Les Songes du printems/02

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(p. Frontispice-xliv).



PREFACE.



TOUT eſt dit & rien ne l’eſt encore.

Il n’y a qu’un certain nombre de choſes dans la nature ; ceux qui ſont venus les premiers, ont dû les voir & les ont vües : ceux qui ſont venus depuis, & ceux qui viendront dans la ſuite, n’ont pû & ne pourront en voir davantage par l’impoſſibilité où nous ſommes de multiplier les êtres. Et c’eſt dans ce ſens qu’on peut aſſurer que tout eſt dit.

Mais ce nombre, borné de choſes a une infinité de faces & de points de vûe différens, & dès lors on peut l’enviſager, le combiner d’une infinité de manieres différentes. Et c’eſt ainſi qu’on peut aſſurer que rien n’eſt encore dit, ou, pour s’exprimer plus juſtement, qu’il n’eſt rien qui ait encore été dit dans toutes les manieres poſſibles de le dire.

C’eſt la certitude où je ſuis de cette derniere verité, beaucoup plus que l’envie d’écrire ou que la confiance en mes talens, qui m’a encouragé à faire cet ouvrage & qui m’a ſoutenu dans l’exécution. D’après la connoiſſance de cette vérité, j’ai aidé mon imagination naturelle d’une imagination technique & méthodique ; Je me ſuis dit continuellement que les Anciens, quelque reſpect que l’on ait pour eux, n’ont vû les choſes qu’en bloc & que par les dehors : qu’aidés de l’analyſe métaphyſique qui leur manquoit, nous pouvons voir les choſes dans leur intimité. Dès lors j’ai cherché continuellement à en percer l’écorce & à en ſonder l’être ; à les préſenter dans leur rapport avec nous, & à ouvrir ainſi une ſource nouvelle d’un intérêt qui fût plus ſoutenu par la continuité du ſentiment & des images, que par la complication de l’intrigue & par la ſtérile abondance des faits.

Telle eſt la marche que j’ai ſuivie, & c’eſt à quoi je prie de ſonger ceux qui voudront bien me lire. Cette attention ne ſervira pas peu à leur faire remarquer la différence qui ſe trouve entre la maniere dont j’ai traité des ſujets déja traités & celle dont ils l’ont été.

Je ſuis d’autant plus intéreſſé à faire cette obſervation qu’il eſt beaucoup de choſes, non ſeulement connues mais même uſées, que j’ai remaniées, ſoit parce qu’elles ſortoient naturellement de mon ſujet, ſoit peut-être parce que c’eſt le but que je me propoſe, & que je vais expoſer.

Le Cardinal de Retz que j’aime tant, & M. l’Abbé Girard m’ont fait naître l’idée de cet ouvrage d’un, en m’apprenant qu’il eſt peu de mots qui ſoient ſynonymes ; l’autre, en me le prouvant par les nuances & les dégradations admirables qu’il a ſçu mettre dans ſes caractères. J’ai reconnu d’après leur Lecture (& je devois naturellement le reconnoître) qu’il eſt une infinité de mots qui, quelqu’énergiques, quelqu’expreſſifs qu’ils ſoient par eux-mêmes, ne parlent qu’à l’oreille & ne diſent plus rien à l’ame qu’un long uſage a trop familiariſée avec eux pour qu’ils lui faſſent impreſſion.

Ces mots, j’ai crû qu’on pouvoit les peindre, ainſi que quelques-unes de nos ſenſations, & que ce ſeroit une nouvelle ſource de deſcriptions & d’agrémens. Voilà mon objet auquel cependant je ne m’aſtreindrai pas au point de rejetter les autres choſes qui ſe préſenteront à moi. Une pareille conduite ameneroit néceſſairement avec elle l’uniformité, & auſſi néceſſairement le dégoût & l’ennui qui en ſont la ſuite.

