Les Slaves/Huitième Leçon

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Les Slaves
Comon (Volume 1p. 92-105).




HUITIÈME LEÇON.


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Importance des contes slaves. — Division de la langue slave en deux branches principales et en plusieurs dialectes. — Le russe, le polonais et le bohème. — Premiers royaumes slaves. — Samo. — Les Awares. — Les Francs. — Les Lechs et Czechs. — Les royaumes polonais et bohème. — Les Normands fondent le royaume de Russie. — Les Azes ou Scandinaves.

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Vendredi, 22 janvier 1841.

MESSIEURS,

Alors même que les contes slaves n’auraient d’autre importance qu’au point de vue littéraire, ils seraient déjà fort intéressants ; mais, ce qui en fait surtout le mérite, c’est leur haute antiquité. Sous ce rapport, nous pouvons citer beaucoup de particularités très curieuses. Les traditions indoues sont pleines de récits sur les sages et les ermites pénitents qui vivent au milieu des déserts. Le drame de Sacontala parle d’un de ces sages ou brahmanes, passant sa vie dans une telle immobilité de méditation, que les fourmis l’entourent de leurs fourmilières, que le serpent glisse paisiblement le long de ses bras, et que les oiseaux font leurs nids sur ses épaules. Il existe dans les contes slaves un tableau pareil, beaucoup mieux développé, avec cette différence toutefois que le solitaire n’est plus un brahmane, mais un brigand qui, soudainement pris de remords, a planté sa massue en terre et s’est agenouillé auprès : la massue qu’il arrose de ses larmes devient un arbre a mille branches ; et avant que le pénitent ait obtenu du Ciel la rémission de ses fautes, les araignées ont scellé ses lèvres de leurs toiles transparentes, les abeilles ont déposé leur miel dans ses oreilles. Cette immobilité est un symbole frappant de la patience et de la ferveur du coupable. Une autre tradition, aussi répandue que celle-ci, raconte la fuite d’une femme enceinte poursuivie par un monstre horrible qui veut l’empêcher de mettre au monde un fruit mystérieux. Cette tradition se retrouve dans plusieurs mythologies. Les Grecs en ont fait l’histoire de leur Latone persécutée par une divinité et cherchant un refuge dans l’île de Délos. Ovide l’a conservée dans ses poésies, et l’Apocalypse en a expliqué le sens symbolique et profond. Ce mythe existe aussi dans les fables slaves ; mais on y a ajouté des détails propres au pays. La femme poursuivie est une jeune fille de village ; du moins elle en porte les vêtements. Se voyant au moment d’être atteinte, elle jette derrière elle, d’abord. un ruban, puis un mouchoir, puis les tresses de sa chevelure ; le ruban se change en fleuve, le mouchoir en lac, les cheveux en forêts ; elle parvient ainsi à échapper au monstre acharné. L’auteur de l’Ane d’or, déjà mentionné par nous, est le seul écrivain qui nous ait conservé la relation mythique des amours de Psyché et de Cupidon ; cependant, on voit sur les monuments d’architecture, antérieurs à Apulée, les figures et les scènes principales de ce roman. Les anciens artistes n’en ont pas reproduit le sujet d’après le livre d’Apulée, mais d’après une tradition généralement connue. On en peut retrouver les traces dans la collection des contes slaves qui ont été publiés en Russie. Une coïncidence si étonnante a vivement préoccupé les esprits. Walter Scott compare la tradition populaire à ces brins de paille que le vent disperse à la surface de la terre. La comparaison, toute juste qu’elle est, n’a rien expliqué. On a cru que les contes les plus intéressants ont été traduits d’une langue dans une autre, qu’ils sont ainsi devenus la commune propriété des peuples ; mais on oublie trop que dans les siècles passés les peuples ne se préoccupaient ni de livres ni de traductions, et qu’aujourd’hui encore les Slaves sont étrangers à ces liens qui unissent les nations civilisées. Il faut donc reconnaître que les traditions datent d’une époque très éloignée, d’une époque où l’art d’écrire n’était pas même connu. Elles composent, pour ainsi dire, une littérature fossile dont les débris, comme les ossements des animaux antédiluviens, appartiennent à tous les pays et à tous les climats. On ne peut assigner une patrie aux mastodontes ; de même on ne peut dire où est le pays des mythes antiques. Il est surprenant toutefois que les contrées où se trouvent le plus de ces ossements fossiles soient aussi celles où se rencontrent le plus de contes populaires ; ces contrées sont la terre slave.

