuyait la veuve,
Le manteau du vieillard, le vase toujours plein
Du lait renouvelé que buvait l’orphelin,
Le foyer de la salle hospitalière et chaude
Où s’étendait, la nuit, le voyageur qui rôde,
Las et transi de froid, auprès des murs fermés.
Intarissablement aux mains des affamés
Le blé de mes greniers ruisselait comme une onde.
Le Fleuve était

rempli, la terre était féconde,
Et le peuple sans nombre, autour de moi pressé,
La famine et la soif ne l’ont pas renversé.
Tel vécut Neb-Seni, prudent et tutélaire ;
Telle sa bouche close, ignorant la colère,
N’a point hâté le cours des mots irréfléchis ;
Tel il n’a pas, rampant sur ses genoux fléchis,
Dans la voie interdite et le sentier du crime,
A l’heure solitaire, attendu sa victime.
Tel encore il présente aux Dieux accusateurs
L’austère vérité de ses jours protecteurs.

Et maintenant, Seigneurs, jugez en connaissance !
Pesez en Neb-Seni le mal et l’innocence.
Hommage à vous, ô Dieux de l’Abîme infernal,
Equitables, siégeant en haut du tribunal,
Salut ! Salut à toi dans la double Retraite,
O Résident de l’Ouest, dont la demeure est prête
Dans Aboud, comme un nid dans les roseaux plongé.
Je suis le fils d’Isis, Horus, ayant vengé
Son père agonisant dans la Nuit du massacre.
Salut ! La porte s’ouvre et je viens ; je consacre
L’offrande funéraire à qui la répartit.
Ainsi qu’aux Dieux vivants, livre à mon appétit
Le banquet du tombeau, le breuvage et les proies,
Milliers de pains, milliers de bœufs et milliers d’oies,
Afin que toujours fort, parmi tes serviteurs,
L’Osiris Neb-Seni vogue dans les hauteurs,
Sur le navire d’or monte, s’unisse au groupe
Des Ancêtres divins assemblés à

la poupe,
Et, tel qu’un nautonier, fasse avancer au ciel
Le vaisseau flamboyant du Voyage éternel ! —

Et la voix du Défunt se tait dans l’ombre épaisse.
Horus silencieux se lève, touche, abaisse
La balance infaillible, au plateau vacillant,
Où gît, seul d’un côté, le cœur de l’Excellent.
Ma, Fille du Soleil, la Plume véridique
Charge l’autre plateau de son poids fatidique.
Mais le fléau chancelle au sommet du pilier
Et d’un long mouvement, tranquille et régulier,
Fléchit, remonte encor, s’équilibre et s’arrête.
Alors Thot, mesurant l’égalité parfaite,
Sur l’antique palette inscrit en rouges traits
La sentence des Dieux et leurs justes arrêts.
De son bec recourbé tombent les mots suprêmes ;
Il dit : — Que sur vos fronts, autour des diadèmes,
Les Urœus vivants, ô Dieux ! ne sifflent plus.
L’Osiris Neb-Seni clôt ses jours révolus
Et la perfection lumineuse est prouvée
Dans son âme sans tache, éternelle et sauvée.
Son cœur interrogé, qui répond sans détours,
Au milieu de Ro-sta resplendira toujours.
Pylône, écarte-toi ! Recule, ô sombre Porte !
Afin que dans Toser l’Osiris entre et sorte,
Vive, paraisse au jour et transforme à son gré,
Dans le cycle de Râ, son corps régénéré.
Réjouissant les Dieux de sa beauté première,

Qu’il soit le cercle d’or et l’œil dans la lumière ;
Image d’Oun-nowré, le front ceint de l’atef,
Qu’il saisisse le fouet et le bâton du Chef ;
Qu’il naisse avec Horus enfant ; qu’il accompagne
Le cadavre de Toum, couché dans la Montagne.
Et planant sur la terre et triomphant déjà,
Flambe éternellement au centre de l’Oudja ! —


IV

Et tandis qu’au milieu des muettes demeures,
Sans hâte et se suivant, le cortège des heures
Foulait d’un pas égal les plaines de la nuit,
Tandis que, pleins de joie et se levant sans bruit,
Malgré la Dévorante ouvrant sa gueule creuse,
Les Juges du sépulcre absolvaient l’âme heureuse,
Soudain vers l’Orient de l’Amenti, voilà
Qu’une clarté flottante et blanche étincela.
Voilà qu’environné de flamme pourpre et jaune,
L’immobile Osiris tressaillait sur son trône,
Et brisant ses liens comme un taureau puissant,
Engendrait en soi-même Horus resplendissant.
Puis, des flots bleus du Noun, où la barque attendue
Parmi les Dieux errants glissait sur l’Etendue,
Le nouveau Disque rouge émergea lenteme

nt.
Et les justes Esprits sans relâche en ramant.
Poussaient le vaisseau d’or sur l’onde illuminée.
Saluant son départ, au seuil de la journée,
Les Akhimous halaient la céleste bari,
A la proue éclatante, au gouvernail fleuri,
Qui, traversant l’abîme et la morne vallée,
Sous l’abri frissonnant de sa tente étoilée,
Portait le Dieu-Soleil vers l’horizon béant.

