Les Souspirs amoureux de François Beroalde de Verville/D’un triste desespoir ma vie je bourrelle

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COMPLAINTE

 
D’un triste desespoir ma vie je bourrelle,
Je la veux obscurcir d’une nuict eternelle,
Puis que je suis si loin de mon heureux soleil,
Car sans ame je vy, sans poumon je respire,
Et absent de mon bien mon douloureux martyre
Ensevelit mon cœur sous l’oublieux sommeil.

Je vy, je ne vy pas, je meurs, je ne meurs pas,
Il n’y a point de vie, il n’est point de trespas,
Mais un ingrat destin sans cesse me tourmente :
Car je ne puis mourir pource que je suis mort,
Et je ne suis pas mort, pour autant que mon sort
Fait qu’encores dans moi un vain esprit se sente.

Je ne suis pas vivant, pour autant que mon cœur
Ne reçoit mouvement, puissance ny chaleur,
Que des heureux brasiers que l’amour y attise :
Je ne suis pas esteint, je ne fay que languir
Pressé de mon tourment : car je ne puis mourir
Si loin de la beauté dont la vie j’ay prise.

Esloigné de mon feu je ne puis m’attiser,
Esloigné de ma mort je ne puis expirer,
Ainsi faut que je vive & faut que je trespasse,
En ma vie est ma mort, en mon bien ma douleur,
En ma nuict ma lumiere, en mon mal mon bon heur,
Ainsi mon sort divers mesme soin me compasse.

Celle qui a ravi par sa force mon cœur,
Qui le fait vivre en moy par sa douce rigueur,

Et qui par ses beaux yeux humble fiere, le tuë,
L’oste cruellement, le remet doucement,
Me l’arrache humblement, me le rend fierement,
Gouvernans mes destins d’une sorte inconnuë.

Je veux en mon ennuy fondre en larmes de feu,
Et dans mon feu glacé consumer peu à peu,
Tirant de mes poulmons par torrens mon alleine,
Je veux sans m’espargner distiler en humeur,
M’esvanouir en air, au fort de ma chaleur,
Pour n’estre n’estant point une semblance vaine.

Je veux estre un beau mort vivant entre les morts,
Mourant entre les vifs par les cruels efforts
Du sort inevitable à mes desirs contraire,
Et comme on jette au loin ceux qui sont trespassez,
Je fuiray aux desers tant que mes nerfs cassez,
Facent mourir d’un mort, par la mort la misere.

Je ne veux plus chercher au monde de pitié,
Je ne veux plus loger en mon cœur d’amitié,
Puis qu’elle cause en moi la cause de ma haine :
Si feray, la pitié encor je chercheray,
Pour en fin estre aymé, encores j’aymeray,
Possible en ce faisant j’adouciray ma peine.

Non non, je veux perir : car d’un destin heureux
Tesmoignant à jamais mon dommage amoureux,
Je vivray par ma mort, je mourray par ma vie,
Un dernier désespoir mon cœur consolera,
Et contente à la fin mon ame sortira
Des seps qui si long temps l’ont tenuë asservie.

Larmes toutes de sang monstreront ma douleur,
Les visibles soupirs des fragments de mon cœur,
Seront justes tesmoins du malheur que j’endure,
Mes cris remplis d’effroy petits corps deviendront,

Qui soin, mort, craint, horreur aux hommes montreront
Tant que je trameray ma cruelle avanture.

Le ciel seche mes pleurs, humecté mes soupirs,
Mes cris sont emportez sur l’aisle des zephirs,
Et je lamente en vain en ma peyne ennuyeuse,
Pourquoi par mon soucy me rends-je furieux ?
Las ! pourquoi tant de pleurs escoulent de mes yeux
Si je ne rends par eux ma fortune piteuse ?

Mes souspirs sont si doux, je lamente si bien,
Et toutes fois mes pleurs ne me profitent rien,
Car un sort envieilli s’aigrit en ma detresse,
Que je poursuive donc & d’un gentil desir,
Bravant le fier destin, je vive pour mourir,
Et meure pour encor vivre pour ma maîtresse.

Quand je serai perdu on me regrettera,
Et ce petit regret que de moy on aura,
Si possible on en a contentera mon ame,
Je vais doncq’és désers mort attendre la mort,
Me souvenant tousjours de l’agreable sort
Des effets bien heureux de ma plus chaste flame.

En fin bois & rochers où je fay ma complainte,
Lors que pressé de mal dont mon ame est atteinte,
Je me consume en pleurs, en douleurs, en souspirs.
Celez-moy, perdez moy, & dessous vos tenebres,
Amortissant le son de mes plaintes funebres,
Esteindez mon amour ma vie & mes desirs.