Les Souvenirs du conseiller de la reine Victoria/04

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LES SOUVENIRS
DU
CONSEILLER DE LA REINE VICTORIA

IV.
LA FONDATION DU ROYAUME DE BELGIQUE[1]

Le moment est venu d’introduire un léger changement dans le titre général de ces études. Celui qui a été le médecin du prince Léopold, qui a été appelé au lit de mort de la princesse Charlotte, qui a donné ses soins au duc de Kent, qui a veillé sur le berceau de la princesse destinée à devenir la reine Victoria, a passé peu à peu de la médecine à la politique. Cette transition insensible a eu lieu durant le dernier épisode que nous avons raconté. À la date où nous sommes arrivés, la transformation est faite. C’est le conseiller, le confident, l’ami du roi Léopold que nous avons à interroger désormais, l’homme qui, envoyé par lui à Londres, va se préparer à jouer le même rôle auprès de son auguste nièce. De tous les personnages de race royale auxquels a été mêlée la vie du docteur Stockmar, c’est la reine Victoria qui occupe le rang le plus illustre ; aussi, bien qu’elle n’ait pas encore paru dans ce récit où lui est réservée la place d’honneur, avons-nous tenu à inscrire son nom en tête de ces souvenirs. Stockmar, à qui sa bonne chance a conféré tant de titres, n’en a pas eu de plus précieux que d’avoir été dans la première moitié de sa carrière le médecin de la jeune duchesse de Kent, dans la seconde le conseiller de la reine d’Angleterre. Médecin, il avait veillé sur le berceau de la reine future ; confident et ami dévoué, il a veillé plus tard sur son trône. Le double titre de nos études résumera le double titre de Stockmar, il expliquera en même temps le caractère de cette existence dont l’activité occulte a exercé sur l’Europe une influence incontestable.


I

Pendant l’automne de 1830, une partie de la haute société anglaise était réunie aux bains de mer de Brighton, le brillant port aristocratique où le souverain, comme son prédécesseur, occupait le singulier édifice qu’on nomme le Pavillon. Ce souverain, c’était l’ancien duc de Clarence, le troisième fils de Georges III, le deuxième frère puîné de George IV, devenu roi d’Angleterre sous le nom de Guillaume IV le 26 juin de la même année[2]. Le 1er octobre 1830, la princesse de Liéven, femme de l’ambassadeur de Russie, écrivit de Brighton au prince Léopold, qui se trouvait alors à Claremont avec sa sœur la duchesse de Kent et sa nièce la jeune princesse Victoria : « Ah ! monseigneur, que de mauvaises nouvelles depuis la dernière lettre que j’eus l’honneur d’écrire à votre altesse royale ! Je dînais avant-hier au Pavillon. Le duc de Wellington y vint très calme, très assuré que les affaires belges devaient être terminées, que Bruxelles devait s’être soumis. Après le dîner arriva un courrier de Londres portant la nouvelle que l’armée du roi s’était retirée. Il en fut accablé, attéré : « diablement mauvaise affaire ! » Les mêmes nouvelles portaient qu’un grand nombre de militaires français avaient dirigé la défense de Bruxelles. Sans voir trop noir dans l’avenir, on peut se dire qu’une guerre générale sera la conséquence inévitable de cet état de choses ; et par quoi et quand finira-t-elle ? En vérité, il y a là de quoi confondre les meilleures têtes ; que vont devenir celles qu’assez d’expérience nous a appris à regarder comme bien médiocres ? »

Quel était donc l’événement signalé en ces termes ? Quelle était cette diabolique affaire qui devait amener inévitablement une guerre européenne ? C’était la révolution belge, une révolution nationale, qui, loin de troubler la paix de l’Europe, était destinée, grâce au prince Léopold, à en devenir une des plus sérieuses garanties. Cette affaire diablement mauvaise a été, nul ne l’ignore, une des affaires les plus honorables de notre siècle. N’est-ce pas chose curieuse, quand on sait ce qui a suivi, de voir la révolution de septembre 1830 dénoncée comme le début d’une perturbation universelle, et dénoncée à qui ? À celui qui consacrera cette révolution, qui lui donnera sa forme et sa règle, qui fondera la monarchie constitutionnelle en Belgique, et qui, trente-cinq ans plus tard, honoré partout comme le Nestor des souverains, choisi maintes fois pour, arbitre entre les états civilisés, s’éteindra paisiblement au milieu des larmes de son peuple et des respects du monde ?

