Les Slaves/Deuxième Leçon

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Les Slaves
Comon (Volume 1p. 15-23).




DEUXIÈME LEÇON.


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Mission du professeur. — La connaissance de l’histoire des Slaves nécessaire à l’Occident. — Pierre le Grand. — Les races du Nord. — Invasion des Barbares. — Révolution slave dans le VIe siècle. — Naissance des empires slaves. — Les Polonais, les Bohêmes, les Moraves, le duché de Russie. — Les Goths et les Ostrogoths. — La race mongole. — Gen-Gis-Khan. — Causes des invasions mongoles. — Lutte de la Russie contre la race mongole, et de la Pologne contre les Turcs.

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Mardi, 29 décembre 1840.

MESSIEURS,

Nous avons montré quels résultats on pourrait obtenir en étudiant le monde slave, en appelant sur lui l’attention de l’Occident, surtout de la France. Peut-être maintenant serons-nous assez heureux pour éveiller l’intérêt sur le principal objet de notre cours, sur la littérature slave. Cette littérature nous apparaît dans un vague éloigné, comme un tableau qui échappe à la vue : ce qui en constitue les formes, le coloris, ne peut être apprécié qu’en le rapprochant du spectateur. C’est la mission qui m’est donnée.

Je ne m’arrêterai pas pour le moment sur ce qui peut se trouver d’instructif dans l’organisation de la société slave. Les publicistes, cependant, qui s’occupent des questions sociales, pourraient y puiser beaucoup de lumières et prévoir à l’avance quels seront les derniers résultats de leurs systèmes. Bien des idées, qui, ailleurs, ne sont encore qu’à l’état de pures conceptions, qui n’ont point encore produit leurs conséquences logiques déjà réalisées chez les Slaves, y ont rencontré une solution dans les faits. Si on se donnait la peine de comparer les théories de l’Occident, si avidement saisies par les Slaves, avec la vie pratique de ces peuples si inconnue à l’occident, on épargnerait à l’humanité nombre d’expériences vaines et douloureuses. Pierre le Grand, par la hardiesse de ses conceptions et l’énergie des moyens, ne le cède en rien aux conventionnels français ; il est à lui seul tout une Convention : il concevait et exécutait lui-même. Même plus heureux que les réformateurs français, il parvint à réaliser un système qui existe encore aujourd’hui ; qui, après s’être développé, porte des fruits. Ce système politique individuel, imposé à toute une nation par la volonté d’un homme de génie, il faudrait l’examiner. De cet examen pourraient sortir des éclaircissements touchant les rapports qui existent entre l’école politique dogmatique et l’école historique.

Je m’étonne que l’on n’ait pas étudié davantage l’influence des doctrines slaves. Il est surprenant que l’expérience de ces peuples en matière religieuse n’ait pas été plus consultée par l’Europe : Jean Hus cependant a précédé Luther. Des sectes nombreuses, issues du protestantisme, sont arrivées dans le Nord à un état social de complète maturité ; elles avaient leurs tribunes, leurs assemblées législatives, leur pouvoir exécutif ; en un mot, elles avaient donné, comme société, les derniers fruits des tentatives et des réformes dont l’Occident aurait pu, en les étudiant chez les Slaves, s’épargner les douloureux essais.

Quant à l’histoire proprement dite, nous trouverons dans celle des peuples du Nord le moyen de résoudre une question qui intéresse l’Europe et la France, celle des invasions des Barbares. Jusqu’à l’époque de la formation de la société européenne, jusqu’à l’établissement du royaume chrétien en France, tout ce qui concerne les rapports de l’Occident avec les races du Nord est enveloppé d’obscurité. Une ligne sépare ici le connu de l’inconnu, et le connu ne commence qu’à l’époque de l’invasion des Barbares. Ce qui s’est passé avant dans les pays barbares est ignoré. Quel est le mouvement qui poussait les Barbares vers l’Occident, qui les portait de Constantinople aux embouchures du Rhin et à Rome ? Qu’est-ce qui a poussé et arrêté ces hordes ? Qu’est-ce qui a y, fait monter et descendre cette marée de la barbarie ? Tout cela est peu compris encore, et l’on ne pourra s’en rendre compte qu’en l’étudiant dans ses origines, c’est-à-dire dans l’histoire primitive des peuples du Nord. Par cette étude seulement, on arrivera à connaître les vraies causes qui arrêtèrent jadis la marche des peuples asiatiques vers l’occident de l’Europe.

