Les Slaves/Septième Leçon

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Les Slaves
Comon (Volume 1p. 80-91).




SEPTIÈME LEÇON.


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Ancienneté de l’étabIissement de la race slave en Europe. — État social des Slaves avant et quelques siècles après Jésus-Christ. — Avantages que la philologie peut tirer de l’étude de la langue slave. — Les contes slaves.

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Mardi, 19 janvier 1848.

Messieurs,

Mon opinion, sur la date de l’établissement des Slaves en Europe, est en désaccord complet avec celle des Slaves occidentaux.

J’ai reculé bien loin dans l’antiquité l’époque des migrations de ces peuples ; les historiens que je combats, au contraire, les regardent comme les dernières hordes barbares entrées en Europe, et les Allemands, exploitant cette opinion au profit de leur politique, cherchent à soulever l’antipathie germanique contre cette prétendue queue de la barbarie, contre ces intrus hostiles à la race européenne. Les écrivains slaves qui ont suivi le système des Grecs et des Allemands partagent cette opinion. Lelewel est le premier qui ait cherché à prouver l’ancienneté de la race slave, ancienneté que les travaux des savants russes et des savants bohêmes ont rendue incontestable. On peut à ce sujet consulter l’ouvrage de Szafariek.

Pour ce qui est de la mythologie, il nous serait impossible d’invoquer aucune autorité écrite ; car, si nous voulions nous appuyer sur certains ouvrages remplis de noms de dieux, de déesses et de rois slaves au temps du paganisme, notre système serait aussitôt renversé ; puisque, selon nous, les idées slaves excluaient toute mythologie, toute hiérarchie, toute royauté. La contradiction n’est cependant ici qu’apparente ; pour l’expliquer, il suffit d’approfondir la question et de distinguer l’élément national, de ce qui lui est étranger. L’idée religieuse, chez les Slaves, est toujours restée pure ; mais des noms, des institutions étrangères, tantôt importées de l’Asie, tantôt empruntées aux autres peuples, troublèrent l’homogénéité de leur société. L’influence extérieure date de loin ; nous rencontrons dans notre langue et nos traditions des traces de l’influence indoue. Ainsi la divinité à triple tête, Tryglaw, correspond at la Trimurtie des Indous. Les noms de Zywa et de Marzamta (principes de la vie et de la mort) se retrouvent dans le sanskrit. Comment ces mots ont-ils franchi l’immense distance qui sépare nos contrées de la Haute-Asie ? Les Slaves auraient-ils quitté l’Asie à l’époque où le braminisme y régnait déjà, ou ces mots se seraient-ils seulement glissés par hasard dans leur langue ? Cette question est résolue du moment que l’on remarque la ressemblance du lituanien avec le sanskrit.

Il est des mots dans le genre de ceux que nous venons de citer qu’il est important de comprendre, ainsi que d’apprécier l’influence des idées qu’ils représentent sur la vie politique et artistique des peuples slaves. La question circonscrite en ces termes est facile à résoudre. Or ces mots n’exerçant aucune action réelle, ont, pour ainsi dire, flotté à la surface de la vie slave. Nulle idée nationale ne s’y rattache ; ce ne sont pas des symboles, encore moins des dogmes, mais seulement des métaphores poétiques sans aucune liaison directe ou intime avec le dogme social. Il en est de même de certains noms empruntés aux divinités germaniques, qu’on retrouve dans les anciennes histoires et les traditions. Le culte mythologique n’a jamais existé parmi les Slaves que sur leurs terres limitrophes. S’ils avaient des temples à Kiew et à Nowogorod, villes voisines des tribus nomades et finnoises ; à Retra et à Arkone, villes situées au milieu du territoire des Germains et des Scandinaves, il est évident que ce culte n’était là, comme ailleurs, que le fruit de l’influence extérieure, qu’une reproduction des idées des nations voisines au sein desquelles la mythologie avait acquis un très grand développement.