Je vous ai tracé les caractères généraux de cette littérature fossile ; le fond en est infini, la forme bizarre et monstrueuse. Jusqu’ici les investigations de l’art et de la science l’ont respectée ; mais le temps est venu où la critique va enfin s’en emparer pour l’analyser, où, de littérature traditionnelle qu’elle est encore, elle va devenir littérature écrite. Je la compare à cette eau souterraine dont l’existence soupçonnée de tous est si longtemps demeurée inaccessible ; c’est seulement de nos jours que la mécanique, pénétrant jusqu’à sa source invisible, est parvenue à la faire jaillir à la surface de la terre.

Le conte populaire, dans ses modifications successives, a produit plusieurs genres de littérature. Il est la source de l’apologue et d’une sorte d’épopée qu’on pourrait appeler épopée animale. Cependant, la haute poésie, l’élévation morale de l’apologue antique a peu à peu disparu avec le temps. L’épopée, dont les héros et les acteurs sont des animaux, a été traitée par les écrivains du moyen âge et par ceux de l’Allemagne actuelle ; mais ils en ont complètement changé le caractère primitif. Les poëtes de l’Occident lui ont prêté leur esprit sceptique et railleur ; on a reproché à Goëthe d’avoir, dans son épopée du Renard, plutôt pris pour modèles les romans du moyen âge que les traditions populaires. Il y a donc cette différence entre le monde fossile organique et le monde fossile littéraire, que le premier a cessé d’exister tandis que l’autre a conservé la vie et le mouvement. Quoique le conte populaire ne produise rien par lui-même, il traverse les siècles et se transmet d’âge en âge en se modifiant. C’est la cause des difficultés qu’on éprouve à le classer systématiquement, à lui appliquer l’analyse critique, à reconnaître ce qui reste en lui du principe traditionnel, de ce qui lui vient d’une influence étrangère et postérieure. Une telle étude cependant est de la plus haute importance pour les Slaves : l’unique monument de leur ancienne littérature est leur tradition ; cette tradition précède l’époque où leur grande famille s’est divisée en nations et leur langue en dialectes.

La langue slave se partagea en dialectes dans sa première période historique ; et cette division existait déjà en germe dans la nature même de la langue. Souche unique d’abord, elle a produit deux tiges qui, se développant séparément, ont à leur tour donné diverses branches. La dualité est le principal caractère de cette langue. Les Allemands s’en sont aperçus de bonne heure et en ont cherché l’explication dans le mythe du dieu Blanc et du dieu Noir, dent le dualisme se reflète partout dans l’idiome et dans l’histoire des Slaves. Mais comment, d’après cette séparation, classer les peuples et les dialectes ? À qui donner le principe blanc ? à qui donner le principe noir ? Le problème est d’autant plus difficile à résoudre qu’il touche à toutes les questions religieuses et politiques de la race. Des deux groupes de dialectes, l’un a été appelé russe, et l’autre polonais par quelques savants. Mais les Polonais ne veulent pas accepter cette déno-. mination ; car, suivant eux, le mot russe est trop moderne pour désigner des dialectes aussi anciens. Quoique les Bohêmes, renonçant par esprit de conciliation à tous droits de primauté, aient bien voulu ranger leur langue à la suite du dialecte polonais, le dissentiment n’en a pas moins persiste. On a cherché alors à classer les idiomes slaves d’après leur position géographique ; mais on s’est bientôt aperçu que les deux caractères généraux qui les séparent se retrouvent aussi bien au Nord qu’au Midi, à l’Est qu’à l’Ouest. Les Bohêmes ont encore tenté de tout accorder, en rangeant les différentes branches de la souche mère d’après les lettres de l’alphabet et l’ordre numérique ; mais la question de primauté est toujours restée pendante. Tous les moyens de conciliation n’ont point donné de résultat, car la question, qui semblait purement grammaticale au premier abord, en renfermait beaucoup d’autres d’un ordre plus élevé. Il ne faut chercher l’origine de cette division ni dans la surface géographique ni dans la masse des populations, mais dans les deux idées mères qui ont leur expression dans la forme des deux dialectes principaux. Ce n’est qu’en dirigeant nos efforts, nos recherches de ce côté, que nous pouvons espérer résoudre le problème ; alors seulement la langue slave pourra prendre la dénomination de polono-russe ou de russo-polonaise ; car la Pologne et la Russie ne sont pas seulement deux territoires, mais deux idées lancées au milieu des peuples slaves, et qui, aspirant à se réaliser, tendent à une domination absolue et s’excluent mutuellement. Selon les chances différentes de la lutte qu’elles se livrent, les pays et les populations gravitent vers l’une ou vers l’autre de ces idées, et la primitive dualité païenne de race et de langue y puise un nouvel élément de développement. Il n’est pas une peuplade, il n’est pas un territoire slave où l’on ne puisse reconnaître les représentants de ces deux partis hostiles. Un principe spirituel peut seul caractériser ces deux tendances, les relier à deux centres différents, les placer dans le mouvement de deux grandes masses opposées. Ce mouvement général se faisant dans une direction toute contraire, il en est résulté deux religions, deux dialectes, deux alphabets, deux formes de gouvernement diamétralement opposées. Pour appuyer cette différence sur le caractère primitif de la Russie et de la Pologne, il nous faut étudier dans leurs germes mêmes les deux éléments créateurs ; il nous faut remonter à l’époque reculée où les empires et les nationalités, se dégageant peu à peu des limbes communs, s’organisent et se forment au sein de la race slave.