Je ſens quelle étendue de génie & quel art même à employer ce génie ſeroient néceſſaires pour remplir un pareil plan, & je ne ſçais que trop combien il s’en faut que j’aye ces heureuſes qualités. J’ai tout au plus pour moi quelque clarté dans les idées & un peu de juſteſſe dans l’expreſſion. Mais ne ſuis-je pas auſſi en droit d’attendre quelque indulgence du Public pour un homme qui ouvre une carriere & qui y marche le premier.

C’eſt ici le lieu de le dire, jamais notre langue ne m’a paru en même-tems & ſi abondante & ſi pauvre, que dans la compoſition de ce petit ouvrage, & c’étoit pour moi l’abus que l’on a fait de ſon abondance, qui faiſoit ſa pauvreté. Obligé de peindre ſouvent, non des membres mais des linéamens, ce n’étoit point des couleurs qu’il me falloit, ce n’étoit que leurs nuances : ſouvent le terme propre ſe préſentoit à moi, mais je ne pouvois plus l’employer à particulariſer un objet, vû l’emploi qu’on en avoit fait dans un ſens générique.

J’ai été quelquefois de même obligé de rejetter le terme propre, parce qu’il n’étoit pas aſſez galant ou aſſez léger, & que dès lors il n’auroit pas répondu au ton voluptueux de couleurs, que j’ai choiſi.

Je n’ai de même jamais ſenti davantage combien on a eu d’injuſtice en accuſant de pléonaſme & de thême en deux façons un des plus fins Eſprits de nos jours[1]. Il eſt des choſes, puiſqu’il faut le dire, qu’on fait moins connoître en diſant ce qu’elles ſont, qu’en diſant tout ce qu’elles ne ſont pas, mais[2] dont elles ont quelque choſe, & alors l’énumération, la deſcription prennent la place de la définition, & ſont néceſſaires d’une néceſſité abſolue.

On peut encore, ſi l’on veut, ajouter à ces difficultés celle d’avoir eu continuellement à changer, ſi j’oſe ainſi parler, mon bien de nature, à traveſtir en image ou en ſentiment une réflexion métaphyſique. Ajoutez-y encore de n’avoir eu à préſenter que des objets riants & de n’avoir été que trop ſouvent occupé de choſes le plus faites pour en écarter les idées.

Il eſt vrai, & je l’avoue, que j’ai trouvé de grandes reſſources dans le ſtyle que j’ai adopté & qui étoit le ſeul peut-être que je pûſſe prendre. C’eſt celui du Cantique des Cantiques, de la ſeconde Eglogue de Virgile & du Temple de Gnide. Ce ſtyle fait pour la paſſion, ce ſtyle qui parle au cœur en même-tems qu’à l’eſprit, & où l’image eſt continuellement unie au ſentiment eſt le plus propre à jetter de la variété ; mais il eſt, par-là même, très-difficile à manier pour nous qui exigeons plus de méthode que les Anciens. En effet les digreſſions auxquelles on eſt obligé de recourir pour jetter cette variété & pour différencier les tranſitions, ſont autant de petits Epiſodes qui ſeroient défectueux, s’ils étoient trop détachés de ce qui les précede & de ce qui les ſuit. Dans ce ſtyle donc, où l’on eſt continuellement obligé de ſortir de ſon ſujet & d’y rentrer, il faut que la liaiſon ſe trouve dans la disjonction ; que ce qui ſemble vous écarter de votre objet, ſoit ce qui vous y ramene. On ſent aiſément quelle adreſſe eſt néceſſaire pour maîtriſer une pareille difficulté, & je n’oſe me flater d’y avoir réuſſi.

Au reſte, ſi je me ſuis propoſé pour modéles les trois ouvrages que je viens de citer, peu accoûtumé à une imitation ſervile, c’eſt moins leurs penſées que j’ai étudiées, que leur maniere différente de les produire ; & c’eſt d’après l’éxamen & de ſentiment & de réflexion que j’en ai fait, que j’en porterois mon jugement, ſi mon peu de confiance en mes lumieres me permettoit d’en porter un.