Au siècle dernier, on a découvert une riche collection d’antiquités slaves dans le duché de Mecklembourg ; mais les explications qu’on en a données n’éclaircissent en rien la mythologie nationale. Il paraît certain que ces antiquités ont été importées du pays des Scandinaves ou des Finnois. Ce ne sont au surplus que des divinités dont la représentation artistique appartient en propre à des peuples étrangers ; les Slaves n’ont fait qu’y ajouter des inscriptions dans leur langue. Du reste, ils ne savaient pas fondre les métaux ; ils ne possédaient pas l’art de les ciseler. D’ailleurs ces divinités sont faites d’après des moi dèles fournis par la mythologie germanique ou scandinave.

La question de royauté ne présente pas moins de difficultés. On a la liste des rois slaves au IIIe siècle après Jésus-Christ. Plus tard cette liste augmente ; mais la royauté ne se montre jamais que sur l’extrême frontière de nos pays. C’est le besoin de se défendre en commun qui réunit les villages sous un chef auquel il confère temporairement le pouvoir de commander. On ne voit nulle part un exemple de dynastie. Nous lisons dans les écrivains du Bas-Empire la preuve que les Slaves n’accordaient que pour un temps le commandement suprême ; ces écrivains prétendaient que ces peuples étaient incapables d’obéissance.

La mythologie et la royauté circulaient donc autour du territoire slave sans pouvoir y pénétrer ni s’y fixer définitivement.

Tel fut l’état de ce peuple jusqu’à l’établissement des Barbares qui, sous l’empire des idées chrétiennes, ont plus tard formé des royaumes.

Bien avant Hérodote, et jusqu’au VIe siècle après Jésus-Christ, les pays slaves ont conservé leur primitive organisation. Qu’on se figure une infinité de petites colonies, sans aucun lien entre elles, exclusivement occupées d’agriculture ; une fourmilière de camps agricoles, ou, pour nous servir d’une expression moderne, une infinité de phalanstères, et vous aurez une idée de cette organisation. On peut dire que le rêve de Fourier s’y est réalisé sous un certain rapport. L’égalité complète et un travail commun, varié et attrayant y formaient l’ensemble de l’existence sociale. Ce peuple pouvait jouir d’une égalité parfaite, parce que tous les individus avaient les mêmes goûts et les mêmes moyens de les satisfaire ; ils ne connaissaient qu’un seul genre de vie, la vie agricole.

L’agriculture n’est ni une science ni un art ; tout le monde possède le talent et les forces nécessaires à la culture des champs. Il était donc possible de diriger les enfants de cette grande famille vers un même but, en variant à l’ini-ini leurs travaux. La division du travail par séries et par groupes existe encore actuellement dans plusieurs villages. Le paysan parcourait toute l’échelle de la vie agricole : il commençait par être pâtre, puis il devenait successivement berger, faucheur, laboureur ; puis enfin il arrivait, dans sa vieillesse, à être semeur.

La fonction de semeur est encore regardée aujourd’hui comme une fonction auguste et presque religieuse. On ne confie le soin des semailles qu’aux vieillards. Les Slaves, on le voit, pouvaient changer d’occupation, et chaque individu connaissait ainsi tous les détails de la vie des champs. Pour une telle société, l’existence en commun est une nécessité ; lorsque les gouvernements prussien et autrichien et les seigneurs polonais voulurent, dans l’intérêt même de l’agriculture, établir le système des fermes sur leurs propriétés, ils contrarièrent les paysans, la réforme avorta complètement. Mais il faut, pour que la vie commune puisse subsister, qu’on n’y sente aucun de ces besoins qui absorbent l’homme. Une religion forte n’existant point encore, il n’y avait ni arts ni sciences ; une seule de ces tendances une fois développée devait détruire l’existence agreste des Slaves et finir le bonheur dont jouissait leur antique population. Elle était réellement heureuse. Les écrivains grecs et ceux du moyen âge la représentent comme une race contente et gaie ; plus tard, lorsque les Allemands eurent subjugué une partie de ces peuples, dont la vie était composée de travail, de chant et de danse, ils s’étonnèrent de leurs mœurs joyeuses, et les appelaient les Slaves danseurs, Slavus saltans.

Le bonheur des Slaves, comme celui de la population primitive de Saint-Domingue, a disparu du moment où la civilisation a mis le pied sur leur territoire ; leur état social était incompatible avec tout progrès, il leur assurait seulement la félicité physique.

