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Les Slaves/Troisième Leçon

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Les Slaves
Comon (Volume 1p. 24-35).




TROISIÈME LEÇON.


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Complément du tableau de la lutte des peuples slaves contre les Mongols et les Turcs. — Les Russes ; caractère de leur poésie. — Parallèle entre les Mongols et les Turcs. — Les Polonais ; leur patrie ; caractère de leur poésie. — L’Ukraine.— Les Cosaques et leur poésie. — Le poëme de Malczewski.

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Mardi, 5 janvier 1841.

MESSIEURS,

Nous allons compléter le tableau général de la lutte entre les peuples slaves et la race mongole, qui, dans le moyen âge, menaçait l’occident de l’Europe. Cette lutte a imprimé certains caractères particuliers à la littérature slave ; longue et acharnée, elle a permis au génie national des peuples du Nord de s’élaborer, et leur a donné place parmi les nations de l’Europe. Pour avoir toujours présent à l’imagination le vaste champ de ces guerres, fixons les monts Karpathes, ces monts au sommet desquels, suivant l’expression du poëte, est assis l’oiseau slave qui, d’une aile, bat la mer Noire, et, de l’autre, la mer Baltique :

« Il est assis sur les montagnes, et lorsqu’il étend ses ailes, deux grandes mers bouillonnent. »

D’un côté de la chaîne des Karpathes, sur des plaines immenses, se développent les Russes et les Polonais ; de l’autre côté, nous voyons les Bohêmes, s’avançant vers le cœur de l’Allemagne, comme les premières sentinelles slaves vers l’Occident.

Le peuple russe le plus voisin des races ouraliennes, le plus longtemps en lutte avec elles, prépara sa future grandeur en gémissant durant des siècles sous le joug des Mongols avec une patience pleine de courage et de résignation. Sa littérature la plus ancienne, · comme déjà frappée d’un pressentiment terrible, porte un cachet de tristesse et de gravité. La religion fut le seul lien entre ces populations subjuguées par les Tartares. Cependant, l’indépendance nationale s’élève et s’accroît ; le pouvoir suprême s’approprie tous les grands mobiles de ces peuples en travail. La littérature russe de ce temps est religieuse, mais encore plus monarchique. Le prince conduit au combat ; tout se passe pour lui, en son nom ; on ne voit pas de héros secondaires ; les individualités s’effacent, en vue de l’indépendance, de l’unité futures. La personne du prince, résumant en elle l’expression sociale de l’époque, les qualités ou les défauts du souverain n’intéresse le poëte qu’autant qu’il peut servir la cause et les destinées de la Russie. La poésie, dès lors, a déjà sa route tracée ; elle s’avance vers l’épopée. Elle est complètement dépourvue d’éléments dramatiques ; car le drame veut la lutte des passions, il exige le jeu de caractères individuels, le frottement d’intérêts particuliers.

Longtemps encore, jusqu’à la renaissance, cest-à-dire jusque sous Catherine, la littérature russe conserve plusieurs traits de ce caractère primitif. A dater de ce moment, la religion s’en retire, l’intérêt monarchique y domine ; elle se fait tout autocrate. Après la centralisation de toutes les forces dans une seule main, après l’établissement de l’unité nationale, il fallut en déduire les conséquences. Alors la littérature prend l’initiative ; elle pousse le Pouvoir. Nous voyons ensuite les poëtes russes marcher souvent dans les voies tracées par les Français, imiter parfois la poésie anglaise ; mais, qu’ils soient frappés par un événement national, tous ces poëtes se retrouvent aussitôt russes : graves, tristes et orgueilleux.

La lutte que les Polonais soutinrent contre les Turcs présente un caractère tout différent : autre était l’ennemi contre lequel ils avaient affaire, autre le but, autres les moyens, autres les résultats. De tous les peuples d’origine ouralienne, les tribus turques sont celles qui se rapprochent le plus de la souche connue sous le nom d’Indo-Germanique. Mêlés aux belles races des pays conquis, les Turcs perdirent bientôt leur laideur primitive. Leurs manières sont empreintes de noblesse et de majesté. Doués d’une énergie prodigieuse, bien qu’un peu mous de corps, ils n’offrent, sous le rapport moral, aucune ressemblance avec les Mongols. Tandis que ceux-ci sont privés de tout sentiment religieux, les Turcs, eux, se distinguent par un tempérament ardent et prompt au fanatisme. L’esprit des Mongols est froid ; le leur est doué d’une imagination vive. Plutôt passive qu’active, cette imagination n’enfante pas d’œuvres originales, mais elle s’approprie, elle imite volontiers les produits de la poésie et de l’art étranger. Les Mongols ne comptent pas un poête, pas un artiste ; en fait d’arts, ils n’ont créé qu’un seul genre d’architecture : je parle de ces tours construites de chaux et d’hommes vivants ou de têtes coupées. Les Turcs ne se sont jamais montrés si cruels ; ils ne combattaient ordinairement que dans un esprit de prosélytisme religieux ; ils mettaient leur bonheur dans la domination et les jouissances, mais jamais dans la destruction. On demandait un jour, dans le Conseil des sages Mongols, en quoi consistait la félicité terrestre, le monarque répondit que c’était à vaincre son ennemi, à déshonorer sa femme, à égorger ses enfants. Et le Conseil applaudit, car c’était là une idée nationale.

