Les Songes du printems/03

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LES SONGES
dv
PRINTEMS.

PREMIER SONGE.



M Ortels ; tremblez de me ſuivre ; c’eſt au fond d’un antre ſacré que je vais deſcendre. Une obſcurité viſible en défend l’entrée au Vulgaire. C’eſt pour ſes enfans, c’eſt pour moi qu’Apollon y plaça un lit de mouſſe & de jaſmin.

La mouſſe & le jaſmin ſont préférables aux lits d’yvoire & de pourpre qu’on voit aux Palais des Rois.

Que de deſirs, que de ſoupirs, que de plaiſirs je vais peindre ! Mais quel déſordre ne régnera point dans mes chants ?

Pleine du Dieu qui la poſſéde, la Bacchante, dans ſa ſainte fureur, ne ſuit aucune route. Tantôt elle erre dans les vallons fleuris, tantôt ſur les rochers eſcarpés.

Je vais imiter la Bacchante ; mes chants ſans ſuite & ſans ordre reſſembleront aux fumées de l’yvreſſe : puiſſent-ils ſe reſſentir de celle de mon cœur !

Loin de moi donc, gênante Méthode ; Pholoé l’ordonne, je briſe ton compas.

Chante, m’a dit cette jeune Beauté, chante ces ſonges dont tu m’as entretenue cent fois. Je les lirai ces ſonges aimables, dans ſes inſtans de ton abſence, ils en adouciront l’amertume &, ſans être préſent, tu ſeras avec moi.

Que pourrois-je refuſer à Pholoé ; elle eſt plus belle que le jour, plus tendre encore qu’elle n’eſt belle ? Mon bonheur eſt de lui plaire, & je lui plais car elle me l’a dit.

Amie de mon cœur, vous ferez obéie ; mais par où commencerai-je, & que chanterai-je le premier ?

Sera-ce vous, ſonges de l’Eté, vous dont les images offrent à la fois & l’ardeur & l’inaction de l’amour, car les ſaiſons exercent un empire ſur nos ames, ſoit éveillées, ſoit aſſoupies ?

Sera-ce vous, ſonges de l’Automne ? Que de gayeté ! Que de licence ! Que de folie même dans vos tableaux ! On y voit Diane fouler la vendange, ſa robe eſt plus retrouſſée qu’à l’ordinaire & ſon croiſſant teint de vin nouveau. On y voit, autour d’un tonneau, les Nymphes moins timides danſer avec les Satyres. Mais ce que je n’y puis voir avec trop de plaiſir, c’eſt l’ami couronné de lierre, qui boit, ſous la treille, à l’ami qu’il aime & qui eſt digne d’être aimé.

Ce ſera vous par qui je commencerai, ſonges agréables du Printems. Cette ſaiſon me ſera toujours chere ; c’eſt dans cette ſaiſon que j’ai connu Pholoé.

Pere des beaux jours & du plaiſir ! Source de vie ! Divin Printems ! Qui ne ſent ton pouvoir ?

N’eſt-ce plus au Printems que la nature ſe ranime & ſemble s’éveiller ? Tous les êtres répandus dans ſon ſein partagent ſon réveil. Un frémiſſement agréable leur annonce ton approche, & ton retour les frappe tous d’un doux étonnement.

C’eſt alors que tout s’ouvre aux regards du Soleil que tout s’amollit au ſouffle du Zéphir. Telle eſt ta puiſſance !

Favoris de la nature, nous dont un ſentiment plus vif & plus réflêchi ſait le partage, que ne devenons-nous point dès que le cri du Printems s’eſt fait entendre.

Tout alors appelle notre ame au dehors. Nous exiſtons tellement par-tout que nous n’exiſtons plus, pour ainſi dire, nulle part.

Tout notre être eſt tranſporté dans nos deſirs, il ſuffit même à peine à leur abondance qui le partage juſqu’à ſembler l’anéantir. Tous ces deſirs differens ne ſont pourtant qu’amour !

Une épine qui fleurit, un ruiſſeau qui murmure, tout nous flatte, il eſt vrai, tout nous arrête, mais rien ne nous attache. C’eſt un regard inquiet que nous portons ſur tous les objets ; nous ne trouvons nulle part ce que nous cherchons ; c’eſt la jouiſſance, c’eſt l’amour ; il eſt partout, mais il eſt caché.

Heureux l’inſtant où ce Dieu daigne nous ſourire ! A ſa voix nos deſirs ſe réuniſſent & ceſſent d’accabler notre ame en la tenant diviſée. L’Epine qui fleurit, le Ruiſſeau qui murmure, n’étoient qu’autant de formes ſous leſquelles l’amour ſe préſentoit & ſe cachoit à nous. L’Epine qui fleurit, le Ruiſſeau qui murmure, tout s’oublie. C’eſt tout entiers que nous nous retrouvons dans les bras de ce que nous aimons, pour nous y perdre & nous y confondre tout entiers.

Mais malheur à celui dont Vénus rejette la priere au Printems ! L’air ſera plus pur, & il ne reſpirera cependant qu’avec peine ; une force inconnue fera couler ſes pleurs & la ſaiſon du plaiſir ſera pour lui la ſaiſon du déſeſpoir.

Pere des beaux jours & de l’allégreſſe, tu l’es auſſi des ſonges délicieux !

Que ſi tu rêves jamais de moi, belle Pholoé, au nom de nos amours que ce ſoit au Printems ! Le doux ſommeil n’eſt jamais ſi doux qu’alors. Je l’ai bien éprouvé !

Au bord d’une fontaine, & au milieu d’un gazon toujours verd, il eſt, dans les jardins de Tivoli, un vieux Cicomore.

Couché un jour au pied nonchalamment & dans cette eſpèce d’oubli des choſes humaines qui marque ſi bien la tranquillité de l’ame, je tenois une roſe.