Cette longue période d’existence purement domestique, qui commence 780 ans avant Jésus-Christ, et se termine en l’an 600 de l’ère chrétienne, n’a laissé aucun souvenir historique proprement dit. L’activité des Slaves ne s’est pas employée à élever des monuments d’architecture ; ils n’ont laissé ni villes, ni constructions d’art, pas même des médailles, des monnaies ou des inscriptions. De leurs travaux il ne reste que leur langue, dont la formation et l’élaboration ont demandé toutes leurs forces, toutes leurs facultés. C’est un trait caractéristique que cette absence de tout autre monument, que cette concentration vers un seul but. Si dernièrement les travaux des frères Grimm sur l’allemand ont produit des découvertes précieuses pour le germanisme, si M. Michelet a aussi parfois trouvé dans l’étude du français l’explication de l’histoire législative de la France, il est à croire que l’étude du slave offrirait des richesses bien plus grandes encore ; ear tout le travail intellectuel des Slaves n’a enfanté qu’un seul monument, leur langue, tandis que pour les autres pays la langue n’est qu’une partie du fruit de leurs travaux. Aussi ancienne que celle des Indous et des Germains, cette langue slave est encore vivante dans la bouche de 80 millions d’hommes, phénomène unique, extraordinaire. Lorsqu’il s’agit d’examiner une étymologie, on n’est pas obligé de recourir à la lettre morte, on peut interroger la lettre vivante, on en peut consulter, pour ainsi dire, la vivace physionomie. Langue essentiellement homogène, elle repousse tout élément qui ne lui est pas propre ; il s’y est bien glissé quelques mots d’origine étrangère, ce qui était inévitable ; mais ils ont été bientôt absorbés ou modifiés complètement.

En remontant jusqu’à la source des mots slaves, et en les suivant jusqu’en leurs dérivés les plus éloignés, on retrouve partout un lien visible, une unité grammaticale et logique. Chacun de ces mots peut, à travers les modifications qu’il a subies, nous conduire des temps les plus reculés jusqu’à nos jours. On croirait que toute la langue slave est en quelque sorte coulée d’un seul métal, pur d’alliage, qu’elle est sortie et s’est développée d’une seule parole. En l’étudiant attentivement, on est obligé d’examiner les plus importantes questions de philologie, résolues aujourd’hui de deux manières différentes par deux écoles philosophiques opposées. Les traditionalistes acceptent la parole humaine comme un don de la révélation ; les individualistes croient que c’est l’homme qui a créé la parole en s’en servant d’abord pour nommer les objets matériels et les besoins physiques, et en l’appliquant peu à peu ensuite à représenter les idées abstraites. L’étude approfondie de la langue slave concilie ces deux opinions contraires ; car les deux principes, en effet, le principe divin et le principe humain, se trouvent également dans notre langue : on dirait qu’elle se compose de deux langues qui se développent ensemble, l’une descendant des choses inconnues et supérieures aux choses inférieures et visibles, l’autre s’élevant du monde matériel vers la sphère des réalités morales. Nous voyons la même division dans le livre de la Genèse, où il est dit qu’une partie des êtres créés reçut ses noms de Dieu, et l’autre de l’homme. Comme on a voulu découvrir l’origine de la parole, de même a-t-on voulu en expliquer la loi de mouvement et de développement. Dc toutes les langues, le slave, par son immensité, répond le mieux à l’immensité de la nature. Les Allemands ont créé la philosophie naturelle ; les Slaves semblent destinés à développer la philosophie philologique. Notre profond penseur Kaminski a basé son système de philosophie naturelle et historique sur la construction de la langue maternelle. Si la connaissance de la nature fournit des explications sur bien des phénomènes moraux, la science de la parole, ce lien intermédiaire entre le monde muet et le monde des esprits, finira sans doute aussi par résoudre beaucoup de problèmes philosophiques.

