Les Signes parmi nous/17

La bibliothèque libre.
Éditions des Cahiers vaudois (p. 118-129).

17

Un chien alors vint boire ; il tendait le cou pour ne pas se mouiller les pattes.

C’est en dehors du village, vers l’ouest, et la grève montre ses cailloux, qui sont blancs, bleus, gris, roses.

Ils n’ont plus d’angles ; ils sont ronds, ils sont ovales, ils ressemblent à des savons de toilette ; les uns sont mouillés, les autres secs ; les mouillés sont plus jolis que les secs ; et, comme si le lac avait commencé déjà de se retirer, la ligne de cette mouillure était un peu en avant de la ligne que faisait l’eau.

Mais l’Euphrate aussi se desséchera, pour préparer un chemin au Roi qui viendra de l’Orient. L’air qui a soif aspire le liquide par une buée qu’il en fait monter. On voyait de la rive tout cet autre horizon des eaux être submergé de vapeurs. De la rive, d’ordinaire, une vue contrairement orientée vous présente les grandes montagnes, et la côte savoyarde plus en avant offre sa nappe à damiers où beaucoup de clochers sont comme des bougies allumées à cause de leurs toits en fer-blanc : plus rien, là non plus, que ces vapeurs, ce même tissage, et ce sur-tissage, comme si des araignées y avaient beaucoup travaillé. À peine, tout à fait dans les hauts de l’air, et qui semblaient plus hauts encore dans l’air d’être sans base, deux ou trois rochers carrés, comme des boîtes de verre dépoli. Ils furent retirés à leur tour.

Le chien but encore, puis leva la patte ; il ne bougeait plus.

On entendait des coups précipités se faire dans la profondeur de l’espace : c’était pour l’oreille comme quand on tient le doigt sur le pouls d’un malade qui a de la fièvre.

Cela s’acheminait vers vous encore plus à travers l’eau qu’à travers l’air, comme si ce cœur eût battu dans l’eau, l’ébranlant toute : le bateau à vapeur en service, mais où ? Le chien lève la patte, écoute ; le chien s’en va, plus rien.

Est-ce parce qu’il est écrit : « Ils se réfugieront dans les cavernes ? » ils ne savent pas ce qui est écrit. Peut-être seulement qu’il fait chaud et l’heure n’est pas encore là qu’on recommence à travailler, pour celui qui est couché sous le prunier, pour celui qui est dans le foin, pour celui qui est sur son lit ; les heures vides que c’est, le temps creux, le temps inoccupé que c’est de midi à deux, en été ; et toujours cette réunion de toits innocente comme les prunes d’un gâteau trop cuit, qu’on a fendues en deux, posées à plat, rangées proprement les unes à côté des autres. Et, sous un de ces toits, les choses écrites continuent d’être lues à haute voix : « Le quatrième ange versa sa coupe sur le soleil et il lui fut donné de tourmenter les hommes par une chaleur excessive ; » on n’entend pas. Un des plus petits et des plus minces pourtant, parmi ces toits, mais quand même appliqué étroitement aux murs, et il est sur le vide entre les murs un empêchement à sortir. « Voici, je suis celui qui vient comme un voleur. »

Il craqua de nouveau par suite du travail des poutres, il se tut : la voix vient. Il bouge et se déplace comme quand on a le sommeil agité : « Heureux celui qui lit et ceux qui écoutent ; » personne n’écoute. Une poule fait rouler le pois qu’elle a dans le gosier : « Le voici qui vient sur les nuées et toutes les tribus de la terre se frapperont la poitrine en le voyant ; » il n’est pas vu ; « je suis l’Alpha et l’Omega, le commencement et la fin ; » mais nous, n’est-ce pas, nous sommes au milieu, et notre journée est en son milieu.

— Tu as les cartes ?

— Je les ai.

— Tant mieux, j’avais peur que tu ne trouves le bureau fermé.

Et c’est qu’on recommence à remuer quand même ; la forge a rouvert tout grands les deux battants de sa porte peinte en rouge brun ; de nouveau le gros soufflet de cuir a été mis en mouvement ; l’air est chassé dans un tuyau qui aboutit sous le charbon ; une lueur de plus en plus claire, de plus en plus vive est projetée ; l’homme qui tient le fer a la figure violette, puis jus de framboise, puis comme passée au minium, enfin elle devient d’un blanc éclatant, dans quoi la grosse moustache noire a l’air peinte.

Une fille arrive, une grande fille à robe de coutil bleu.

Elle sait bien pourquoi elle vient, mais elle fait comme si elle ne savait pas.

Elle se donne l’air d’une qui passe par hasard et on a un petit moment.

Elle lève le bras, elle s’appuie contre un des montants de la porte ; on voit qu’elle est blonde, avec un gros cou.

— Dites donc ! (c’est au patron qu’elle s’adresse) est-ce qu’il n’est venu personne ?