Tour-à-tour j’en reſpirois légérement le parfum, ou liſois ſur ſes feüilles délicates qu’il n’eſt qu’un tems pour aimer ; qu’il eſt court ; qu’il en faut profiter.

Une douce langueur m’invite tout-à-coup au repos. Ma tête s’incline mollement ſur la roſe, la roſe s’échappe de mes mains & tombe ſur mon ſein.

Le ſommeil auquel je commence alors à me livrer, n’eſt point un de ces ſommeils d’été qui, naiſſant de l’accablement, vous ſaiſiſſent avec rapidité. Vrai ſommeil de Printems, on lui réſiſteroit aiſément s’il n’étoit plus doux d’y céder. Ce n’eſt point la néceſſité du repos que je ſens, ce n’en eſt que l’attrait. L’ame fatiguée de deſirs & ne pouvant cependant me refuſer au plaiſir d’en éprouver de nouveaux, je voudrois & ne voudrois plus ſentir. Long-tems je tiens entr’ouverte ma paupiere indéciſe, & je laiſſe enfin au Zéphir qui la careſſe, le ſoin de la fermer.

Inſenſiblement le ſommeil gagne toutes les parties de mon ame, mais il ne les gagne qu’inſenſiblement. Déjà je ne voyois plus, je dormois déjà & j’entendois encore les oiſeaux qui ſe plaignoient de l’amour. Bientôt je ne les entendis que confuſément : bientôt que comme on entend dans l’éloignement : bientôt enfin je m’endormis pleinement.

Alors je n’entendis plus rien ; mais, trop voiſin de l’inſtant où mes ſens n’étoient qu’à moitié aſſoupis, pour qu’il ne reſtât rien de leur action, je crus encore entendre pendant quelque tems, quoique je n’entendiſſe plus. Cet état qui tient à la fois & de l’illuſion & de la réalité, dure très-peu, & c’eſt-là proprement l’entrée du ſommeil lorſqu’il ſe fait accompagner par la volupté.

Mais le Sommeil, comme tous les plaiſirs, n’a de douceurs que pour ceux qui les ſçavent goûter !

Il eſt des ames deſquelles rien ne ſe fait ſentir. Pour elles une fleur n’eſt qu’un ornement de Parterres ; la mouſſe voluptueuſe qu’un amas d’herbes.

On diroit que la nature ne leur a donné que des organes mutilés !

Beautés vraiement tendres, vous dont toutes les penſées ſont autant de ſentimens, dont toutes les actions ſont autant d’expreſſions de l’Amour, fuyez ces ames retrécies.

Vénus n’a qu’un plaiſir pour elles : Vénus avec elles n’en auroit pas même un pour vous.

Ces fineſſes ingénieuſes qui forcent un Amant à s’applaudir de ſon choix, ces riens délicats où l’on voit avec joie que l’Amour entre pour quelque choſe dans les moindres choſes d’une Amante, ſont des traits trop déliés pour être apperçus du Vulgaire.

Celui qui ne ſourit point à l’émail de la prairie, connoîtroît-il donc tout le prix d’un ſourire ?

Beautés vraiement tendres, il n’eſt que l’Amant de la Nature qui jouiſſe pleinement, il n’eſt que lui avec qui vous puiſſiez jouir de toute votre ſenſibilité.

Tu le ſçais, belle Pholoé, combien ſenſible eſt ton Amant : ton Amant ſçait combien tu l’es ! Ses ſoupirs, ſes langueurs, rien avec toi n’eſt perdu pour lui : tes ſoupirs, tes langueurs rien avec lui n’eſt perdu pour toi. Vos cœurs toujours d’intelligence, devinent, interprêtent tous leurs mouvemens.

Les Amans ordinaires ne font qu’être heureux, mais, Pholoé & moi, nous ſentons que nous le ſommes, & combien ! Notre bonheur eſt écrit dans tous nos regards, & c’eſt dans chaque regard un bonheur différent.

Ainſi notre flâme ſera toujours vive, ainſi ſera toujours nouvelle notre félicité, parce qu’auſſi grande qu’elle puiſſe être, elle eſt encore plus variée qu’elle n’eſt grande.

Mais ce ſont mes ſonges que tu m’as demandés, ce ne ſont point nos Amours. Nés à l’ombre du myſtère, qu’ils y reſtent cachés ; que les Pigeons de Paphos les couvrent de leurs aîles.

Songes delicieux qui excitez l’impatience de Pholoé ; j’ai chanté la ſaiſon où vous avez été faits, & le ſommeil qui vous a précédés, il ne me reſte plus qu’à vous chanter.

Le paſſage de l’Etre au Néant n’eſt que trop ſenſible, celui du Néant à l’Etre ne l’eſt point. Cruelle diſparité ! L’on ne ſe voit point naître, l’on ſe voit mourir !

Images de la naiſſance & de la mort, l’inſtant où l’on s’endort, & celui où, dormant moins pleinement, on commence à rêver, ont entr’eux la même différence.

Mon aſſoupiſſement m’avoit été annoncé par l’affoibliſſement de mes idées je les avois enſuite vû ſe confondre ; & enfin, ſi j’oſe ainſi parler, s’enſevelir. Lors au contraire qu’un ſommeil moins profond permit à mon ame de reprendre ſes fonctions & de ſe livrer à l’erreur, mes idées furent renouvellées ſans que je m’apperçuſſe qu’elles ſe renouvelloient[1] & leur renaiſſance n’eut point d’aurore pour moi.

Mais pourrois-je me plaindre d’avoir été privé d’un ſentiment qui n’eût fait que retarder le ſonge le plus voluptueux ?

Délicieux menſonge ! Illuſion charmante ! Ce n’eſt qu’auprès de Pholoé que je vous préfere la réalité.

