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Les Silènes (éd. Bibliophiles créoles)/06

La bibliothèque libre.
Traduction par Alfred Jarry (adaptation du texte original de Christian Dietrich Grabbe « Sherze, Ironie, Satire »).
Les Bibliophiles créoles (René Bonnel) (p. 21-23).
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VI

La chambre de Mort-aux-Rats. Mort-aux-Rats est assis à une table et veut composer.

Hélas, les pensées ! Les rimes sont là, mais les pensées, les pensées ! Je m’assieds là, je bois du café, je mâche des plumes, j’écris, je biffe, et je ne peux trouver aucune pensée, aucune pensée ! Même les oasis de la masturbation sont désertes pour moi ! Ha, comment saisir cela ? Halte, halte ! quelle idée me vient ? Somptueux, divin ! C’est précisément sur cette pensée, que je ne puis trouver de pensées, que je vais faire un sonnet, et vraisemblablement cette pensée sur le manque de pensée est la plus géniale pensée qui pouvait s’offrir à moi. Je vais incontinent sur ce sujet : que je ne puis composer, composer un poème. Que piquant, qu’original ! (Il court devant la glace d’honneur). J’ai bien l’air génial ! (Il s’assied à une table). Maintenant je commence ! (Il écrit).

sonnet

J’étais assis à ma table et mâchais ma plume,
Ainsi que…

Qu’est-ce qui est assis maintenant dans tout l’univers avec le même air que j’ai si je mâche ma plume ? D’où tirerai-je une heureuse image ? Je vais sauter à cette fenêtre et voir si je n’aperçois rien qui me ressemble !

(Il ouvre la fenêtre et regarde dans le vide).

Là-bas est accroupi un jeune homme contre le mur en train de… Non, ça ne me ressemble pas ! Mais là, sur le banc de pierre, est assis un vieux mendiant, et il mord dans un morceau de pain dur… Non, ce serait trop trivial, trop ordinaire ! (Il ferme la fenêtre et marche par la chambre).

Hein, hein ! Rien ne me convient donc ? Je vais une bonne fois énumérer tout ce qui mâche. Un chat mâche, un putois mâche, un lion… Halte ! un lion ! Que mâche un lion ? Il mâche ou un mouton, ou un bœuf, ou une chèvre, ou un cheval ? Ce qu’au cheval est la crinière les barbes le sont à une plume, et ainsi les deux paraissent assez analogues. (Poussant des cris de joie). Triomphe, c’est bien l’image ! Hardi, neuf, caldéronien !

J’étais assis à ma table, et mâchais ma plume,
Ainsi que le lion, quand l’aube blanchit d’effroi
Mâche le cheval, sa plume rapide…

(Il lit ces deux vers encore une fois à voix haute, et claque de la langue, comme ravi de leur goût.)

Non, non ! Une telle métaphore, il n’y en a pas ! J’ai peur devant ma propre puissance poétique. (Humant confortablement une tasse de café). Le cheval, une plume de lion. Et l’épithète « rapide » ! Que c’est frappant ! Quelle plume pourrait être plus rapide que le cheval ? Et les mots « quand l’aube blanchit d’effroi », que purement homériques ! Ils ne conviennent pas ici, mais ils rendent l’image indépendante, ils en font une épopée en petit ! Ô ! il faut que je coure encore devant la glace ! (S’y contemplant) Par Dieu, visage au plus haut point génial ! Il est vrai que le nez est un peu colossal, mais c’est de situation !

Ex nugere leonem, et au nez on reconnaît le génie !