Dire que j’ai ſuivi le Temple de Gnide, c’eſt annoncer que mon ſtyle eſt le ſtyle poëtique. Aurois-je à demander grace pour lui au Public & à le prier de ſe reconcilier avec un langage qui a été celui de Telemaque[3] ; avec un langage ſi fait pour plaire, & qui cependant plaît ſi peu dans notre ſiécle qui eſt tout-à-la fois & le plus ignorant & le plus éclairé ? On n’aime plus, je ne le ſais que trop, les écrits qui ne ſont que l’expoſition de la ſimple nature, & où l’Epigramme & la Satyre n’entrent pour rien. La malice s’amuſe plus à voir les hommes peints tels qu’ils ſont, tels qu’il ſeroit à ſouhaiter qu’ils ne fuſſent pas, & ſouvent même avec des défauts qu’ils n’ont point & dont on leur fait venir l’idée.

Je n’écrirai jamais dans ce dernier genre auquel je me reconnois moins propre que tout autre. En effet où l’on y peint des vices où l’on y peint des ridicules.

Les vices, à moins qu’on ne veüille les varier en les groſſiſſant ou en les diminuant, ce qui eſt également dangéreux, ſont toujours les mêmes & la liſte en eſt bientôt faite. D’ailleurs mes mœurs ſont trop ſimples & mon caractere trop éloigné de la violence pour que je puiſſe imaginer auſſi fortement qu’il le faudroit, la noirceur & l’emportement du crime. On n’imagine jamais (ſurtout, je m’explique, d’une maniere continue) que ce dont on a le principe en ſoi.

Pour les ridicules, je ſuis d’autant moins propre à les traiter, que je ne les ai que très-rarement ſaiſis. Ils ne ſont le plus ſouvent que l’inobſervation d’un préjugé ; qu’une conduire qui part d’un principe vrai, mais déplacé : &, dans ce cas, on doit autant plaindre les hommes en général de ſe conduire par des erreurs, que quelques hommes en particulier d’être obligés de ſe ſoumettre à ces erreurs & de ne le pas faire.

Une autre raiſon, plus déterminante encore pour moi, m’attache au ſtyle Poëtique. Réduit par l’état de mes affaires & par le ſyſtême de vie que je me ſuis fait en conſéquence, aux ſeuls plaiſirs de l’imagination, j’employe volontiers un ſtyle où je m’amuſe avec la mienne, & ce que je puis ſouhaiter de plus heureux pour moi, c’eſt que le Public ait autant de ſatisfaction à lire cet ouvrage, que j’en ai eu à le compoſer.

Au reſte je ſuis perſuadé qu’il eſt encore bien des gens à qui ce genre d’écrire ne déplaira pas. Cela me ſuffit & je n’écris que pour un certain nombre de Lecteurs. Il eſt des livres qui doivent être faits pour être entendus de tout le monde : tels ſont un traité de cuiſine, un Catéchiſme. Mais il en eſt d’autres qui ne ſont faits que pour ceux dont l’eſprit eſt orné, qui ſentent, qui ont une ame & une imagination.

La maniere dont le Public recevra ce premier ſonge, m’impoſera le ſilence pour toujours ou m’engagera à donner les autres Songes du Printems. Dans ce dernier cas, me livrant à toute l’étendue de mon projet, je traiterai ceux de l’Automne & de l’Eté, & je tâcherai d’y garder le coſtume de ces deux ſaiſons. Enfin, eſſayant d’oublier ma foibleſſe & de forcer mon incapacité, je ferai mes efforts dans ceux de l’Hyver, pour mettre en images & en ſentimens quelques-unes des choſes qu’a miſes en réflexions & en ſyſtême le charmant & ſublime Auteur des Lettres Perfanes & de l’Eſprit des Loix, cet homme divin, encore plus ami de l’Humanité qu’il n’eſt aimé des Muſes qui l’aiment tant.

Voilà, par rapport à mon ouvrage, ce dont j’avois à rendre compte au Public.

J’ai à préſent une grace à lui demander, c’eſt de me croire dans tout ce que je vais lui dire. Ce ſera de moi-même, il eſt vrai, que je parlerai, & ma perſonne m’eſt chere, mais la vérité me l’eſt encore plus.