La beauté la plus parfaite eſt toujours au-deſſous de celle qu’on imagine, mais la beauté même qu’on imagine eſt au deſſous de Pholoé.

La nature qui s’étoit éclipſée devant moi peu-à-peu, reparut donc tout-à-coup à mes yeux.

Son habit n’étoit point celui du jour, ce n’étoit point non plus celui de la nuit : c’étoit celui qu’elle prend à l’approche du matin.

Quelques étoiles, encore répandues ſur l’azur affaibli de ſa robe, ſembloient en s’éteignant regretter de ne plus éclairer les plaiſirs. Les Zéphirs qui s’éveilloient, avertiſſoient de la retraite les Amants, en commençant à ſouffler.

On eût dit de même, à les entendre, enfler & hâter leur murmure, qu’ils avoient à cacher aux jaloux le bruit de quelques ſoupirs amoureux, commencés pendant la nuit & prolongés indiſcretement au-delà.

Cependant la lumiere me paroît s’inſinuer dans l’ombre qui commence à s’éclaircir, & je crois entrevoir quelqu’un couché ſous des arbriſſeaux.

C’eſt une jeune perſonne. L’élégance & la légéreté de ſa taille, qu’on peut déja remarquer malgré les ténébres, annoncent ſa jeuneſſe, & mon cœur, autant au moins que ſon habillement, m’apprend qu’elle eſt de ce ſexe aimable que nos deſirs diſtinguent ſi bien du nôtre, & que les graces en diſtinguent encore plus.

Sans doute, c’eſt quelque Divinité, me dis-je avec tranſport, & mon premier mouvement eſt d’écarter le feüillage pour en approcher. Mais il eſt encore chargé de la roſée de la nuit dont il l’a défendue, & je n’oſe y toucher, dans la crainte où je ſuis de l’éveiller.

L’ardeur que je montre à te ſuivre, belle Pholoé, je l’eus alors pour trouver un lieu propre à ſatisfaire ma curioſité.

Quelques branches, un peu plus écartées entr’elles que les autres, me l’offrirent ; je la vois, mais la clarté trop ſombre encore ne me laiſſe démêler aucun de ſes traits.

L’attente, l’impatience où je ſuis de les démêler, trompant mes ſens & diminuant en quelque façon pour eux l’obſcurité, il me ſemble quelquefois voir des cheveux qu’agite un leger Zéphir.

Cette erreur dure très-peu ; mais l’impatience qui l’a cauſée, ſubſiſte toujours & une nouvelle erreur ſuccéde bientôt à la premiere ; elle dure même plus long-tems & je crois à cette fois voir aſſez diſtinctement, mais je reconnois de nouveau que ce n’eſt qu’une illuſion.

Alors la peine que je reſſens d’avoir été trompé, ſurpaſſe le plaiſir que j’avois à l’être. Mon ame, laſſée d’une recherche inutile, tombe dans une eſpece de découragement, & je n’ai plus même la force de ſouhaiter le retour de l’Aurore. C’eſt envain qu’elle paroît enfin, & qu’elle vient éclairer les objets. La défiance où je ſuis de mes ſens, me fait douter quelque tems de leur témoignage, je ne puis cependant m’y refuſer long-tems, & j’entrevois avec joie un viſage dont la majeſté deſſina le contour.

Inſenſiblement j’en découvre l’un après l’autre tous les traits. C’eſt d’abord ſon front, puis ſes yeux, puis ſa bouche que je trouve telle que je ſouhaitois de la trouver.

Non rien n’eſt plus voluptueux que cette ſucceſſion voluptueuſe ! Chaque trait, dans cette progreſſion charmante, emprunte des appas des autres traits. La beauté de ſes yeux m’a préparé à ſaiſir mieux toute la beauté de ſa bouche ; la beauté de ſa bouche me rappelle la beauté de ſes yeux.

Ainſi, belle Pholoé, lorſqu’après avoir chanté, tu me regardes, le plaiſir que je ſens à te voir, retient avec ſoi quelque choſe de celui que je ſentois à t’entendre.

Au ſentiment de plaiſir ſuccéda celui de l’admiration, lorſque je pus embraſſer d’un coup d’œil toutes les parties de ſon viſage. Que de juſteſſe dans leur rapport ! Que d’exactitude dans leurs proportions.

Déeſſe ou mortelle, qui que tu ſois enfin, me diſois-je frappé d’un enſemble auſſi parfait, non rien n’eſt plus beau que toi, non rien ne peut être ajouté à ta beauté.

Mais le Soleil paroiſſant tout-à-coup ſur l’horiſon vient me détromper ce viſage dont la ſeule regularité me tranſportoit, s’anime des plus vives couleurs & devient plus beau que lui-même. Le jour a ſemé de roſes ſes levres & ſes joues, & il répand ſur ſon tein la blancheur. Avec peine en ſoutiendroit-on l’éclat ébloüiſſant, ſi la fraîcheur du ſommeil ne le temperoit.

Je joüiſſois de ce ſpectacle charmant, ou plutôt je commençois à n’en plus joüir, par l’eſpece d’étonnement ſtupide où il jettoit mon ame, lorſque le feüillage s’agitant doucement me le dérobe entierement.

La peine que m’a cauſé cette privation, me rend plus ſenſible à la joie que j’éprouve, lorſque le feüillage s’agitant de nouveau me découvre des appas que je n’ai point encore vûs. Quelle jambe, quelle gorge & quel bras ſur-tout !

Mais le feüillage eſt toujours agité, & le ſentiment que j’éprouve, tient de ſon agitation. Tour-à-tour mille attraits paroiſſant, diſparoiſſant & reparoiſſant à mes yeux, c’eſt avec délices que je vois des beautés qui m’étoient cachées, c’eſt auſſi avec regret que je n’en vois plus que je voyois & que je voudrois voir encore.