Le peuple slave, avant sa division en empires et en royaumes, présentait une vaste unité. Il n’y avait alors dans son sein ni dialectes, ni traditions nationales particulières. C’est ici le moment d’examiner la tradition commune et générale de toute la race. Cette tradition s’est conservée dans les contes et les chants populaires. Les contes slaves ont certains caractères qui les distinguent des contes orientaux et des contes occidentaux. Sans cesse cultivé en Orient, ce genre de littérature s’y est élevé jusqu’aux proportions de l’art ; en Occident, sans cesse comprimé par l’art, il a fini par disparaître entièrement. Dans les pays slaves, les contes existent encore a l’état de poésie primitive et nationale : ce ne sont ni une production littéraire, ni un amusement réservé a l’enfance. Là, les traditions antiques se racontent avec le même sérieux que chez les Grecs se chantaient les rapsodies épiques. Le caractère général du conte est le fantastique ; tout s’y passe en des temps et en des lieux nullement définis ; la scène est occupée par des êtres inconnus et surnaturels, les animaux se métamorphosent en arbres ; les arbres parlent : ce sont des oiseaux monstrueux, des dragons et des serpents gigantesques ; l’homme ne s’y montre que rarement. Les figures de ces acteurs étranges sont vagues, indéfinies et inachevées, tout le tableau est enveloppé de quelque chose de mystérieux, comme s’il vacillait encore dans le chaos de la création. C’est là ce qui distingue avant tout les contes anciens des contes modernes.

Ne faut-il voir dans ces récits que le fruit d’une imagination déréglée, ou peut-on espérer qu’en les étudiant avec attention, on arrivera à quelque réalité ? La science moderne, interrogeant les entrailles de la terre, a retrouvé les débris d’une nature qui, depuis des siècles, a cessé d’exister à la surface du globe ; ces débris nous ont mis sur les traces de créatures qui ressemblent d’une étrange façon aux êtres mystérieux dont parlent nos fables traditionnelles. De temps immémorial, et chez tous les peuples, il est fait mention de dragons monstrueux ; et il n’y a pas longtemps qu’on a découvert aux environs de Paris l’empreinte d’un reptile ailé d’une colossale grandeur.

On serait tenté de croire que ces contes sont basés sur des souvenirs antédiluviens conservés par les patriarches de la race humaine, et répandus dans le monde à l’époque de la dispersion des peuples asiatiques. Une masse de preuves appuient, d’ailleurs, la communauté d’origine de ces traditions poétiques. Les fables d’Apulée, qui écrivait en Afrique au IIIe siècle après Jésus-Christ, se retrouvent presque mot pour mot dans nos contes populaires ; il est telle histoire de Rabelais qui révèle évidemment la même source : tout ce que ces écrivains y ont puisé de fantastique pour leurs récits, tout ce qu’on lit de merveilleux dans les interminables romans du moyen âge. les enfants slaves l’entendent journellement raconter à leurs nourrices. Il nous suffira d’en citer ici un exemple. Nous rencontrons dans Pline le passage suivant : « La terre produit des poisons et refuse un asile au serpent coupable. » Bien que le style de ce naturaliste rhéteur ne soit pas, en général, d’une intelligence facile, cet endroit surtout me paraît obscur et inexplicable, et je ne vois que la tradition slave qui puisse lui servir de commentaire. Le peuple croit que le serpent qui a mordu l’homme ne peut plus rentrer dans son gîte, qu’il est condamné à errer jusqu’à ce qu’il soit écrasé. On pourrait trouver dans nos récits populaires bien des commentaires pareils, bien des observations curieuses ; mais ce qui est beaucoup plus important, c’est qu’on y rencontre à chaque pas des vestiges historiques de l’origine et des migrations de la race slave, et quelquefois même des allusions mythiques aux destinées futures de cette nation. Les Slaves parlent des animaux de l’Asie qu’ils n’ont jamais vus, et se les représentent sous leurs formes vraies, sous leur vraie nature ; leur langue possède les mots d’éléphant, de lion, de dromadaire, etc. D’où ces mots leur seraient-ils venus, si leurs souvenirs ne remontaient à des temps antérieurs à leur migration vers l’Europe ? La tradition parle encore de pays éloignés, au-delà des mers, sous un ciel brûlant ou coulent des fleuves de vie et d’immortalité ; elle nous montre des héros slaves entreprenant des expéditions lointaines pour trouver cette eau merveilleuse ; ils combattent des griffons, ils rencontrent sonvent le phénix, l’oiseau préposé à la garde des châteaux y enchantés. Il est évident que ces contes ont leur source dans l’Orient, qu’ils précèdent les Mille et une Nuits ; leur antiquité est plus reculée que celle de toutes les traditions conservées par la littérature écrite.