Les Auteurs ſe battent ordinairement les flancs pour avoir une penſée. J’ai ſué, j’ai peiné, peut-être plus que tout autre, pour rendre plus fortement une image, pour en ménager les ombres & les jours de maniere à la faire ſortir davantage. Mais, quand il s’eſt agi de ſentiment, ce n’a pas été mon eſprit que j’ai interrogé, ce n’a été que mon cœur. Je n’ai jamais ſenti parce que je me ſuis dit qu’il falloit ſentir, mais parce que j’ai été forcé de le faire, & le ſentiment eſt toujours venu me ſaiſir.

C’eſt d’après cette vérité que j’atteſte par tout ce que j’ai de plus ſacré, que je prie le Public de faire attention aux ſentimens répandus dans mon ouvrage. Un Auteur, à ce qu’on dit, ſe peint ordinairement dans ſes Ecrits, Les miens ne reſpirent que l’humanité ; c’eſt de la vie champêtre, de cette vie qui porte avec elle la douceur, que ſont tirées preſque toutes mes images. Si dès lors mes amis ne m’ont point trompé, ſi mon ſtyle eſt plus naturel qu’étudié, ſi le Public me fait la grace de le croire, ne puis-je point me flater que mes Ecrits ſeront un garand de la douceur de mes mœurs & qu’on ne regardera point l’oubli & la retraite où je vis, comme les ſuites de la rudeſſe de mon caractere ?

Des gens à qui je n’ai rien fait qui pût m’attirer leur inimitié, des gens qui ne me connoiſſent même pas, ont pris ſur eux de le répandre. J’abandonne mon eſprit à qui voudra l’attaquer, mais qu’il me ſoit permis de défendre ma vertu. Une pareille défenſe eſt d’abord de droit naturel, & la Société l’exige enſuite, en ce que nous méritons le mépris des autres, lorſque, pouvant nous conſerver leur eſtime, nous ne faiſons pas ce qu’il faut pour y réuſſir.

Ces hommes donc qui, parce qu’ils ne voyent aucun effet dont ils ne s’imaginent connoître la cauſe, penſent être Philoſophes, & ne ſont que préſomptueux, ont cherché celle de mon obſcurité, & leur œil louche a crû la découvrir dans les vices de mon cœur ; mais il ſuffira toujours de me connoître pour ſentir l’injuſtice du leur. Je veux bien les inſtruire aujourd’hui & leur apprendre quels ſont les obſtacles qui m’ont fermé & qui me fermeront longtems les chemins de la fortune.

Nous avons tous deux caractères. L’un nous eſt naturel, il ne ſe détruit jamais entiérement, & il ſe marque pour l’ordinaire dans les premiers mouvemens de notre ame : l’autre eſt d’acquiſition, ſuite du mauvais éxemple ou d’heureuſes réflexions, il modifie le premier, le gâte ou le perfectionne. Ces deux caractères ſont chez moi un double obſtacle à mon avancement & font de mon individu un être déplacé, par l’oppoſition dans laquelle ils ſe trouvent avec la maniere de penſer du ſiécle où je vis.

Imaginez une ame naturellement délicate ſur les moyens de s’avancer, éclairée par la Philoſophie ſur le plus ou le moins de légitimité de ces moyens. Imaginez un ſentiment auquel mes ennemis donneront le nom qui leur plaira, né chez moi, pour ainſi dire, avant moi, qui m’apprend la dignité de notre être & ne me permet de conſentir à rien de ce qui ne ſe feroit qu’aux dépens de la dégradation de ce même être. Imaginez une diſtinction éxacte de ceux qui ne méritent pas qu’on les recherche, & de ceux qui le méritent, qui ſont en ſi petit nombre, & avec cela ſouvent ſi peu à portée d’être utiles. Ajoutez à cela que je n’ai aucune de ces qualités éminentes qui nous font remarquer, & que conſéquemment la plus grande partie de ce petit nombre digne de mon attachement ne me trouvera pas digne du ſien. Voilà mon portrait, & il ne faut pas chercher ailleurs la cauſe de mon obſcurité. Ou j’y reſte parce que je n’ai rien qui intéreſſe à m’en tirer, ou parce qu’il eſt des gens qui ne méritent pas que je conſente à en être tiré par eux. Combien les gens de Lettres ne devroient-ils pas rougir pour la plûpart de la conduite qu’ils tiennent ? Je ne me pardonnerai jamais de manquer de complaiſance, mais je me pardonnerois encore moins d’être un complaiſant, d’immoler la vertu au vice, & de la laiſſer ſans réponſe devant lui.