Cette variation donne à tout ce que j’apperçois, quoique déja apperçu, les graces de la nouveauté ; & l’incertitude, la crainte où je ſuis de ne le plus voir, augmente l’avidité avec laquelle je le conſidere, & le plaiſir que j’ai à le conſidérer.

Mais je n’ai plus rien à craindre des caprices de l’Amant de Flore, & je me ſuis enfin introduit au milieu du bocage,

Il va donc, me dit en y entrant une voix intérieure, être expoſé ſans obſtacle & tout entier à mes regards cet objet charmant des diverſes parties, duquel l’examen m’a paru ſi délicieux.

Plein de cette idée, je ne vois point encore, & mon plaiſir a précédé la vûe qui doit le cauſer par la certitude où je ſuis que cette vûe le cauſera.

O Nature ! ce ne ſera point une ame ſenſible qui ſe plaindra du petit nombre de tes plaiſirs. Pour elle un même objet devient divers d’une diverſité inépuiſable.

C’eſt la même beauté que je vois, mais c’eſt dans une poſition, dans un point de vûe différent, & cela ſuffit pour que l’état de mon ame le ſoit auſſi.

L’impatience avec laquelle je cherchois ſes traits dans les ténébres, l’avidité & l’inquiétude avec leſquelles je les ſaiſiſſois à travers le feüillage, ne ſubſiſtent plus. Je ne l’apperçois point, je ne la regarde point, je la contemple, & ſi c’eſt de même avec admiration que je la conſidere, elle n’a rien de celle que m’a cauſé l’éclat de ſon teint aux rayons naiſſans du Soleil. Inſtruit par cette premiere vûe de tout ce que me peut offrir une ſeconde, la ſurpriſe & l’étonnement n’ont plus lieu, & c’eſt une admiration de complaiſance, de ſatisfaction & d’applaudiſſement que je lui donne.

Sa robe eſt ouverte à la maniere des femmes Arabes, & elle porte comme elles une ceinture. La ſimplicité de ſon habillement, l’aimable négligence de ſa parure agiſſent ſur mon ame auſſi bien que ſa perſonne, & les ſentimens de confiance & de liberté qu’elles m’inſpirent, ſe mêlent à ceux de reſpect & de retenue que me cauſe la majeſté de ſes traits. Déja je permets à mon imagination de me la repréſenter hors des bras du ſommeil ; déja même je me la repréſente dans ceux de l’Amour.

Ces idées par le rapport qu’elles ont avec ce que je vois, ſe préſentent naturellement & je m’y prête de même : mais c’eſt pendant très-peu de tems, & je préfére bientôt le plaiſir réel de voir cette jeune Beauté telle qu’elle eſt, à celui de l’imaginer telle qu’elle ſeroit alors.

Le calme qui regne ſur ſon viſage, annonce la tranquillité de ſon ame. Cette vûe ſemble tranquilliſer auſſi la mienne, mais elle y fait paſſer inſenſiblement cette mélancolie douce que nous cauſe ſouvent au ſein du bonheur même, ou le regret de ce qu’il n’eſt que paſſager, ou l’idée d’un état moins heureux.

Tel, s’il eſt né ſenſible, ſoupire, malgré lui, au fond d’un bois ſolitaire, le Courtiſan inquiet. Le ſilence & la paix qui habitent ſous les chênes antiques, lui rappellent, ſans qu’il s’en apperçoive, les ſoucis & le tumulte des Cours. Un ſentiment triſte accompagne ce ſouvenir confus. Mais ce ſentiment eſt trop foible pour détruire l’impreſſion continuelle de plaiſir que lui cauſent les objets qui l’environnent, & ce n’eſt qu’une triſteſſe agréable qu’il éprouve.

Heureux mélange de plaiſir & de peine, où la peine ne ſe fait ſentir que pour entretenir la volupté ; que pour ſauver l’ame de l’inaction où la plongeroit un plaiſir qui ſeroit trop longtems le même ! Triſteſſe charmante, douce mélancolie, c’étoit vous qu’il me ſembloit éprouver alors. Vous ceſſâtes enfin, & un nouveau ſentiment vint prendre votre place.

Tandis que je conſidere cette jeune Beauté, un ſonge s’eſt emparé d’elle. Intéreſſé, ſans trop ſçavoir pourquoi, à en démêler la nature, je ſuis les différens mouvemens qui ſe peignent ſur ſon viſage.

La douleur & la joie, la crainte & l’eſpoir s’y produiſent tour-à-tour pendant quelque tems, & ne me permettent aucune conjecture. Enfin quelques mouvemens moins diſtincts & tout-à-la fois plus décidés en ce qu’ils tiennent de ce dernier déſordre de l’Amour ſi aiſé à reconnoître, ne me laiſſent plus douter que ce ne ſoit un ſonge amoureux qui l’occupe.

Elle venoit de ſe livrer avec précipitation à quelques-uns de ces mouvemens, lorſque ſon ame parut pendant un inſtant garder le ſilence. Elle le rompit tout-à-coup, & ce fut par un treſſaillement voluptueux.

Cher Prince ! dit-elle avec un ſoupir qu’elle n’acheva pas.

Heureux Amant, m’écriai-je avec un mouvement d’envie dont je ne fus pas le maître. Alors je quitte un lieu où je commence trop à m’attacher.

J’avois, à ce qu’il me ſembloit, fait à peine quelques pas du côté de l’Orient, que je crus voir un jeune homme ſortir d’un boſquet voiſin & entrer dans la plaine. Sa taille eſt noble & ſa démarche majeſtueuſe.

Il promene d’abord ſes regards autour de lui, comme une perſonne qui veut découvrir quelque choſe, & on lit dans ſes yeux l’impatience de l’Amour. Il porte enſuite ſes pas incertains par toute la plaine, & fatigué d’une recherche inutile, vient enfin s’aſſeoir ſous un Grenadier.