Le Turc chérit le repos ; il aime à s’enfoncer dans une douce rêverie. Il exprime cet état où il se complait par des mots intraduisibles, qui ressemblent au far niente des peuples méridionaux. Le Turc est avide de conquêtes, de richesses, de pillage ; mais il ne s’est jamais montré aussi habile que le Mongol à tirer parti des inventions de la civilisation qu’il trouvait chez les peuples vaincus. Il déteste l’étranger, et cette haine lui fait dédaigner ce qu’il y a d’utile chez les autres nations. Les Mongols savaient, au contraire, profiter des avantages que certains peuples avaient sur eux ; c’est ainsi qu’ils se servirent, par exemple, des artilleurs chinois pour leurs canons. Les Turcs ne répandaient pas une terreur aussi grande que les Tartares, mais ils étaient peut-être plus dangereux pour l’indépendance des peuples. M. Lenormand a dit qu’il ne s’est pas rencontré un seul monarque chez les Mongols qui ait eu le génie de l’organisation. En réalite ils ne surent organiser que la destruction. Les Turcs, au contraire, étaient organisateurs, persévérants ; une fois établis quelque part, il n’était pas facile de les en déloger. Un chroniqueur, surnommé le Janissaire polonais, a comparé les Turcs à une mer qui absorbe les eaux, et qui ne les rend pas. Les inondations tartares, au contraire, disparaissaient de suite.

La grandeur des Turcs menaçant la Pologne, l’irritant continuellement, éveilla toutes les forces de cette nation, et les concentra dans un seul foyer. Ce fut l’origine, la cause, chez les Polonais, de l’élaboration d’un sentiment national, d’une puissance, de l’idée de leur mission. Ils comprirent de bonne heure qu’ils étaient appelés a défendre la chrétienté et la civilisation contre l’islamisme et la barbarie. Ils furent bien vite amenés à concevoir leur but, à mesurer, à apprécier leurs forces et leurs moyens. Le sentiment de ce but et de ces moyens était enfermé pour eux dans le sentiment même de la nationalité ; il s’exprimait par le seul mot : patrie. Le patriotisme est donc le dogme générateur de tout le développement spirituel et intellectuel de la Pologne, comme l’autocratie de celui des Russes, et la littérature polonaise, qui n’est elle-même que le développement et l’application de ce dogme, s’éleva, grandit, fleurit sous la féconde inspiration de l’idée de patrie. Cette idée, il est très difficile de la définir ; car elle est large, vague : elle n’a pas encore été réalisée. À différentes époques, au milieu de circonstances diverses, elle s’est révélée à beaucoup d’esprits sous des lumières et des formes dissemblables. Le prédicateur inspiré Skarga conçoit et sent la patrie comme le règne d’une race élue, comme une Jérusalem avec son arche, son temple et son trône, avec son passé sacré dont la conservation et la défense sont la vie nationale. Dans l’opinion de nombre de réformateurs modernes, la patrie, c’est l’ordre politique de l’avenir qu’il faut travailler à établir. La liberté, la puissance et le bonheur entrent nécessairement dans l’ensemble de cette conception. Il n’y a rien d’étonnant que cette idée n’ait pas encore été complètement réalisée ; car l’état social de la Pologne n’a jamais complètement répondu aux conditions indispensables à cette réalisation. On comprend maintenant qu’il est impossible d’exprimer le patriotisme polonais par des mots ; de l’enfermer dans une formule scientifique. Pour les poëtes, pour les orateurs, pour les hommes politiques, nationaux, la patrie, ce n’est pas l’endroit ou l’on est bien — ubi bene — ; ce n’est pas même un certain idéal de prospérité ; c’est encore moins une étendue de terre entourée de frontières, au-delà de laquelle doit cesser toute action nationale ; la patrie, pour eux, la patrie, pour tout Polonais, est, elle vit partout où bat le cœur fidèle de ses enfants !