Rappelons-nous la configuration du territoire slave, qui se trouve placé entre les montagnes de la Grèce et la Baltique, de cette plaine immense qui sépare l’Europe de l’Asie. C’est dans ce bassin, dans cette mer slave, que tout le torrent des peuples nomades tombait et s’accumulait lentement avant de déboucher vers l’Occident. Or au VIe siècle, une révolution eut lieu sur cet immense territoire, elle en changea toute la configuration. La religion commença à agir ; la vie organique, émanée de Rome et de Constantinople, y circula. Alors surgirent des empires ; ce fut l’ère mythique des Slaves. Les Polonais, les Bohêmes, les Moraves apparaissent ; plus tard se montre le grand duché de Russie. Les Russes opposent dès lors une résistance active aux envahissements des nomades qu’ils absorbent ou qu’ils parviennent à chasser : la séparation de l’Europe et de l’Asie s’accomplit.

Cependant le péril que couraient les peuples de l’Occident exposés aux invasions des tribus guerrières des Goths et des Ostrogoths, n’était rien en comparaison de celui dont les menaçait la race mongole. Les guerriers germains ressemblaient aux troupes régulières ; elles vivaient aux dépens des cultivateurs, mais ne les détruisaient pas, tandis que la race mongole, tartare ou ouralienne, qui n’a rien de commun avec la race indo-germanique, et dont l’Europe eut immensément à souffrir, faisait disparaître, anéantissait les empires sur lesquels elle fondait. Au-delà du territoire slave commence l’Asie. Le cours de la Dvina et du Don trace la limite qui sépare le territoire slave du continent ouralien. Celui-ci est habité par une race immense qu’il importe de connaître ; car elle a plus d’une fois bouleversé le monde. Cette race nombreuse, qu’il ne faut pas confondre avec la race slave, comprend les Finois, les Mongolo-Tartares et les Chinois. Nous laisserons de côté les Finois et les Chinois, dont l’histoire a peu d’importance ici, pour ne nous occuper que des Mongolo-Tartares. Les steppes de l’Asie, qui jusqu’à présent portent encore le nom de Tartarie, surpassent en étendue l’Europe entière ; la population n’en est que de quatre à six millions d’habitants, tous soldats. C’est de cette région que, selon la supposition des savants, est venu le mythe du centaure, figure d’homme à peine dégagée de la nature animale. Le Tartare est encore cet homme brut, ce centaure ; il est mal formé ; ses jambes sont débiles et n’ont de force que pour étreindre le cheval sur lequel il passe sa vie, et dont il fait pour ainsi dire partie. Sa tête, disgracieusement ronde, ne semble faite que pour maintenir l’équilibre de son corps, machine destinée à courir à cheval. Son regard respire le matérialisme, et le feu qui l’anime est semblable à celui d’un charbon déjà noir prêt à s’éteindre. Le Tartare est très intelligent, mais dépourvu de tout sentiment, de toute idée religieuse ; on ne trouve chez lui aucun vestige de mythologie, aucune trace d’une religion primitive. Les anciens auteurs qui parlent des Mongols prétendent qu’ils vénéraient l’épée comme symbole de la force brutale. Les Slaves disent, ainsi que le témoignent leurs chansons populaires, que les Tartares honorent chaque jour une divinité différente. C’est là un mythe significatif, dont le sens est que les Tartares n’ont de culte que pour le fait matériel, le succès du jour. Ces peuples représentent l’idéal de l’obéissance passive ; ils reconnaissent naturellement des supérieurs ; cette maxime que là où il y a deux soldats, il y a un supérieur et un inférieur, leur a été instinctivement révélée. Leurs chefs réunissent toutes les qualités et tous les défauts de leur race. Ils naissent philosophes ; ils ne croient à rien et ne se servent de la religion que suivant les besoins de leur politique ; ils n’ont jamais été fanatiques ! Chacun d’eux est né général, possédant l’art de la stratégie au plus haut degré. On connaît les exploits d’Attila et de Gen-Gis-Khan, qui ne savaient ni lire ni écrire, qui même ignoraient l’histoire de leur race. Assis sous l’étoile polaire, ils envoyaient des ordres à leurs armées, dont les unes saccageaient l’Allemagne, tandis que les autres ravageaient la Chine. Les guerriers mongols ont tous un talent militaire prodigieux : il est arrivé souvent que l’armée restée sans guides et sans chefs, devinait le plan général et exécutait des mouvements sans en avoir reçu l’ordre. Toute cette race est mue par l’infaillible instinct des bêtes féroces. Les chefs ouraliens n’étaient pas barbares ; on pourrait même affimer qu’ils étaient civilisés ; s’il est vrai de dire que la civilisation consiste seulement dans l’habileté à devenir riches et puissants. Ils devancèrent, sous ce rapport, les économistes modernes ; ils protégeaient l’industrie et le commerce. Lorsqu’ils prenaient une ville d’assaut, ils en massacraient tous les habitants, à l’exception des ouvriers, comme n’appartenant à aucune nation. Ils créèrent aussi le service des courriers et des postes : les postes de Gen-Gis-Khan s’étendaient de la Chine à la Pologne. Il voulut établir un système uniforme de mesures et de monnaies ; selon un historien anglais, il avait déjà eu l’idée des lettres de change et des billets de banque. Tout ce qui a rapport au commerce était très bien compris par lui ; son œuvre fut la réalisation la plus compléte du système matérialiste conçu par une haute capacité instinctive et servi par une grande puissance de moyens. Si maintenant on demande pourquoi et dans quel but les expéditions des Mongols étaient entreprises, il me serait difficile de répondre. Les chefs n’attachaient aucun prix à la richesse tout en la recherchant ; ils n’avaient d’autre but que la destruction. Dans le conseil d’un de ces chefs, il fut un moment · question de massacrer tous les Persans et de changer tout leur pays en pâturages libres ; il fallut les plus grands efforts pour empêcher l’exécution de ce projet. Ce chef se croyait destiné humilier et à détruire le monde ; cette terrible croyance, la descendance de Gen-Gis-Khan ne l’a pas encore abandonnée. On voit quels dangers courut l’humanité en présence des innombrables armées des Tartares. Il est un préjugé historique qui ne soutient pas l’examen ; on prétend que ces armées étaient faciles à repousser. et qu’elles n’ont dû leurs succès qu’à la lâcheté ou à l’inexpérience des peuples qu’elles attaquaient. Il suffit de lire l’histoire pour se convaincre que ces masses étaient bien disciplinées et commandées par de grands généraux. Les Slaves eurent à lutter pendant des siècles contre la formidable race des Mongols. La Russie, vaincue et écrasée, ne cessa de lui opposer une résistance passive ; tout en reconnaissant la souveraineté des Tartares, elle conserva sa dynastie nationale et sa religion, germes précieux d’une unité future. Le vaincu subissait d’affreux traitements de la part du vainqueur ; il était écorché vif ou jeté dans de l’eau bouillante. Cependant, l’espoir de l’affranchissement n’abandonna jamais la Russie qui cherchait à connaître, à approfondir les secrets de la politique de ses vainqueurs en l’étudiant au milieu de leurs camps. La Russie usa peu à peu ses chaînes, et, sans avoir eu à les secouer par un violent effort, elle se releva enfin libre et victorieuse. L’époque de cet affranchissement est assez difficile à déterminer ; néanmoins on peut la placer après la dernière destruction de Moscou par les Mongols. La Russie est aujourd’hui maîtresse d’une vaste partie de la Mongolie.