C’eſt là qu’après avoir de nouveau porté ſes regards de tous côtés, il chante ainſi ſes amours en des termes qui expriment toute la grandeur de ſa paſſion.

» COULEZ, ruiſſeau de Mahanganim, & vous ſources fertiles qui deſcendez du Liban, coulez. »

» Arroſez les riantes campagnes de la Syrie ; que les fleurs ſe hâtent d’éclore, que la nature s’embelliſſe, mon Azila va paroître.

» Que ces lieux ont pour moi d’attraits, & qu’ils en doivent avoir !

» Voici le Myrthe près duquel elle délaça tant de fois ma cuiraſſe.

» Un jour, ſous ce roſier, elle m’ôta mon caſque & me baiſa.

» Enſuite, prenant dans ſes mains mon épée, & tournant ſur moi des yeux baignés de pleurs ; Saladin, me dit-elle, ſera-ce donc toujours un Amant enſanglanté que tu me rameneras ? Encore, ſi la juſtice guidoit toujours ton bras ! Mais, cruel, & j’en ai rougi pour toi, combien de fois le caprice & la folle ambition ne l’ont-ils point armé ? Sois tendre, ſois fidele, Saladin, c’eſt tout ce que veut Azila. Et que lui importe une gloire qui ne t’arrache à elle que pour déſoler la Terre ?

» Lumiere de ma vie ! Que ne déſarmeroit point la douceur de ſon ame ?

» Depuis cet heureux inſtant où ta ſageſſe m’éclaira, j’ai préféré le bonheur ſatisfaiſant d’être aimé au malheureux, avantage d’être craint.

» Le nom de Saladin ne retentira plus dans les batailles ; il n’ira plus, ce nom terrible, ébranler les étendarts aux mains tremblantes de l’ennemi. Azila, ma chere Aziza fera toute ma gloire, fera tous mes combats !

» C’eſt pour elle que j’ai devancé l’Aurore. Mon ame, pour ſe rendre en ces lieux, n’a pas même attendu mon réveil.

» Que de plaiſirs n’y vais-je point goûter ? Mon bonheur eſt trop grand ; je ne ſçaurois le peindre.

» Amour, dis-le de ta bouche.

» Dis comment ces bois, ces côteaux, ces vergers ne m’ont jamais vû ſeul. Ou je ſuis avec Azila, ou la Triſteſſe eſt avec moi.

» Dis que tout occupe, que tout attendrit mon Amante, mais que rien ne l’occupe, ne l’attendrit comme moi.

» Nous étions une fois dans la plaine. Vois-tu ces moutons, me diſoit-elle ? Mais regarde moi ! lui dis-je ; elle me regarda.

» Je comparerai ſes cheveux blonds aux moiſſons dorées & l’abondance qui ſuit les moiſſons, me rappellera l’abondance de nos plaiſirs.

» Que celle qui engage Saladin doit avoir de charmes ! Sans doute il n’en eſt aucune parmi nous qui ſoit auſſi digne de ſon choix.

» Voilà ce qu’avec un ſourire qui dément ſes paroles, me dit à chaque inſtant la fille de Damas piquée de mon indifférence.

» Tu me vangeras de ſes inſultes, charmante Azila, ta quitteras les campagnes, & viendras quelque jour dans mon Palais. L’éclat de tes yeux obſcurcira l’or & les pierreries qui y brillent de toutes parts ; elles gémiront de te voir ſi belle ces fieres Beautés de l’Aſie, & ton Amant joüira de leurs douleurs.

» Victimes de votre puiſſance injuſte & inſenſée, Monarques de l’Orient, que vous êtes malheureux !

» Les bois de cedre & de canelle, les Aromates les plus précieux répandent autour de vous un nuage odoriférant, mais l’Amour n’y mêle point ſon haleine.

» Les embraſſemens qu’on vous donne, triſtes enfans de la ſervitude en ont ou l’amertume ou la baſſeſſe plus rebutante encore que l’amertume.

» Que mon ſort eſt bien différent ! Azila, tu n’es point mon eſclave ; je ne ſuis point le tien l’Amour eſt notre maître à tous deux.

» Tes faveurs ne m’ont acquis aucun droit ſur ta conſtance. C’eſt ma tendreſſe qui m’a mérité ton cœur, c’eſt à ma tendreſſe à me le mériter encore.

» Mais que tu tardes à te montrer, ſoutien de ma vie !

» Ces gazons, ces ruiſſeaux, ces bocages que tes ſoupirs ont parfumés tant de fois ; hélas, tout eſt bien ici ; mais le ſeul objet que j’y voudrois voir… celle que j’aime… je ne l’y vois point !

» Ah ! ſi quelque rêve agréable la retient & me place à ſes côtés, qu’il lui grave bien mon image : que Saladin y paroiſſe tel qu’il eſt, tendre, empreſſé, fidéle ! Songes impoſteurs, n’allez point inquiéter ſon ame

» Je rêvois un jour qu’une autre Beauté m’occupoit, & tout en dormant, j’en fus attriſté, comme ſi une voix ſecrete m’eût dit : Saladin, Saladin ! Quoi tu peux penſer à un autre qu’à ta chere Azila ? Tu es, il eſt vrai, dans les bras du ſommeil, mais ton ſommeil même n’eſt-il donc pas à elle ?

» Mais, tandis que je parle, les fleurs des champs ont pris de plus vives couleurs, les Orangers répandent une odeur plus douce : n’en doute pas, mon cœur, c’eſt Azila qui s’approche. »

Ce jeune homme, dont mon imagination faiſoit le Soudan de Damas, eut à peine prononcé ces mots que je découvris une jeune perſonne. Elle me parut être celle que j’avois vue ſous les arbriſſeaux, & j’en reſſentis pour Saladin un ſecret contentement.