Ainsi conçue, elle offre un spectacle peu ordinaire. Les provinces qui composent l’État peuvent en être détachées, mais, aux yeux de la littérature et de la nationalité, elles font toujours partie de la patrie idéale. C’est pour cette raison que nos provinces conquises par les puissances étrangères n’ont jamais cessé d’être regardées comme appartenant à la Pologne. Elles avaient leurs nonces à la Diète, leurs siéges dans le Sénat, leurs juges et leurs magistrats répandus au milieu des autres autorités actives du pays. La Pologne, en agissant ainsi, est la seule nation qui ait suivi les voies de l’Église catholique, qui nomme des évêques dans toutes les parties de l’univers, leur confère des pouvoirs réels légaux, et fait acte de suzeraineté morale sur les contrées où elle n’a plus de puissance temporelle.

De ce côté des Karpathes se dessinent donc deux littératures, l’une tendant à l’unité d’abord, puis adorant le pouvoir, et poussant enfin le pouvoir à l’absolutisme. Il est très vrai ce mot d’un poëte, prononcé dans une assemblée française : « La puissance russe est patiente comme le temps, et vaste comme l’espace. » Jamais cette puissance n’a, en effet, désigné de frontières où elle dût s’arrêter. L’autre littérature a pour mobile le patriotisme, et ce patriotisme ne reconnaît également nulle frontière. Pour la Pologne littéraire et sociale l’idée de patrie est autre que l’idée matérielle et égoïste des Grecs et des Romains. Elle n’est pas attachée à un Capitole ; elle n’a nul besoin d’un Forum ; elle ne s’incarne dans aucun individu. La royauté n’y joue pas le rôle principal ; il est bien plus question de guerriers et de chefs que de rois. La royauté n’est qu’une partie de la patrie, et c’est toujours la société qui est mise en mouvement. Ainsi, on personnifie en quelque sorte des provinces entières ; les Palatinats qui se sont distingués dans les batailles sont récompensés ; ils obtiennent des priviléges ; l’un d’eux, par exemple, a eu comme récompense celui de cacheter ses lettres avec de la cire rouge.

Cette force morale n’ayant aucun centre visible, émouvant toute une société, échappe à l’intelligence dans l’ordre pratique des choses actuelles. Un député français a dit : « La cause polonaise présente cette immense difficulté, qu’elle n’est pas locale, qu’elle est quelque chose d’insaisissable. » Le monarque russe, motivant sa colère contre la Pologne, a dit pareillement : « Les Polonais sacrifient la réalité au rêve. » Il disait vrai, si l’on appelle rêve toute idée qui n’a pas encore son pouvoir sur la terre, qui ne fait que s’avancer vers la réalisation.

Tout cela indique que la poésie polonaise, d’après sa nature, n’a pas d’élément épique ; elle penche plutôt vers le lyrisme et le drame.

Entre les Mongols et les Turcs, entre les Polonais et les Russes, il y a un territoire très intéressant pour l’histoire et la littérature slaves. Ce territoire commence vers la partie inférieure du Danube, à la ville de Belgrade ; d’un côté il côtoie les Karpathes ; de l’autre, le long de la mer Noire, il étend ses plaines au-dela du Borysthène et du Don, vers le Caucase. Il est impossible de désigner par un seul nom cette vaste contrée. Autrefois elle s’appelait Petite-Scythie ; elle touche à la Petite-Pologne et à la Petite-Russie. Une grande partie de ce territoire forme l’Ukraine, mot qui veut dire : pays de frontières. Ce territoire, qui n’est qu’une steppe vaste et déserte, mais riche en végétation, servait de pâturage aux chevaux des peuples barbares. Il est la grande artère qui rattache l’Europe au plateau de l’Asie centrale. C’est par cette voie que la vie asiatique entrait en Europe ; c’est là que les deux parties du monde se heurtaient l’une contre l’autre. Les oiseaux voyageurs, les sauterelles, les tribus nomades, la peste, prenaient ce chemin pour passer dans l’Occident. Les peuples qui voulaient arrêter l’invasion des Barbares, ou vider leurs querelles par le combat, descendaient dans ces steppes, pays neutres, champs de bataille par excellence. La, toutes les armées du monde se donnèrent rendez-vous, et les armées de Darius, et les armées de Cyrus, et celles de la Russie, et celles de la Pologne. Là, naquit un peuple connu sous le nom de Cosaques, mélange de Slaves, de Tartares, de Turcs. Ils parlent une langue intermédiaire entre le polonais et le russe. Ils passèrent tour à tour sous la domination de la Pologne et de la Russie. Leur littérature changeait d’idées, de formes, de tendances, suivant l’influence prédominante de la Russie ou de la Pologne. On y chantait les exploits des chefs cosaques, leurs amours, leurs expéditions aventureuses, tantôt contre, tantôt pour les Polonais et les Russes.