Il n’eſt aucune puiſſance ſur la Terre qui puiſſe prétendre à m’impoſer un ſilence auſſi honteux.

Cette diſtinction éxacte de ceux qui méritent qu’on les recherche & de ceux qui ne le méritent pas, je la porte & la porterai toujours de mes ſentimens dans ma conduite.

Lorſqu’un homme eſtimable a voulu m’obliger, loin de me refuſer à ſes bienfaits, j’ai volé au-devant. Il n’eſt, en pareil cas, qu’une ame baſſe qui éprouve une eſpece de diminution de ſon être en ce qu’elle le voit dépendant de celui d’un autre. Quand nous ſommes nous-mêmes capables de bienfait, c’eſt un plaiſir pour nous que d’être obligés par quelqu’un dont les ſentimens nous ſont connus : notre ame généreuſe éprouve alors tous les mouvemens qui ſe paſſent dans celle du bienfaiteur & nous ſommes lui dans cet inſtant.

Mais je rougirois (&, ſi l’on m’en fait un défaut, je l’avoue hautement & m’en glorifie) de tenir mon avancement du vil & inſolent Publicain, de tous ceux enfin que je mépriſe.

Lorſque j’ai, je l’oſe dire, l’ame aſſez belle pour ne point connoître l’ingratitude, ne ſerois-je pas le plus inſenſé de tous les hommes de m’impoſer de la reconnoiſſance envers des gens contre qui l’humanité veut qu’on ſe déclare à chaque inſtant, & de mettre par-là ma vertu en contradiction avec ma vertu même ?

C’eſt pour vous, cher Comte, qu’il eſt doux d’avoir de la reconnoiſſance ; c’eſt alors du moins pour un homme vertueux que l’on en a, & l’on peut s’y livrer tout entier. C’eſt auſſi pour vous ſeul que j’aime à plier la fierté de mon ame & il ne m’en coûte rien pour le faire : il m’en coûteroit bien plus pour être ingrat !

Envain votre modeſtie en ſouffriroit-elle, ſi je croyois cet ouvrage digne de porter votre nom, je le mettrois à la tête & je ferois l’éloge de mon cœur, en apprenant au Public que vous m’avez trouvé digne de votre amitié ; mais, lorſque je ſuis perſuadé de ma probité, je n’ai point le ſot orgueil de l’être de mes talens.

En faiſant l’expoſition de mes ſentimens, n’aurois-je point réuſſi à juſtifier le choix qu’ont fait de moi mes amis, & à fermer la bouche à mes ennemis, à ces eſprits réſerrés & ſerviles, qui, ne ſuppoſant pas qu’il puiſſe être une autre raiſon que la leur, ne ſçavent que condamner ceux qui agiſſent autrement qu’eux & que leur prêter des défauts ? Ils m’en ont fait un, dans l’aveuglement profond de leur eſprit, de l’obſcurité de ma naiſſance, comme s’il étoit en notre pouvoir de nous en choiſir une. Mais, quand la Philoſophie ne m’en conſoleroit pas, en m’apprenant que tous les hommes ſont égaux & que, s’il faut de la ſubordination pour le maintien de la Société, celle que la raiſon éxige, s’adreſſe à la Place & non à la Perſonne, plus ſenſé qu’eux, je ne rougirois jamais d’un Pere qui m’a mis à portée de n’avoir à rougir d’aucun vice.