Le mouvement d’envie avec lequel je ſuis ſorti du boſquet où elle étoit, ne ſe fait plus entendre. Je ne connoiſſois point alors ſon Amant. Je viens de le connoître ; je ſçais combien il eſt digne de ſon bonheur, & ſi j’avois à lui envier quelque choſe, ce ne ſeroit point la Beauté dont il eſt aimé, ce ſeroit cette tendreſſe avec laquelle. il aime.

Azila (car c’étoit le nom que je lui prêtois) étoit entrée ſeule dans la plaine. Un inconnu l’aborde, tandis qu’elle s’avance ; elle détache ſon écharpe & la lui donne.

A cette vûe Saladin qui ſe levoit pour aller au-devant d’elle, ſe trouble, chancele & tombe évanoui au pied du Grenadier ſous lequel il étoit aſſis.

Son Amante a volé près de lui, elle tient ſa tête dans ſes belles mains, baigne ſon viſage de pleurs, & l’appelle pluſieurs fois d’une voix que la douleur rend mourante & entrecoupée.

Il revient enfin à lui, & tournant ſur elle des yeux où eſt peint l’accablement : trop chere & trop cruelle Azila, lui dit-il, eſt-ce ainſi que tu abandonnes l’Amant le plus tendre ? Mais n’attends pas de reproches de lui, daigne ſeulement voir ſes larmes, daigne entendre ſes plaintes & ſes ſoupirs. Tu le quittes !… ſans doute il a mérité ton inconſtance. Malheureux Saladin, tu crois être aimé d’Azila, & tu ne te demandes pas auparavant ſi tu es digne de l’être !

Que Vénus me préſerve d’être jaloux, belle Pholoé ! Mais, ſi ce malheur m’eſt reſervé, puiſſai-je l’être ainſi ! C’eſt ainſi que l’eſt tout Amant tendre, ainſi le ſont ces ames vraiement penſantes qui, conſervant à chaque être ſa liberté, n’ont pas l’injuſtice groſſiere de croire que tout ſoit fait pour elles.

Cruel Saladin, reprit Azila, quels ſont tes ſoupçons ? Pourquoi viens-tu déchirer mon ame dès le point du jour ? C’eſt en ſerrant tes mains dans les miennes que je t’en conjure, qu’a fait la triſte Azila, qui puiſſe déplaire à ſon cher Amant ?

Saladin, avant que de lui répondre, la regarde quelque tems d’un air irréſolu.

Mon ame qui ſe tranſporte au milieu de la ſienne, y lit la cauſe de ſon irréſolution. Son bonheur ou ſon infortune dépendent également de ſon ſilence, & il craint de même également & de le rompre & de le garder.

S’il eſt encore aimé de Azila, s’il peut en être convaincu, tous les momens qu’il tarde à s’en convaincre, ſont autant d’inſtans retranchés de ſa vie.

Mais, s’il n’eſt plus aimé, ſi l’on ne peut diſſiper ſes ſoupçons, il va s’ôter le ſeul bien qui lui reſte, le pouvoir au moins de douter de ſon malheur.

Il me ſembloit que je partageois tous ſes mouvemens. J’y joignois même une certaine crainte d’irriter ce qu’on aime en le mettant dans l’impoſſibilité de ſe juſtifier, & je cherchois, comme lui, ſur le viſage d’Azila, s’il avoit plus à craindre ou à eſpérer.

Azila, lui dit-il enfin en retenant ſes paroles à meſure qu’il les prononce, cette écharpe que tu reçus de mes mains, je pourrois croire que tu m’aimes encore ! un autre l’a reçue des tiennes & à mes yeux.

Le voilà donc, reprit-elle avec un tendre reproche, celui qui me croyoit ſi parfaite ! C’eſt ſans m’entendre qu’il me condamne cet Amant ſi certain de ma foi, & il ne daigne pas, pour s’attriſter, attendre qu’il ait appris de moi s’il doit le faire. Mais diſſipe tes craintes, Saladin. Celui à qui j’ai donné ton écharpe, m’eſt inconnu. Il ſe promenoit, m’a-t-il dit, dans la forêt ; ſans doute il y cherchoit ſes Amours, (car les malheurs ne ſont faits que pour ceux qui aiment, mon exemple me l’apprend) une Bête ſauvage l’a rencontré & l’a bleſſé. C’eſt pour bander ſa plaie que je lui ai donné ton écharpe.

Combien précieuſement ne l’euſſai-je point gardée ſans cela ? Mais ſi j’avois pû la lui refuſer, mériterois-je que tu me l’euſſes donnée ?

Le voilà, Saladin, ce rival que tu crains. Dis, parle ; un malheureux que l’on ſecoure, eſt-il un Amant que l’on favoriſe ?… Ah ! que nous ſommes à plaindre, s’il n’eſt permis qu’à l’Amour de connoître l’humanité.

Quoi, tu m’aimes toujours, reprit Saladin ?

Oui je t’aime, cruel, mais toi tu ne m’aimes plus. Mon cœur t’eſt connu, Saladin, mon cœur t’eſt connu, & c’eſt d’inconſtance que tu l’accuſes. Ah ! ſi tu m’aimois encore, ſerois-je obligé de me juſtifier & ton amour ne le ſeroit-il pas pour moi ? A ces mots coulent ſes pleurs.

Quelle vûe pour le ſenſible Saladin ! Il ſe jette à ſes genoux, & les embraſſant, pardon, lui dit-il, belle Azila, pardon mille fois,

A quelque jaloux mouvement
Si je me ſuis laiſſé ſurprendre,
Ce n’eſt point un crime en aimant,
D’être un peu trop vif & trop tendre :
Tout offenſe des tendres cœurs
La jalouſe délicateſſe,
Et l’Amour, couché ſur des fleurs,
Souvent d’une feüille ſe bleſſe[2].