Et le Disque s’avance, et l’ombre et le néant,
Le ciel inférieur, la cuve tout entière
Où fermente la vie, où se meut la matière,
Tout frémit, ressuscite aux yeux du Fécondant.
Il monte ; et sur sa barque, en un sillage ardent,
Au travers de l’Espace accélérant sa fuite,
Le Dieu reçoit les Morts triomphants à sa suite.
Et Neb-Seni, vêtu de lumière, enivré
De l’éblouissement du voyage éthéré,
Se mêle à l’équipage et circule et s’absorbe
Dans la flamme solaire et dans l’Œil du grand Orbe.
Neb-Seni, comme un astre indistinct et noyé
Dans le fleuve lacté du ciel multiplié,
Palpite et resplendit en la rougeur vivante.
Son corps est le gardien, son âme est la servante
Du Lion qui se dresse aux régions d’Aker.
Il est le jour qui luit ; il est le jour d’hier,
L’Éternel Devenir où sa forme englobée
Renaît pour se dissoudre au sein du Scarabée.
Il s’élance ; il grandit sur le chemin du Nil ;

Son cœur mystérieux nourrit le feu subtil,
Et son bras dégagé fait, dans leur noir repaire,
Reculer, tous les jours, les vainqueurs de son Père.
Désormais Neb-Seni divinisé, plus pur
Que l’Épervier sacré qui, planant dans l’azur,
Préside au lent réveil des formes abolies,
Unira son essence aux âmes accomplies,
Et, nautonier des Dieux universels, vivra
De sa propre splendeur dans la splendeur de Râ..
Salut à l’Osiris qui surgit dans la flamme I
Le chœur des Osiris ressuscites l’acclame ;
L’Amenti déserté pâlit ; du haut des cieux
La Double Terre au loin se déroule à ses yeux ;
Et Lui, chassant. Forage et repoussant la nue,
Réalisant le Vrai devant l’Ame inconnue,
Adore, est adoré, rompt les murs ténébreux
Et mêle un chant de gloire au chant des Dieux heureux :

— Régions ! Firmament ! Terre du Sycomore !
Exultez d’allégresse ! O Demeures des Dieux,
Comme un bois de palmiers qui frémit à l’aurore,
Tremblez ! un souffle ardent a balayé les cieux.
La nuit lutte et s’abîme au gouffre radieux,
Comme un monstre dompté que le bûcher dévore.

Salut, Har-makhouti ! Salut, Râ dans ton œuf,
Qui revis flamboyant aux bras des deux Couveuses.
Mystérieux Epoux dont le ciel était veuf,
Qui marches, revêtu de pourpres somptueuses,

Et sans ployer jamais tes épaules nerveuses
Soutiens le Disque d’or, forgé d’un métal neuf !

Salut, grand Epervier des sphères éternelles,
Seigneur des Horizons, qui parcours en ton vol
Le chemin journalier des Eaux originelles !
Le collier d’Urœus rampe autour de ton col,
Et, du nord au midi, l’immensité du sol
S’illumine et renaît au feu de tes Prunelles.

La Terre, à ton réveil, devant ta Majesté
S’épanouit d’espoir et tressaille de joie,
O Voyageur divin de l’air illimité !
Lorsque, guidant ta barque et croisant dans ta voie,
Tu fais sur l’univers, où ta force flamboie,
De ta parole, ô Saint, jaillir la Vérité !

O Soleil, en ton âme immortelle et profonde
L’Ame du Dieu caché se manifeste au jour.
Et toi seul, ô Taureau, Régulateur du monde,
Multipliant l’Espèce et l’enivrant d’amour,
Tu gardes la substance et remplis tour à tour
De tes créations l’éternité féconde.

Sans toi, sans le regard de ton limpide éclair,
Toute forme vivante au sein de la nature,
Tout oiseau, tout poisson, tout être et toute chair,
Tout Dieu, néant abject laissé sans sépulture,
Serait comme un cadavre où, dans la pourriture,
Se croise horriblement le noir sillon du ver.


Par toi germent les fleurs, les champs d’herbes vivaces,
Par toi l’or étincelle et le lapis bleuit ;
Tu fais souffler les vents, tu diriges, tu traces
L’époque de la graine et la saison du fruit,
Et par toi, sur la terre où tes yeux l’ont produit,
Le troupeau des humains étend ses quatre races.

Ciel du midi, du nord, de l’est et du couchant,
Horizons éblouis, ouvrez vos portes saintes,
Devant Râ qui s’avance et grandit en marchant.
Esprits des morts divins, libres de vos étreintes,
A genoux sur sa route, en baisant ses empreintes,
Acclamez le Vainqueur d’un innombrable chant !

Hommage à toi, Soleil, engendré par toi-même,
Soleil, toujours antique et toujours rajeuni,
Dont le bras, sans faiblir, frappe l’impie et sème
L’épouvante de vivre au cœur de l’impuni,
Père des siècles morts et du temps infini,
Véridique, coiffé du double diadème !

Hommage à toi, Soleil ! Râ, que nous entraînons
Dans le vaisseau joyeux des millions d’années ;
Hommage de ta suite et de tes compagnons,
Lorsque, renouvelant tes formes spontanées,
Tu parais à ton heure, en maître des journées !
Hommage à toi, Soleil, adoré sous tes noms !


Har-makhouti debout dans l’aube orientale !
Eternel devenir, Scarabée, ô Khepra !
Œil des deux horizons, Flamme auguste et vitale,
Grand Illuminateur du champ céleste, ô Râ !
Toum, que, le soir venu, l’Abîme engloutira !
Osiris embaumé dans la crypte natale !

Hommage à toi ! Salut dans les cieux éclatants.
Dans l’Amenti nocturne et sur l’immense terre,
O Vieillard enfermé dans les bornes du Temps !
Salut ! Navigue en paix comme un roi solitaire,
Et parcours, entouré d’un glorieux mystère,
Ton éternité sainte et tes cycles constants ! —