N’eſt-ce pas à l’éducation qu’il m’a donnée, que je dois la conduite irréprochable que je tiens ? Et je pourrois rougir de lui ! C’eſt cette éducation qui a mis dans mon ame cette noble fierté, ſoutien dans les malheurs & aiguillon à la vertu, qui, plaçant un honnête homme vis-à-vis de lui-même, illuſtre à ſes yeux ſa baſſeſſe & le fait joüir de toute ſa ſupériorité ſur ceux, quels qu’ils ſoient[4], que le vice a dégradés. C’eſt enfin à cette éducation que je dois de m’être expliqué, comme je l’ai fait, ſur des gens qui ont toute mon indignation. Elle m’a appris en effet que, que quelqu’amour que l’on ait pour la vertu, tous les hommes ont des momens de foibleſſe, & qu’on ne peut trop ſe précautionner contre ſoi-même. Un ancien Capitaine voulant inſpirer du courage a ſes ſoldats rompit le pont derriere eux, & leur fit voir la néceſſité de vaincre dans l’impoſſibilité de fuir. Lors de même qu’on a été aſſez heureux pour mettre ſon bonheur dans l’eſtime des honnêtes gens, & dans le témoignage de ſa conſcience, il ne ſuffit pas d’être vertueux ; la prudence veut qu’on ſe force à l’être toujours, & que l’on s’aſſure de ſoi-même en s’interdiſant, & d’une maniere authentique, tout commerce avec les méchans.

Je ſens juſqu’à quel point je ſerai un objet de riſée dans un ſiécle où les Muſes ne ſçavent plus que ſe proſtituer, où les richeſſes ſont le ſeul but qu’on ſe propoſe, ſans aucun ſcrupule ſur les moyens d’en acquérir.

Puiſqu’il faut, me dira-t’on que quelqu’un ſoit trompé, ne vaut-il pas mieux duper que d’être dupe ? Qu’un pareil ſophiſme ébloüiſſe les ames aſſez lâches pour s’en laiſſer ébloüir, il n’ébloüira jamais la mienne. Mais, afin qu’on ne m’en importune plus dans la ſuite, voici ce que j’y réponds.

Je ſçais, auſſi bien que perſonne que je me dois à moi-même avant que de me devoir aux autres hommes. Mais je ſuis né avec une ame ſenſible, & leur être ſe trouve par-là tellement identifié avec moi que leurs maux me ſont plus cruels que les miens mêmes ; je pleure ſur eux & ne pleure pas ſur moi : l’humanité outragée m’a revolté & me revoltera toujours. Toujours je la défendrai avec une noble liberté, quelque danger que je coure en le faiſant, & la raiſon en eſt que je ſouffrirois plus en pareil cas à me taire que je ne riſque à parler.

La fortune & la vie, les deux choſes dont on fait le plus de cas, ne doivent être employées que pour la vertu &, lorſque loin d’y ſervir, elles y ſeront des obſtacles, celui qui l’aime, doit d’avance avoir renoncé à ces deux choſes. J’ai dit.

Fin de la Préface.

Dum ſic loquebar incautum me nonnulli, benè audacem multi dixerunt ; ſed ne improbi quidem, improbum auſi ſunt nominare.

  1. M. de Marivaux.
  2. Remarquez ces mots, mais dont elles ſont quelque choſe. Sans cela la deſcription ne ſeroit que de privation, que négative & dès lors rien ; au lieu qu’elle eſt ainſi de différence, & dès lors poſitive.
  3. Qui a été celui de Telemaque &c. Telemaque eſt à mon avis un des plus beaux Poëmes Epiques que nous ayons, quoiqu’on ne lui accorde pas généralement ce nom. Je demanderois volontiers à ceux qui le lui refuſent, ſi le Paradis perdu, pour être traduit dans notre langue & en Proſe, n’eſt plus un Poëme Epique ; &, s’ils me répondoient que non, je me croirois en droit d’en tirer dans un ſens contraire cette conſéquence ; Le cheval de Caligula ceſſa d’être un cheval dès qu’il fut Conſul Romain.
  4. Je n’en excepte pas même les Grands Hommes en tout genre dès qu’ils ſeront dans le cas que je propoſe. Le grand Homme, dit la Bruyere, ne péſe pas un homme de bien.