Les Signes parmi nous/22

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Éditions des Cahiers vaudois (p. 168-180).

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Alors le temps va encore, mais le temps lui-même ne va plus que difficilement.

On ne sait pas bien l’heure qu’il est, l’obscurité qu’il s’est mis à faire vous induit en erreur, on tire sa montre : « Pas possible ! » L’idée de l’heure qu’on a dans la tête, d’ordinaire, n’y est plus, à cause que tout est changé.

On n’a pas besoin de montre quand les choses vont leur train, nous, le nôtre, et il y a accord entre les choses et nous : la véritable montre, c’est le ciel, avec son cadran bleu et son aiguille d’or (comme celle de notre horloge,) qui s’élève, puis redescend.

Et encore il y a ces autres montres qui sont les ombres, quand le tronc du pommier se dédouble par terre, et il y a le vrai tronc, mais il y a cet autre tronc, et le second tourne autour du premier : et, ici, le cadran est vert, avec une grosse aiguille noire.

Les ombres ont été retirées ; on ne distingue plus la place du soleil.

Le soleil s’est creusé un trou, il s’est caché tout au fond de son trou comme le fourmilion ; ainsi il n’y a plus que les mécaniques, non ce qui vit, à fonctionner encore, les rouages de fabrique avec un ressort de fabrique, non ceux de nature ou de chair.

Cependant ils ont jeté un dernier coup d’œil à leur champ, et c’est ces avoines qui inquiètent. Le froment, on compte bien qu’on aura le temps de le rentrer.

Voilà que la fourche a été enfoncée dans la dernière gerbe et celle-ci est levée à bout de bras en haut le char, dépêchons-nous ! alors l’homme qui est sur le char la prend contre lui, cherche la place : il la couche à sa place comme un petit enfant qu’on met au lit.

À présent, la palanche, vite ! Ils font grincer le treuil, craquer la corde, gémir le tas ; et la palanche bombe dans son milieu. Quand on s’aide avec le genou pour les deux ou trois derniers tours, déjà l’homme qui était sur le char est descendu et il tient les chevaux par la bride, tandis que la femme économe donne encore un coup de râteau.

Ils regardent le ciel ; on aura le temps. Il faut retenir les chevaux parce que les mouches sont méchantes. Le malheur est que le chemin n’est pas tant bon. Il y a ce talus à descendre, ensuite le pont sur la rigole et à remonter : « Iée… iée…, » on voit pencher cette petite maison dorée, on se dit : « Elle va tomber, » elle se redresse.

Et puis penche de l’autre côté et de nouveau on se dit : « Elle va tomber, » et elle se redresse, et les chevaux prennent, d’eux-mêmes, le grand trot pour ce petit bout de côte ; tu leur caresses le derrière des cuisses avec le manche du fouet, hardi ! on y est !

Et une, deux, et encore une, toutes ces petites maisons qui se dirigent sur des roues vers les grandes, et toutes, de tous les points, vers celles-ci comme à un centre : « Car le temps est venu, parce que la moisson de la terre est mûre. »

Encore cet égratignement des dents des râteaux sur le ciel, et, à d’autres places, sur un fond d’herbe ou de chaume, comme si l’économie allait jusqu’à racler les nuages ou le champ d’autrui ; on entend le petit tonnerre des hauts-lieux ; beau nom qu’ils donnent à l’étage d’en haut des granges, où ont accès les attelages, et l’épais plancher retentit.

Il y a eu ces premiers petits essais de tonnerre d’en bas ; dans l’auberge, un homme s’est levé, a dit : « Je vais voir ce que font la femme et les enfants. »

Un deuxième, la même chose, et il a dit la même chose ; un troisième : « Tant pis, moi, je reste, » comme s’il n’avait plus le courage de bouger.

S’accoude, laisse aller sa tête, fait un nid à sa tête avec la paume de ses mains ; il y a toujours le bel alignement des bouteilles à étiquettes de toute sorte et quelques-unes des bouteilles ont au cou un collier avec une plaque d’émail ; mais le patron crie à sa femme : « Va voir si les fenêtres du galetas sont fermées ! » à la servante : « Rentrez vite les chaises ! »

La côte de Savoie, dans cet instant, s’est découverte.

Pour un instant seulement, on l’a eue de nouveau devant soi ; elle brille singulièrement, elle est toute peinte en vert clair, on dirait qu’on va la toucher, tellement elle s’est rapprochée.

Et elle se rapproche encore, avec tout qui se marque sur son coloriage dans le plus grand détail, par lignes, traits, contours, taches rondes, rectangles : tout à fait une carte de géographie, à présent, et cette carte utilisée, car voilà qu’un bras a été tendu hors des nuages noirs, dans une manche en toile blanche, et il montre de haut en bas sur cette carte un point, un point, un autre point.

Il montre un village, un village, encore un village, comme le maître fait à l’école ; et c’est comme si à mesure ces villages étaient nommés : « Ça, c’est Yvoire… ça, c’est Messery… ça, c’est Nernier… » Et puis encore : « Regardez bien, parce que la carte va être enlevée. »

Elle a été enlevée ; Pinget : « Fichons le camp ! »

Il ne se sert pas de ce mot, c’est d’un mot plus fort qu’il se sert ; Félix s’est mis aux rames ; à peine s’il peut les manier.