Enſuite il la regarde &, rencontrant ſes yeux, baiſſe tout-à-coup les ſiens qu’il n’oſe plus lever ſur elle.

Mais ſon Amante eſt trop tendre pour ne point l’arracher à ſon embarras, & la triſteſſe où elle le voit, attriſte trop ſon cœur, pour qu’elle la laiſſe durer.

Regarde-moi, Saladin, lui dit-elle, regarde-moi ; &, lorſqu’il leve la tête pour le faire, elle lui ferme la bouche de ſa main avec un demi ſourire, & ſemble attendre pour l’achever que le contentement reparoiſſe ſur le viſage de ſon Amant.

La joie que reſſent Saladin, ne peut l’empêcher de verſer encore quelques larmes. Quoi tu pleures, lui dit-elle auſſi triſte que lui de ſa douleur ?

Et comment ne pleurerois-je point, lui dit-il, quand j’ai pû ſoupçonner ta conſtance, quand je t’ai fait un crime de ce qui devoit redoubler ma tendreſſe ? Ah ! ſi l’Amour avoit à me rendre injuſte, Azila ! Azila ! étoit-ce celui que j’ai pour toi, qui devoit me le rendre ? Amante dont je ne ſuis plus digne, ſi tu veux arrêter mes pleurs, écarte de ta mémoire des ſoupçons qui t’outragent & qui me deshonorent.

Cher Amant, reprit-elle en étendant les bras & en l’invitant d’un regard à s’y jetter, tu es obéi & j’ai tout oublié ; mais toi, n’oublie jamais que je t’aime.

La confiance & la liberté venoient de renaître ſur le viſage des deux Amants, lorſque, par un de ces effets aſſez ordinaires au ſommeil, je ne vis plus Saladin.

Mon imagination l’a enfanté, mon imagination l’a fait diſparoître & me met à ſa place.

J’oublie de même qu’Azila eſt cette Beauté que j’ai vue ſous le feüillage, &, m’imaginant être Saladin, je ne vois plus en elle qu’une Amante dont j’ai craint de perdre la tendreſſe.

Nous nous regardons pendant quelque tems avec langueur. C’eſt le ſeul ſentiment dont nos ames ſoient encore capables. Fatiguées par les mouvemens d’eſpoir, d’inquiétude & de joie qu’elles viennent d’éprouver, elles ſemblent ſe confier leur épuiſement dans nos regards & s’y repoſer amoureuſement.

Nous pouſſons enfin un long ſoupir & nos yeux ſe rencontrant auſſitôt avec plus de vivacité, ſe chargent de mille feux. Telle, ſi les regards du Soleil tombent ſur elle, une goute de roſée ſe charge de mille couleurs que lui prête ſon amour.

Nos deſirs ne tardent pas à ſe faire entendre, mais c’eſt par dégrés que nous deſirons & comme on deſire au Printems.

Notre ame dans cette ſaiſon, ne ſépare point de ſoi l’objet de ſes deſirs pour brûler de s’y joindre ; pour s’attriſter, pour languir de n’y être pas jointe. Maîtreſſe de ſes mouvemens, le bonheur plus grand qu’elle imagine, ne l’empêche pas de joüir du bonheur préſent qu’elle poſſede, & le bonheur préſent qu’elle poſſede, la laiſſe joüir du bonheur plus grand qu’elle imagine.

Ces beaux yeux qui cauſent ſes deſirs, elles les quitte pour une main auſſi belle qu’eux, & revenant enſuite ſur ces yeux, elle s’y arrête & s’y roule voluptueuſement.

Mille ſouvenirs de deſirs plus violens & moins purs éprouvés tant de fois, de deſirs auſſi purs éprouvés quelquefois, ſe réveillent ſans troubler le ſentiment qui nous occupe & nous prouvent par leur différence toute la douceur, toute la pureté du deſir que nous éprouvons.

Heureux deſir des ames délicates, que, dans l’inſtant où il ne fait encore que la préparer, la joüiſſance accompagne !

C’eſt enfin ſur la bouche d’Azila que ſe raſſemblent tous mes ſouhaits ; c’eſt ſur la mienne que ſe raſſemblent tous les ſiens, & nous nous baiſons tous deux du baiſer de notre amour.

Alors elle me tend la main &, quittant le voiſinage de la forêt, nous nous avançons dans la prairie qui nous paroît plus riante & plus faite pour les plaiſirs. Quelque choſe ſemble nous dire à tous deux que nous ſommes au Printems.

Ce n’eſt point alors le long des Bois qu’il faut chercher l’Amour, c’eſt encore au milieu des prés qu’il ſe couche.

Cette ſaiſon, aimable reſſouvenir de l’Enfance du Monde, eſt la ſaiſon de la tendreſſe & les plaiſirs des Amants tendres n’ont pas beſoin d’être cachés : la candeur & la délicateſſe les juſtifient, C’eſt aux Amants groſſiers ou trompeurs à jetter un voile ſur leurs plaiſirs ſemblables à la glace qu’un ſouffle impur a ternie.

Déja, couchés au milieu des herbes & des fleurs, nous nous tenons embraſſés. Les noms les plus tendres je les lui donne, les careſſes les plus vives elle me les prodigue.

Au bruit de nos baiſers amoureux accourent bientôt les jaloux Zéphirs ; ils s’appuyent, pour nous voir, ſur les fleurs, & les fleurs ſe panchent ſur nous.

Joüiſſance charmante, pourrai-je bien vous peindre ?

Reſſouviens-toi de ce jour, belle Pholoé, où nous parlions de nos amours ſous un berceau de chevrefeuil.

Dans ces inſtans où Vénus nous unit, qui te flatte le plus, te demandois-je ? Sont-ce nos baiſers ? Seroit-ce le trouble qui s’empare de tes ſens, ou celui que tu lis dans mes yeux ?