Mais les dangers qui menaçaient la chrétienté de ce côté ne furent pas les seuls ; elle avait aussi à combattre contre les progrès de l’islamisme, contre les Arabes et les Turcs qui cherchaient à pénétrer en Europe. Les peuples slaves se partagèrent la grande tâche de défendre la chrétienté. La Russie lutta contre les Mongols, la Pologne contre les Turcs ; mais dans cette résistance simultanée, rien de commun ne s’établit entre les Russes et les Polonais. La lutte de ces derniers contre les infidèles offre un caractère particulier : la Russie résistait et souffrait ; la Pologne attaquait, succombait, triomphait tour à tour. Le récit de la guerre des Polonais contre les Musulmans est une suite de grandes victoires et de défaites terribles. La bataille malheureuse sous les murs de Warna, la mort de Ladislas et de l’élite de la noblesse polonaise, furent le signal de la perte de l’Illyrie et de la Servie pour la chrétienté, perte qui fut suivie de la destruction de l’empire d’Orient et de nouvelles invasions de la part des Turcs. Ils furent enfin repoussés dans une grande bataille ; Jean III, grâce à son génie militaire, parvint à renverser leur puissance dans le midi de la Pologne, il lui porta les derniers coups sous les murs de Vienne.

C’est ainsi que d’un côté les Mongols furent rejetés vers le Nord, que, d’un autre, les Osmanlis furent arrêtés au centre de l’Europe après une lutte longue et sanglante dont il ne reste plus de vestiges aujourd’hui ; car il y avait peu de villes alors, peu de monuments d’art et même peu d’ouvrages de défense pour se couvrir de l’ennemi, et les pays agricoles se relèvent vite, ils ne gardent pas longtemps les traces de l’invasion.