Le garçon tire sur la chaînette qui fait fonctionner le soufflet ; le patron, lui, tient son fer dans le feu ; il se retourne, il fait signe que non.

Elle dit :

— Vous avez fermé ?

— Comme toujours ?

Il lève son fer pour voir s’il est assez chaud, il voit que non, il le remet dans le feu.

— Et avant que vous fermiez ?

— Est-ce que ça vous regarde ?

On va s’amuser un peu.

Il pose le fer sur l’enclume ; à présent, parle, si tu veux.

Il bat son fer ; un bouquet d’étincelles en monte, qui est écrit sur le fond d’ombre, et est dans l’immobilité, tellement vite il est renouvelé ; la musique du marteau sonne à grandes notes fréquentes.

On n’entendra plus le marteau.

« Aucun artisan, de quelque métier que ce soit, ne sera plus au travail ; le bruit du moulin ne se fera plus entendre. »

« La voix des musiciens ne sera plus entendue, la lumière des lampes n’éclairera plus, on n’entendra plus la voix de l’épouse. »

Il a retourné son fer quatre fois, le marteau alors reste suspendu, puis un coup encore qui est donné ; il remet son fer dans le feu.

— Dites donc, Monsieur Oguey…

Il la regarde comme s’il était étonné de voir qu’elle est toujours là ; elle comprend qu’il faut qu’elle dise tout, s’étant déjà trop avancée.

— C’est Jules que je cherche, vous savez bien, Jules Porchet… Vous ne l’avez pas vu ? J’ai une commission pour lui.

— Tu n’aurais pas pu t’expliquer plus tôt ?… Jules ? Bien sûr que je l’ai vu.

— À quelle heure ?

— Vers les midi.

— Et qu’est-ce qu’il vous a dit ?

— Ce qu’il m’a dit ?… Vas-y ! (il parle au garçon) vas-y toujours !…

Et il a de nouveau la figure toute blanche, avec une moustache qui semble peinte au cirage dedans.

— Il m’a dit : « Je ne sais pas ce que la jument a attrapé au sabot de devant, mais il ne marche plus à mon contentement. » Je lui ai dit : « On va voir ça. » Il m’a dit : « Bon ! le sabot droit… »

— Il ne vous a rien dit pour moi ?

Il tape sur le fer. Tout-à-coup elle n’est plus là.

Maréchal, je te revaudrai ça !

Elle va à présent très vite ; tu as voulu te moquer de moi, tu ne perdras rien pour attendre.

Elle est arrivée dans la rue où il y a le tonnelier, et il y a le menuisier, et il y a le cordonnier ; eux aussi se sont remis au travail ; chante la tine de nouveau, et la politure est posée en rond, par petits coups, sur le panneau, le ligneul est noué au cuir dans la piqûre ; moi, la seule chose qui m’occupe, c’est s’il viendra ce soir, comme il a promis, ou non.

Une femme devant une porte a levé le doigt en l’air et a fait signe à deux autres femmes qui causent plus loin, lesquelles brusquement se sont arrêtées de causer et viennent vite ; moi, ce que je vois seulement, c’est quand c’est lui qui vient, et il me regarde, il m’entre.

Et ce que je vois seulement, à présent, c’est qu’il n’est pas là, lui ; alors, celles qui sont là, qu’est-ce qu’elles peuvent bien me faire ?

— Le petit est mort !

— Pas vrai !

— Doucement !

— Eh ! mon Dieu ! mon Dieu !

— Faites doucement, je vous dis, la porte est ouverte…

Mais tout à-coup, elles se sont tues : c’est comme quand un chien pleure d’être attaché.

Ça descend l’escalier, ça vient à vous le long du corridor ; ça monte, ça descend, ça meurt peu à peu, ça renaît soudain ; qu’est-ce que j’ai à faire où on pleure moi ? est-ce que j’ai le temps de m’occuper des morts ?

Il vit, rien n’existe pour moi que ce qui vit, puisqu’il vit.

— Il vous faut monter avec moi.

Les femmes parlent bas, entrent dans l’allée, c’est le petit pour lequel on chauffait des draps page 41 qui est mort ; encore un ! Il a été tant qu’il a pu. Et puis, il n’a plus pu. Il a serré ses poings encore une fois contre ses joues. Il rentre au ventre de la terre dans la position qu’il avait quand il est sorti de cet autre ventre, et ce ventre-ci gémit.

Les entrailles mêmes qui crient, d’où la peine que le cri a à venir dehors ; il pousse comme l’abcès qui voudrait crever, rompt l’enveloppe, puis de nouveau est empêché, il faut qu’il rompe à nouveau ; non pas comme quand c’est la bouche qui déplore, ni même quand c’est le cœur, parce que la bouche et le cœur ont le passage plus facile ; ici c’est l’obscure poussée des racines ; alors il n’y a pas de mots, il n’y a pas d’explications, le son même est étouffé.