Les plaines de l’Ukraine sont le pays de la poésie lyrique.

Un Cosaque, assis près de sa hutte de terre ou de roseaux, regarde son cheval brouter l’herbe épaisse des steppes ; il promène son regard sur les plaines verdoyantes, en rêvant aux batailles du passé, aux victoires, aux défaites qui ont ensanglanté cette terre. Un chant s’échappe alors de sa poitrine, expression d’un sentiment populaire, ce chant est partout saisi au vol avec enthousiasme ; il passe de génération en génération à la postérité.

Le Danube, le fleuve sacré des Slaves, joue un grand rôle dans leurs poëmes. C’est lui qui traverse ces steppes mystérieuses, ces pays sévères aux destinées insaisissables. Pour le poëte, il est souvent la limite du monde, comme l’océan d’Hésiode ; parfois il est le Scamandre d’Homère, teint du sang des armées. roulant dans ses ondes les armures, les cadavres des héros, les trésors des rois. Mais quelque riche que soit la poésie primitive de ces pays, elle n’est rien en comparaison des accents qu’ils ont inspirés de nos jours. Le poëte russe moderne, surtout le poëte polonais, a peuplé de monuments poétiques ces solitudes désertes ou la tradition n’a pas une pierre où se reposer, n’a pas un arbre où s’abriter. « Là, dit le poëte Zaleski, la poésie, étendue sur les herbes et enlacée de fleurs, résonne tristement, prisonnière comme l’inspiration dans un jeune cœur. seulement la brise lui ravit parfois des lambeaux de chants et les disperse en légers nuages à travers les limanes, les îles du Borysthène, les hauts gazons du désert où se promènent les esprits de nos aïeux. »

Selon les paroles d’un antique poête : « Sur cette terre labourée par les pieds des chevaux, engraissée de cadavres humains, parsemée d’ossements blanchis, arrosée d’une chaude pluie de sang, croissent les moissons de la tristesse. »

La mélancolie est le caractère distinctif de la poésie de ces contrées.

Je terminerai cette leçon en vous citant l’œuvre d’un poëte polonais moderne, Malczewski, laquelle offre une image des combats que se sont livrés les Slaves et les Ouraliens. Le poëte décrit une des dernières batailles contre les Tartares. Le héros est un noble Polonais qui habite une hutte isolée au milieu des steppes. En apprenant l’invasion des Tartares, il se réconcilie avec son voisin, magnat polonais. L’idée de la patrie apparait tout entière dans cette abjuration de sa haine. Le vieux guerrier se met en marche à travers ces solitudes qui finissent avec l’horizon pour recommencer avec l’horizon. Il rencontre les pas de l’ennemi qui, avec l’instinct de certains animaux fuyant devant le chasseur, a laissé sur le gazon des traces sinueuses et trompeuses.

Mais le vieux guerrier avance sans se laisser égarer par ces signes mensongers ; il embusque ses troupes dans l’herbe touffue ; il se perd lui-même au milieu des steppes, reparaît un instant, puis disparaît de nouveau complètement.

Bientôt commence la bataille. D’un côté sont les escadrons polonais avec leurs ailes de faucon attachées aux épaules ; de l’autre, les Tartares aux bonnets noirs, aux yeux demi-fermés, aux visages empreints d’une rage animale. Le combat s’engage d’abord entre les deux chefs des deux armées. Le vieux guerrier polonais, « blanc comme l’aigle de sa patrie et fort comme lui, » détache du corps la tête ronde et lourde du Tartare, qui tombe et disparaît dans l’herbe, tandis que le cadavre, resté attaché au cheval, est emporté, sanglant, au milieu des ennemis.

Ce poème est véritablement oukraïnien ; il donne l’idée des combats entre les Cosaques et les Tartares, la description du pays et celle de cette race mongole, que les Russes et les Polonais eurent tant de peine à dompter ; il est éminemment polonais ; l’idée de la patrie y domine.

Maintenant passons de l’autre côté des Karpathes, vers les provinces autrichiennes, la Servie, l’Illyrie et les pays des Monténégrins.