Tes baiſers me ſont doux, répondois-tu, & ceux que je te donne, me le ſont encore plus : j’aime ſur-tout à voir dans tes yeux ce déſordre garand de tes plaiſirs. Mais que, dans l’inſtant où mes ſens ſont le plus troublés, je ſente, je diſtingue que c’eſt toi qui les troubles, voilà ce dont je remercie le plus l’Amour.

Si par hazard, languiſſant de plaiſir, tu viens à repoſer tes yeux ſur ma bouche, ou ta bouche ſur mon ſein, eſt-il rien de plus doux que de n’être plus à moi & de ſentir cependant encore & tes yeux rafraîchir ma bouche, & ta bouche échauffer mon ſein.

On dit, continuois-tu avec tendreſſe, qu’il eſt des Amants dont la joüiſſance n’eſt qu’une extaſe, qu’un raviſſement continuel. Ah ſi c’eſt un bonheur que l’Amour le garde pour eux, ce ſeroit un malheur pour moi. Car je le ſçais, ce n’eſt plus alors qu’un ſentiment aveugle & confus qui regne dans notre ame ; toute idée, tout ſouvenir eſt loin de nous, & ſi nous joüiſſons encore de notre être, nous ignorons & comment & avec qui. Puiſſe un pareil état terminer toujours nos plaiſirs, mais qu’il n’en occupe, qu’il n’en rempliſſe jamais la durée ! Un plaiſir qui la priveroit ſi long-tems de ſonger à toi, n’en ſera jamais un pour Pholoé.

Aimable Amante ; que ne te dois-je pas ? Ce n’eſt point aſſez pour toi de faire mon bonheur : auſſi délicate qu’ingénieuſe, auſſi ingénieuſe que délicate, tu m’apprens encore & qu’il eſt pluſieurs manieres d’être heureux, & qu’il en eſt une plus précieuſe que les autres.

C’eſt, je me le rappelle, de ce bonheur délicieux, de cette douce poſſeſſion de ſon ame au milieu de l’emportement même qu’il me ſembloit joüir avec Azila.

Plongés tous deux dans l’yvreſſe du plaiſir la plus profonde, nous nous reſtons aſſez à nous-mêmes pour connoître tout ce qui ſe paſſe dans notre ame. Je ſens combien je ſuis heureux, je ſens de même que c’eſt avec Azila que je le ſuis, & cette connoiſſance prête une nouvelle douceur au ſentiment que j’éprouve.

Quelquefois, rappellant mon être prêt à me quitter, je ſuſpends mes plaiſirs pour m’occuper de celle qui les cauſe. Azila, lui dis-je, ma chere Azila, joüis de ma ſenſibilité : vois ton Amant ſe refuſer à ſes tranſports pour ſonger que c’eſt avec toi qu’il les partage ; pour prolonger, pour augmenter les tiens. A ce diſcours ſes beaux yeux reſtent toujours fermés, elle paroît même privée de ſentiment : elle m’entend cependant encore & la joie que lui cauſent mes paroles, elle la marque en me ſerrant plus étroitement dans ſes bras.

Enfin le moment eſt arrivé où le plaiſir ſemble par ſon excès vouloir nous conſoler de ſa fin. Nos ames paroiſſent pendant quelques inſtans s’éloigner de nous & pendant quelques autres s’oublier elles-mêmes.

Je reviens bientôt à moi. Un ſoupir d’Azila qui vient expirer ſur mes levres m’y rappelle, & le plaiſir que je goûte à le recüeillir, eſt le premier ſentiment que j’éprouve.

Elle revient de même à elle & nous éprouvons cette eſpèce d’embarras qui ſuit la jouiſſance & qui en eſt ou le repentir humiliant ou le regret voluptueux.

Cruel inſtant pour les ames vulgaires ! L’Amante alors ou craint de lire la honte dans les yeux de ſon Amant, ou tout au plus y cherche ſon excuſe en tremblant.

Mais, dans les belles ames, dans celles que le préjugé reſpecte & qui ſont encore telles qu’il ſeroit à ſouhaiter qu’elles ſortiſſent toutes des mains de la Nature, cet embarras n’a rien de la confuſion. Nos yeux ſemblent ſeulement alors ſe demander pourquoi nous ne ſommes plus comme nous venons d’être. C’eſt une ſorte de conſolation dont nous avons beſoin, & c’eſt dans mille baiſers répétés l’un ſur l’autre qu’il faut la chercher.

Prolongeons ailleurs nos baiſers, mais hâtons-les alors, on ne peut trop les hâter. C’eſt un prompt témoignage que notre flâme eſt encore entiere que nous nous devons, & ce n’eſt pas aſſez d’apprendre dans la ſuite qu’elle n’eſt pas diminuée : l’Amour s’offenſeroit, ſi l’on ſe laiſſoit ſeulement le tems d’en douter !

Je preſſe mollement Azila entre mes bras, & dans un même inſtant, je la regarde, je tombe à ſes genoux, & couvre ſes belles mains de mille baiſers. Chaque careſſe que je lui fais, me ſemble une reconnoiſſance dont mon cœur s’acquitte envers elle pour les plaiſirs qu’elle vient de me donner.

Déja le ſentiment ranimoit mes deſirs, lorſque mon ſommeil fut tout-à-coup interrompu. L’odeur de la roſe m’avoit aſſoupi ; une de ſes épines me pique & je m’éveille. La fin du plaiſir eſt ſouvent la douleur.

Fin du premier des Songes
du Printems.
  1. Il faudroit ſelon l’uſage renouvellaſſent, mais la nuance métaphyſique me ſemble demander ici l’Indicatif.
  2. Je ne ſçai de qui ſont ces jolis vérs. Comme je ne les ai lus nulle part, je les ai mis ici. Heureux ſi je puis les ſauver de l’oubli, en n’y tombant pas moi-même !