Les Signes parmi nous/23

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Éditions des Cahiers vaudois (p. 180-189).

23

On a vu les peupliers qui sont en bordure à la route ployer par le milieu comme un arc sous le genou.

Des centaines qu’il y en a là ; toute la centaine a ployé ; et puis, lentement, se sont remis droits.

Une femme avec un chapeau court, poussant une petite voiture à roues de bois et garniture de toile cirée, la capote, qui est relevée, est aussi de toile cirée et tout autour de la capote pendent des franges de laine à pompons.

Heureusement que le petit dort ! Et elle court plus fort, et, sans s’arrêter de courir, à tout moment elle se baisse pour s’assurer qu’il dort toujours…

La locomotive resiffle ; après quoi, ça a claqué.

Mon Dieu ! des coups de fusil, à présent !

Et comme si c’était un signal, on a vu le ciel vers l’ouest tourner sur lui-même ; l’autre côté de la page se montre, qui est rouge comme du sang.

— Tout à fait ça !

Il rit.

Il ne s’inquiète pas de savoir si on l’écoute ou non, s’il est seul ou s’il n’est pas seul ; c’est pour lui qu’il parle ; et il est sorti dans ce même instant que tous les gens rentrent chez eux.

Sa canne de berger dans la main gauche, son habit brun-verdâtre de gros drap et à plis, ses bandes molletières, son bonnet de police, sa fourragère rouge ; il tient sa canne de berger dans la main gauche, il fait des gestes avec la main droite, il marche tout de travers, à grands pas qui s’arrêtent net.

Il montre des choses.

— Tout à fait ça !

Il rit. Est-ce qu’il a bu ?

Il s’est engagé à présent dans la grande rue, il a fait halte au milieu, il tend la main vers où c’est rouge, au-dessus du faîte des toits.

Et les toits cachent en partie ce rouge, mais ce qu’on en voit est suffisant, et lui aussi a tout le côté du corps rouge, et justement le bras qu’il lève, rouge ; une de ses joues est encore plus rouge que l’autre et d’un autre rouge.

— Tout à fait ça ! Du sang par terre, du sang au ciel.

À ce moment ont été tirés les coups de fusil.

— Qu’est-ce que je disais ? Voilà que ça commence.

Une canonnade se fait entendre du côté des vignes, parce qu’ils ont des canons contre la grêle :

— Les soixante-quinze qui s’en mêlent !

Il rit.

Il se remet à marcher, il fait quelques pas de côté, passe le corbin de sa canne dans son bras gauche qu’il tient plié, flotte encore une minute ou deux sur le pavé, s’est arrêté.

Lève le bras droit :

— Tout à fait comme avant un coup de chien, d’abord rien du tout, et puis tout.

Il n’a pas bu, il est comme ça.

— Le général, on le voit des fois, mais ce n’est plus lui qui commande… Le vrai Général, on ne le voit pas. Et vous, si vous ne savez pas comment c’est, venez voir. D’abord, on n’entend rien.

Il rit.

— Noir et rouge, c’est les couleurs. Rien du tout et ensuite tout.

Il crie :

— Attention ? Est-on prêt !… Six heures vingt-cinq… Hardi, les enfants !

A éclaté alors, de nouveau, terriblement, la canonnade dans les vignes, parce qu’il y a eu blanchissement d’une partie du ciel, tandis que le rouge déjà s’est retiré, se fonce, et se met en grumeaux comme le sang qui s’est caillé.

— Il n’y a plus d’exceptions, il faut que tout le monde y passe… Ah ! ah ! ah ! (il rit) et vous ne vous y attendiez pas… Moi, je me suis jeté où ça chauffait le plus, peut-être est-ce pourquoi je m’en suis tiré jusqu’ici ; vous, vous avez fait les malins, qui sait si vous n’allez pas trinquer double ?

Il donne avec sa canne des coups sur le pavé.

— À votre tour ! Et pourquoi pas ? pourquoi pas vous ? Tout le monde, je vous dis. Les Anglais, les Belges, les Français, les Luxembourgeois, les Italiens, les Autrichiens, les Polonais, les Tchéco-Slovaques, les Russes, les Serbes, les Turcs, les Albanais, la Syrie, l’Égypte, la Tripolitaine, les Arméniens, ceux du Caucase ; les Américains à présent ; sans compter les Portugais, et on dit que les Brésiliens vont suivre, et Dieu sait encore quels Nicaraguas, quelles Colombies ; les Canadiens, les Australiens, les Algériens, les Marocains, les Arabes, les nègres ; des blancs, des rouges, des jaunes, des noirs…

Il rit.

— Et, nom d’un chien, il y a les Boches !

Il rit.

— Alors pourquoi pas vous ? Tout le monde doit y passer, je dis. Il y a seulement la façon. Ceux qui ne crèvent pas de faim, c’est de maladie qu’ils crèvent. Ou si vous aimez mieux qu’on foute le feu à vos baraques, car il reste qu’on a la ressource de sauter par la fenêtre, mais gare aux vieilles et aux enfants…

Il rit.

— Choisissez ; moi, j’ai choisi… Et puis, qui sait ? peut-être qu’on se retrouvera, un jour, chez le bon Dieu, parce qu’on aura été de son parti…

Il voit Caille sortir dans cet instant d’une maison et qui se hâte.

— Eh ! l’homme, là-bas !… Eh ! Monsieur, c’est pas vrai ?… Dites voir, arrêtez !… Parce que je crois bien que c’est dans votre livre… Je vous donnerai des renseignements…

L’autre s’en va.

— Tant pis pour toi !…

Il rit.

Et, comme la fusillade recommence, il fait demi-tour, parce qu’il pense : « Allons voir ça, ça me connaît. »

Tandis qu’il monte le chemin, voilà Pinget et Félix qui ont pris par un sentier de traverse et leurs têtes sont sur la haie.

Il adresse un discours aux têtes. Pinget dit :

— Oh ! moi, ça me connaît aussi, encore que pas tout à fait pour la même raison, mais je dis comme vous : « C’est une sale affaire. »

Ils s’entendent.

— Vous, dit le légionnaire, vous vous battez contre le mauvais temps, moi contre les mauvaises gens. Vous, contre l’eau, moi, contre le feu. Mais c’est tout pareil, on est frères.

— Et plus que jamais aujourd’hui, dit Pinget, à cause que je crois bien que tout va s’en mêler.

Ils sortent, alors, Félix et lui, de derrière la haie ; ils ont de nouveau un corps. Le légionnaire rit, parce qu’il trouve que Pinget a raison.

Il n’y a plus au ciel qu’une flaque brunâtre, comme devant la porte de l’étable quand on a saigné le cochon.

Et on a de nouveau tiré, et à présent les coups de feu sont dans votre voisinage, quand même on n’aperçoit rien encore à cause des arbres, et c’est étonnant que le chemin soit si désert.

Et puis ce silence après les coups de feu, qui est étonnant.

Mais quand il a duré ce qu’il faut, il fait place à des huées.

Ils se sont mis à monter le chemin ; un homme descend enfin le chemin ; l’homme leur dit :

— Ils ont tout cassé dans le café, ils ont jeté le piano par la fenêtre, ils ont déboulonné les rails, ils ont arrêté le train. Et ils ont voulu faire descendre les voyageurs, sans compter les vagons de marchandises où ils auraient eu de quoi se servir, seulement des gendarmes, à la station d’avant, étaient montés sur la locomotive ; les gendarmes ont tiré.

— À balles ?

— Pas encore, mais risque bien qu’on soit forcé d’en venir là.

Le dernier restant de rouge dans le ciel a été ôté.