Avec le VIe siècle se termine l’histoire ancienne des Slaves. Après le passage des Huns, on ne voit plus de grands débordements de la race ouralienne. Les hordes qui suivirent Attila commencent à s’asseoir dans les pays slaves ; la peuplade des Awares, surnommés les Géants, terrible, mais heureusement peu nombreuse, ferme la marche de ces barbares cruels ; elle s’établit entre les Karpathes et la mer Adriatique. Bientôt après, au VIIe siècle, se fonde le premier royaume slave gouverné par un certain Samo que Frédegaire croit être un Gaulois. L’histoire de ce monarque est très obscure ; il paraît certain que Samo était étranger, et qu’ayant réuni les Slaves sous son sceptre, il réussit à les défendre contre les Awares et contre les Francs. Après lui sa famille régna quelques années et disparut ensuite de l’histoire. A sa place s’éleva la puissante maison des Swiatopelk, rois de la grande Moravie ; puis arrivèrent les Magiares qui renversèrent l’Empire morave et jetèrent les fondements du royaume de Hongrie.

En même temps, de l’autre côté des Karpathes, se produisirent des faits historiques d’une influence beaucoup plus décisive sur la destinée des Slaves : la formation des noyaux des puissances polonaise, bohème et russe. Une question se présente ici tout d’abord : le dogme politique et social de ces trois royaumes se développa-t-il d’un principe national, d’une force intérieure slave, ou ne fut-il qu’une importation étrangère ? La tradition locale parle des Lechs et des Czechs comme de peuples venus de l’Orient, des bords de la mer Caspienne. Les chroniqueurs ont recueilli cette tradition et l’ont répétée ; mais la critique moderne l’a démentie et taxée de fable. Les Allemands, surtout s’obstinent à nier l’antiquité des souvenirs polonais et bohêmes. Il fut pénible, à des hommes habitués à l’histoire primitive de leur race, de voir renverser toutes les traditions reçues. Un de ces hommes, le prince polonais Jablonowski, ayant su que Schlötzer travaillait dans h son savant ouvrage a détruire l’existence de Lech, lui proposa de fortes sommes pour racheter l’existence de ce roi. Cependant, avec le temps, les historiens slaves eux-mêmes ont regardé cette relation primitive comme controuvée et dénuée de fondement. Aujourd’hui seulement la découverte de nouveaux documents est venue changer la face de la question. Quelques monuments d’histoire orientale tirés des traditions persanes et arméniennes offrent, en effet, des analogies extraordinaires avec l’histoire des Lechs ; seulement, la scène se passe sur un autre théâtre, dans les environs du Caucase, la dernière contrée où soient parvenues les armées macédoniennes. Il est probable que ce souvenir historique s’est implanté dans les terres slaves à l’arrivée des Lechs. Les traditions bohêmes ne diffèrent pas des traditions polonaises ; les Lechs et les Czechs sont frères (Lesgues et lzetzens).

