Les Silènes (éd. Bibliophiles créoles)/05

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Traduction par Alfred Jarry (adaptation du texte original de Christian Dietrich Grabbe « Sherze, Ironie, Satire »).
Les Bibliophiles créoles (René Bonnel) (p. 17-19).
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V

Du Val entre, monologuant.

Du Val. — Ma noce approche ! Ma fiancée est spirituelle, belle et noble. Mais j’ai douze mille écus de dette, et elle est trop prévoyante pour me mettre en mains un tel capital avant le reste. Je voudrais qu’elle fût en haut du Bructère et que j’eusse son sac sur le dos !

Le Diable (s’avançant, à part). — Encore un homme estimable ! (Haut). Votre serviteur. Monsieur Du Val ! Comment va ?

Du Val. — Mal, Monsieur le Chanoine !

Le Diable. — Que dois-je vous payer pour votre fiancée ?

Du Val (en colère). — Monsieur, vous…

Le Diable. — Je suis passionné collectionneur de hannetons célibataires, d’aubergistes gras et de jeunes fiancées et ne lésinerai pas sur le prix !

Du Val. — Tiens, tiens ! Collectionneur ! Ne pas lésiner ! Que m’offrez-vous pour Liddy ? Elle est extraordinairement belle.

Le Diable. — Pour sa beauté, je donne 2.000 écus en monnaie conventionnelle.

Du Val. — Elle a de l’intelligence.

Le Diable. — Je la paie donc cinq sous deux liards de moins, car c’est chez une jeune fille une tare.

Du Val. — Elle a la main fine et blanche.

Le Diable. — Cela rend les soufflets doux ; pour cela, je paie 7.000 écus d’or.

Du Val. — Elle est encore innocente.

Le Diable (se renfrognant). — Heu, innocente par-ci, innocente par-là, je ne vous donne pour cela que trois sous et un liard en cuivre.

Du Val. — Mais Liddy a aussi de la sensibilité, de l’imagination. Ainsi, j’ai lu sur son journal privé qu’elle assimilait l’appareil génital des mâles à un travail compliqué de robinetterie.

Le Diable. — La sensibilité gâte le teint, l’imagination fait des cercles bleus autour des yeux, et de mauvaises soupes. Pour tout ce bazar, je donne par ironie une pièce de trois centimes.

Du Val. — Vous avez un goût assez difficile.

Le Diable. — Pour bien finir, je vous paie, pour que vous vous taisiez sur les qualités morales de la baronne, qu’il m’est malsain d’entendre, encore 11.000 écus en ducats couronnés de Hollande, et je vous demande si mes offres vous paraissent acceptables.

Du Val. — Tout cela fait, en tout ?

Le Diable (comptant sur ses doigts). — Pour la beauté, 2.000 écus en monnaie conventionnelle ;

pour l’innocence, 3 sous 1 liard en cuivre ;

pour la main blanche, 7.000 écus en or ;

pour la sensibilité et l’imagination, 1 pièce de 3 centimes par ironie ;

pour le silence qui sera gardé sur ses qualités morales, 11.000 écus en ducats couronnés de Hollande ;

cela fait ensemble 20.000 écus 3 sous 4 liards. J’en déduis 5 sous 2 liards pour l’intelligence. Reste 19.999 écus, 18 sous, 2 liards.

Du Val. — Tope, monsieur le collectionneur de fiancées et hannetons ! Quand toucherai-je l’argent ?

Le Diable. — Sur le champ ! Jurez-moi en échange d’attirer la Liddy demain dans sa petite maison du bois de Schallbrunn, d’empêcher ses domestiques de l’accompagner, et de ne pas vous enquérir de ceux qui là-bas raviront la jeune fille.

Du Val. — Je m’y engage, sauf à attirer moi-même la baronne à Schallbrunn, parce qu’on trouverait cela suspect de ma part. Je vous conseille de décider l’esthète Mort-aux-Rats à proposer à Liddy une promenade de ce côté ; il lit beaucoup les néo-romantiques et délire presque dans la maisonnette.

Le Diable. — Je vais essayer cela avec lui. Mais pour cette restriction, vous trouverez bon que j’acquitte la moitié de ma dette en papier-monnaie autrichien.

Du Val. — Hé, Monsieur, vous êtes un damné avare !

Le Diable (flatté et réjoui). — Oh ! je vous en prie, vous me faites rougir ! Je suis bien volontiers damné, bien volontiers avare, furieusement volontiers avare, mais pas encore assez, bien loin de là !

Il sort avec Du Val.