Les Signes parmi nous/14

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Éditions des Cahiers vaudois (p. 104-112).

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Lui, non plus, n’avait pas faim, mais ce n’était pas la chaleur. Il avait ôté son chapeau ; ses cheveux étaient collés sur son front, sa barbiche était plus pointue au bas de sa figure plus creusée.

Il regardait fixement devant lui ; est-ce qu’on sera assez fort ?

Il l’avait aidée à dresser la soupe ; pour eux aussi fume la soupe ; il avait pris sa cuillère, il ne s’en était pas servi.

Elle avait sorti pour lui de l’armoire une de ses deux ou trois pauvres dernières serviettes, il en avait passé le coin entre sa chemise et son cou.

Elle s’était assise vis-à-vis, ses deux béquilles contre la table, à sa portée, dont les coussinets étaient recouverts de cuir noir, avec une bordure de clous jaunes à grosses têtes.

Il vous a été commandé d’aller, mais n’est-ce pas l’orgueil qui a parlé en moi ?

Elle le regardait, il regardait fixement devant lui ; est-ce qu’on a vraiment été appelé, ou bien si on l’a cru seulement, et votre tâche vous dépasse ?

Elle commença à manger, elle le regarda de nouveau ; il fit encore un mouvement de tête.

Il ne mangeait toujours pas ; elle lui dit : « Mangez, vous devez en avoir besoin. »

Il se mit à manger, et maintenant il ne faisait plus autre chose, mangeant très vite, comme quand on se débarrasse d’une obligation qu’on a.

Une fois qu’il eut fini sa soupe, elle voulut se lever, mais il lui fit signe de ne pas bouger, alla chercher lui-même le plat de pommes de terre à l’eau qui attendait dans le four.

L’après-midi s’est ouverte. On ne voyait même pas le ciel. Cette toute petite maison ne consiste guère qu’en un toit posé sur un mur bas, la pente du toit fait plafond, l’enduit jaune manquait par place. Sa sacoche, son chapeau étaient posés sur une chaise. Il se tut encore un moment.

Mais comment faire taire en nous cette autre voix ? Tu es faible, tu as été faible, tu as été lâche devant les hommes. Tu as mis ta confiance en toi-même : elle t’a quitté. Il avait baissé de nouveau la tête ; elle le regarda encore ; sa grande figure disait courage, mais est-ce que l’encouragement peut nous venir du dehors ?

S’il n’est pas crié en nous, l’encouragement, compte-t-il ? L’encouragement est Esprit ; l’Esprit est ou n’est pas. Et de nouveau cette pensée : « Je suis seul à présent et je ne suis plus rien. »

Puis il sentit qu’il devait s’expliquer quand même ; il la regarda à son tour ; il faisait face à la lucarne, on voyait ce teint qu’il avait qui était le teint de quelqu’un qui ne sent jamais le soleil, et pourtant il était tout le jour au soleil ; on s’est défait des choses de la terre, alors peut-être bien que les choses de la terre, elles aussi, vous ont abandonné et le soleil terrestre n’a plus d’influence sur vous.

Il tourna vers elle sa pâleur, elle tournait vers lui encore plus de pâleur, avec un corsage grisâtre tombant autour de rien du tout, et retenu par les épaules comme par les bras d’un pendoir.

Elle aussi défaite des choses, comme il voyait et il constatait ; et ainsi enfin il partit, parce qu’où il y a ressemblance, il y a aussi communication.

Elle se fit sentir ; il commença :

— Je me demande…

Et tout suivait déjà ; il avait pris sa sacoche, il compte dans la sacoche ; dix exemplaires seulement ce matin ; ils ne veulent pas voir, ils ne veulent pas entendre, mais c’est que je n’ose pas faire voir et je n’ose pas faire entendre, sans quoi ils verraient, ils entendraient.

Nous sommes envoyés auprès des sourds et des aveugles ; à quoi bon, si nous-mêmes sommes sourds et aveugles ? Et quand on me tourne le dos, c’est alors que je devrais me porter en avant.

Au lieu de quoi (il s’était mis à tout raconter,) on a honte devant les hommes et on est faible devant eux, reniant son Maître à chaque heure ; et la Parole, qu’il faudrait proclamer, n’est même plus un murmure sur vos lèvres : on la tend seulement du geste, morte aux pages, et vous êtes déjà loin.

Vous faites lever la Vérité, puis vous fuyez devant elle, au lieu de la soutenir.

Mais elle hocha la tête avec force ; il repartit aussitôt. Et des choses encore venaient : « Mon Dieu ! qui sait pourtant si la dernière heure n’a pas sonné, tellement les Signes s’accumulent ; même il y en a trop, et j’en ai eu peur. »

Seulement elle hocha la tête de nouveau et par le moyen d’elle l’Esprit peu à peu revenait ; il ne faut souvent qu’un peu d’aide et savoir attendre ; l’Esprit vous quitte, mais la place vide qu’il laisse crie après lui ; elle aidait l’Esprit, l’Esprit revenait ; alors, en même temps, le matin, les arbres, la route, et quand il marchait sur la route ; et personne ne savait voir, lui seul voyait.

Toutes ces choses, d’autres choses encore, mais à présent elles vous portent.

Ils tombent tout-à-coup, c’est qu’ils sont frappés justement. Médecins, guérissez-vous vous-mêmes !

Encore, encore des Signes ; je les fais lever de nouveau : il se plonge dans ce matin, il en ressort, il le domine ; les sources vont tarir, le ciel deviendra noir comme un sac fait de poil. Et continuant plus avant en lui, à ce petit pays d’autres déjà étaient venus se coudre et à cet espace visible ceux qu’on ne peut pas voir avec les seuls pauvres yeux de chair : là des montagnes de morts, l’eau des fleuves changée en sang. Et une nouvelle couture faite : voilà les régions où ils mangent l’écorce des arbres, et vivent d’écorce et d’herbe, qu’ils disputent aux bêtes sauvages. Et ailleurs des villes sont en feu, parce qu’il est écrit aussi qu’ils périront par le feu. Debout alors, pendant qu’il en est temps, et mes forces m’ont été rendues, parce que peu d’heures me restent ; aller et dire : Repentez-vous aujourd’hui même, demain il sera trop tard.

Il leva le doigt : un craquement se fit entendre. La lumière avait baissé.

L’huile tire à sa fin dans la lampe, c’est pourquoi il est dit : Ne gâte pas l’huile ; mais à celui qui aura vaincu, je donnerai un caillou blanc sur lequel sera écrit un nouveau nom que personne ne connaît que celui qui le reçoit.

Elle le regardait toujours, elle était toujours la même ; mais, lui, on ne l’aurait pas reconnu, tandis qu’il ouvrait de nouveau sa sacoche, et en sortait le Livre, parce qu’il faut se préparer.