Tandis que le royaume de Bohême et celui de Pologne se formaient près des Karpathes, les Normands, ayant conquis plusieurs villes dans le Nord, jetaient les fondements de quelques duchés russes. Leur marche conquérante commence avec le IVe siècle après Jésus-Christ. Dans le Ve siècle, on les voit au milieu des Slaves ; dans le VIe et le VIIe, ils s’y sont assis d’une manière stable, et sont généralement connus sous le nom de Russes. Peu importe ici que leur séjour primitif ait été la Suède ou la Lithuanie, toujours est-il que leur origine n’a rien de commun avec celle des Slaves.

Nous sommes maintenant sur les traces des deux races étrangères qui entrent dans la formation des empires bohême, polonais et russe. Mais les Lecho-Czechs étaient unis aux Normands par quelques liens d’affinité. Les Normands prétendent que les Scandinaves, leurs aucetres, descendaient d’Odin, qu’ils étaient parents des Azes et frères des Scandinaves du Nord Les Azes sont une peuplade de souche indo-germanique dont une branche s’est étendue vers le Nord et y a été connue d’abord sous le nom de Scandinaves, et plus tard sous celui de Goths et d’Ostrogoths. D’après l’opinion de quelques érudits, cette race à son origine dans l’Inde où elle composait la caste des guerriers ; elle a dû émigrer par suite de révolutions intestines. Ce peuple semble créé pour la lutte et le combat ; son organisation physique le sépare des familles ouralienne, sémitique et slave ; il a une haute stature, le front élevé et bombé, des yeux de faucon, un nez d’aigle, du penchant à l’obésité, des passions vives, unsatiable désir de conquête et de domination. Tels sont ses principaux caractères physiques et moraux. Seul de tous les peuples asiatiques, il possédait au suprême degré l’art de régner et d’administrer. En Asie, il formait l’aristocratie des peuplades turques et ouraliennes ; en Occident, il forma celle des populations germaniques et celtiques. Les Azes ou Scandinaves se sont emparés de tous les trônes de l’Europe, un seul excepté, lequel était occupé par un roi slave. Le mode d’organisation particulier aux Azes s’est conservé dans le Caucase, où sont encore aujourd’hui des peuplades qui proviennent de la même source et que le temps a fort peu modifiées. Leur constitution sociale était assez compliquée ; elle se composait d’une aristocratie nobiliaire, du peuple conquis et des esclaves. Ce peuple a jadis eu des rois ; mais comme ils avaient peu d’influence et qu’ils étaient souvent chargés, ils n’ont pu établir nulle part un gouvernement stable. Chez les Goths et les Ostrogoths, l’existence politique était à peu près la même ; l’ aristocratie, qui prétendait descendre des dieux et des demi-dieux, y occupait toujours la première place. Le plus noble était élevé au trône ; on honorait la royauté, mais on ne lui a jamais permis de fonder un pouvoir absolu tel qu’il est aujourd’hui établi en Russie et dans quelques parties de l’Europe. Enfin, pour caractériser cette race en quelques mots, il nous suffira de dire, qu’elle était éminemment aristocratique.