Elles restent prises ; il faut à chaque coup forcer dessus, les décoller, comme on voit, au bord des trottoirs, les hommes avec la chaudière à asphalte, et ayant plongé le puisoir, ils doivent des fois se mettre à deux pour le retirer. Et l’odeur que c’est, qui vous prend aux narines, comme si l’étoile Absinthe était déjà tombée, dont il est dit qu’elle rendra les eaux amères, de sorte que ces eaux feront mourir les hommes qui en boiront.

— Charrette ! dit Félix, ça ne sent pas bon !

— Vas-y quand même !

Et il y a aussi le chardonneret, qui a été se poser sur le plus élevé de ses perchoirs, dans l’angle rentrant que fait le toit à deux pans de la cage ; on lui parle, mais il n’écoute plus.

C’est pourtant pas ton habitude, toi qui aimais tant causer.

Qu’est-ce tu as, mon vieux ?

Il s’est roulé en boule, a rentré sa tête dans son cou, rien que le bout du bec qui sort, il ressemble à un hérisson.

— Marius !

(Veyre, de nouveau.)

— Marius !… Tu ne veux pas répondre ?

Toujours rien ; alors Veyre dit :

— Je comprends, c’est que tu es un bourgeois, toi aussi ! Tu vis de tes rentes. Tu ne fais rien et pourtant tu es nourri, logé, chauffé, habillé… La révolution t’épouvante ! Eh bien ! mon vieux, tant pis pour toi. Il faudra bien que tu apprennes à te débrouiller. Le jour qu’on sera libres, je te rends la liberté.

Il dit encore :

— Tu entends ?…

Veyre met sa casquette.

— Comme tu voudras !… En attendant, il faut que j’aille voir ce que font les camarades, parce qu’ils pourraient avoir besoin d’un coup de main…

Il a rangé ses bouteilles à vernis ; il a couvert d’un linge, à cause de la poussière, le panneau de noyer qu’il est en train de repolir ; il prend la clef, il ouvre la porte ; une chose étonne quand même, c’est cette nuit venue avant le temps.

On a recommencé à crier du côté de la gare : « Vas-y toujours, reprend Pinget dans le bateau, c’est le commencement qui coûte. »

Le bout du bateau se tourne vers en bas, la pointe de devant du bateau est entrée dans une vallée ; il ne s’enfonce pourtant pas, c’est comme s’il était à roulettes et roulait à travers des terres labourées ; ces terres de certains pays, brun foncé ; et elles sont luisantes où le soc a passé, mais quelles dimensions de soc ! et quels chevaux a-t-il fallu ! « Vas-y toujours ! on arrive. »

Félix lâche les rames, le père Pinget court à l’avant ; il risque de manquer la planche. Il n’y a pas à dire, ça danse ! et pourtant pas pour cinq centimes de vent.

Ils sont au-dessus, ils sont au-dessous ; ou bien si c’est la planche qui monte et descend, et le pays entier à qui elle est crochée ; ça y est quand même !

Il tient la corde et tire dessus. Des murs autour de lui sont démolis l’un après l’autre. Ils viennent, se tiennent debout un instant, puis, minés par le bas, ils s’affaissent sur eux-mêmes. Ça ne s’allonge point comme des fois avec des pattes blanches à griffes qu’on voit s’écarter sur les pierres comme chez le chat qui s’étire, et quelque chose rit dans l’air. Ou une poêle est pleine de friture.

Ça vient par masses, ça sonne à grands coups sourds, c’est comme quand on donne des coups de pieds dans une porte ; méfions-nous ! Pinget tire encore et encore plus et l’avant du bateau s’est engagé sur la grève ; encore. On va le mettre dans le hangar.

Il tire par devant, Félix pousse par derrière ; on ne sait pas ce qui peut arriver ; on a vu des montagnes en feu tomber dans la mer, ou bien c’est un volcan qui crève au fond de l’océan, et toutes les eaux sont en sympathie.

— Je te dis seulement ça, vois-tu, mais souviens-t’en. Quand ça se gâte à un endroit pour elles, c’est partout que ça se gâte. Je te dis, moi, qu’il y a parenté, comme entre sœurs et cousines…

Le fer de la quille crie ; un coup, encore un.

— Jusqu’aux sources, vois-tu, jusqu’à l’eau du ciel. Quand ça ne va pas pour les mers, ça ne va pas pour les fontaines. C’est comme le sang dans le corps…

Il y a un second bateau, il y a des filets pendus, il y a une espèce d’établi ; il y a sous le toit des poutrelles posées à plat sur lesquelles on loge les rames.

— Et quand tu as des humeurs, elles se promènent, c’est le sang qui les promène…

Mais la locomotive s’est mise à siffler, et puis à siffler, et puis à siffler ; pour finir, c’est une espèce de hurlement qu’elle pousse ; des bravos y ont répondu.

Trente-six à l’ombre.

Qu’est-ce qu’il se passe ? Si on allait voir. Nous autres, notre bateau, quand on est tranquille pour lui, rien ne nous empêche de faire ce qui nous passe par la tête.