Les gouvernements fondés par les Lechs et les Czechs aux pieds des Karpathes, et par les Normands au fond de la Russie, diffèrent beaucoup entre eux. Les premiers, étendant leurs conquêtes vers la mer Baltique, n’eurent jamais de vues bien arrêtées dans leurs entreprises, ni de monarques capables de les constituer en état régulier. Les Normands, au contraire, sous la direction suprême d’un autocrate, eurent bientôt soumis toute la Russie. Leurs rapports avec les Slaves furent d’abord basés sur des traités et non sur leurs droits de conquête. L’état politique des pays russes, à cette époque, ressemble parfaitement à celui de l’Apulie et de l’Italie au moment où elles ont été subjuguées par les Normands. Mais les chefs varègues s’emparèrent peu à peu du pouvoir absolu en s’appropriant tous les droits jusqu’ici réservés aux communes. Ils étouffèrent les libertés slaves, et devinrent maîtres, de tuteurs qu’ils étaient. Les Normands se répandaient de préférence dans la direction des fleuves ; leurs vaisseaux servaient de coursiers à ce peuple de conquérants, qui porta ses armes jusque dans la Grèce, et tenta même de soumettre Constantinople. En moins d’un siècle les princes de la famille de Ruryk régnèrent sur l’immense pays qui s’étend de Kiew à Novgorod et des bords de la Baltique aux embouchures du Danube. Leur histoire, du reste, rappelle en tout l’histoire des princes normands d’Angleterre. C’est le même sang et le même caractère ; c’est la même violence, la même ambition, la même astuce ; les guerres civiles succèdent aux meurtres et aux trahisons, et le plus heureux est accepté par le peuple comme le véritable représentant d’une race qui semblait condamnée par Dieu a se haïr et à se dévorer. Grâce aux rapports qui existaient entre les Russes et les Grecs, les écrivains de Byzance ont sauvé de l’oubli les noms et l’histoire des souverains de la Russie. Les chefs lechs et czechs, n’ayant pas laissé de monuments écrits, leur souvenir s’est perdu dans le passé ou ils ne nous semblent plus jouer qu’un rôle fabuleux. Ce qu’on sait avec certitude, c’est que les Lecho-Czechs se sont facilement acclimatés parmi les Slaves, qu’ils ont été vite absorbés par la race indigène, et que leurs familles régnantes ont bientôt cédé la place à des familles nationales. C’est en Bohême et en Pologne que les premiers rois d’origine slave ont été élevés au trône. Quant aux. Normands, dès la troisième génération, ils avaient, eux aussi, oublié leur langue, et ils s’appelaient Russes, mais la dynastie de leurs chefs a continué longtemps encore de régner sur la Russie.

Ainsi, dans les divers pays slaves s’élèvent des royaumes, des empires, ayant des tendances opposées. Le fonds est toujours l’ancienne Slavie, mais la force organisatrice, le lien des masses est un élément étranger importé de la Scandinavie et du Caucase. Le corps social, ainsi formé et fécondé d’un esprit venu de l’extérieur, commence à produire des états proprement dits. L’idée chrétienne y vient à son tour répandre son souffle de vie et d’unité, et, dans quelques uns de ces états du moins, elle mêle et fond tellement ensemble tous les principes vitaux, qu’il est impossible pendant des siècles d’y reconnaître des traces d’origines différentes et de tendances hostiles. Si la science moderne commence à discuter les éléments constitutifs de ce grand corps politique, si elle commence à y démêler quelques parties hétérogènes, ce n’est pas à la sagacité des érudits que nous le devons. On a dernièrement reconnu qu’en France et en Angleterre les classes supérieures descendaient des Francs et des Normands, ce que Hume et les écrivains du XVIIIe siècle n’avaient pas même soupçonné. Mais ces sortes de découvertes, encore une fois, nous ne pouvons les attribuer à la pénétration des historiens. L’élément qui unissait et inspirait des races si diverses d’origine s’est brisé ou affaibli, et les débris de l’unité rompue se sont d’eux-mêmes décomposés et détruits. La religion chrétienne ayant été repoussée comme lien insuffisant, l’esprit qui émanait d’elle a fait défaut, et les principes purement physiques se sont aussitôt développés ; ainsi les gaz en se dégageant d’un corps en trahissent la décomposition. Il a été facile, dès lors, de soumettre le principe matériel à un examen en quelque sorte chimique ; mais cette découverte n’a rien de consolant pour le peuple qui est arrivé à une telle analyse de lui-même. Toutefois, elle doit être constatée ; et quant à ce peuple, il faut qu’il s’efforce désormais de rétablir l’équilibre rompu de son existence, et de relier, par une vie nouvelle, les éléments épars de sa nationalité, s’il veut rester nation indépendante.