Nous n’avons pas à raconter ici la révolution belge. Les événemens qui ont séparé la Belgique de la Hollande ont été appréciés par des écrivains auxquels nous ne pouvons que renvoyer nos lecteurs ; ce ne sont pas les notes de Stockmar qui nous permettraient de rien ajouter à leurs récits. Ces événemens sont antérieurs à la date où le prince Léopold et son conseiller vont entrer en scène. Nous supposons les faits connus. Le réveil de l’esprit national en Belgique, la protestation de tout un peuple contre cette création arbitraire d’un royaume des Pays-Bas, les imprudences du roi Guillaume Ier l’union de tous les partis contre le dominateur commun, l’alliance des républicains et des catholiques, l’insurrection éclatant dès le 25 août, le roi convoquant les états pour le 13 septembre, en même temps qu’il envoie une armée pour réprimer la révolte, l’armée hollandaise chassée de Bruxelles, un gouvernement provisoire établi, toutes les villes soulevées, et bientôt, aux premiers jours d’octobre, la Belgique entière affranchie du joug hollandais ; telles sont les principales étapes de ce grand mouvement national. Nous supposons toutes ces choses présentes au souvenir du lecteur. Notre point de départ, c’est l’heure où la révolution belge va faire appel au prince Léopold de Saxe-Cobourg. Stockmar est auprès de lui, Stockmar est le témoin de ses actes et le confident de ses pensées. C’est seulement à dater de cette heure que les notes de Stockmar nous fournissent quelque chose de nouveau sur les affaires de Belgique et permettent d’ajouter des pages intimes à l’histoire officielle.

Avant que le nom du prince Léopold fût prononcé dans les discussions relatives à la royauté belge, il fallait que cette royauté eût déjà la consécration d’un vote national. On sait que, le roi Guillaume Ier ayant invoqué le secours des cinq puissances qui avaient par le traité de Paris et de Vienne constitué le royaume des Pays-Bas, les plénipotentiaires des cinq puissances se réunirent à Londres au commencement du mois de novembre 1830. Le premier protocole de la conférence, en date du 4 novembre, proposa aux Hollandais et aux Belges un armistice qu’ils acceptèrent. Six jours plus tard, le congrès national de Belgique ouvrait ses séances à Bruxelles ; après de solennels débats, le congrès proclama trois principes qui devaient être la base de toutes les délibérations ultérieures : l’indépendance de la Belgique, l’établissement de la monarchie, l’exclusion des princes de la maison Orange-Nassau. À ces trois votes sont attachées trois dates mémorables dans l’histoire de Belgique, le 18, le 22 et le 23 novembre 1830. Les semaines qui suivirent, semaines d’agitations et d’angoisses pour les hommes d’état belge, furent employées au choix du souverain. Ce ne fut pas de la Belgique, il faut le dire, ce fut de l’Angleterre que vint la première idée de proposer le prince Léopold. La Belgique, fort mécontente à ce moment de certaines décisions de la conférence de Londres relatives au duché du Luxembourg, était naturellement portée à s’appuyer sur la France. Il y avait même, en Belgique comme en France, des esprits aventureux qui, dans l’ardeur des sympathies mutuelles, pensaient à la réunion des deux peuples. C’est précisément ce qui inquiétait le foreign office. La candidature du duc de Nemours qui, en toute autre circonstance, aurait pu être acceptée par les ministres anglais, leur apparut comme une forme déguisée de cette union. Au mois de janvier 1831, M. Van de Weyer, l’illustre citoyen belge, qui s’était rendu à Londres pour tâcher de mettre fin à toutes ces difficultés, eut à ce sujet de longues conversations avec lord Palmerston. Lord Palmerston, sans se déclarer d’abord aussi rudement qu’il le fit peu de temps, après contre la candidature d’un prince français, s’efforçait d’écarter à l’amiable le duc de Nemours, et, comme on ne pouvait l’écarter qu’en le remplaçant, il proposait sans bruit le prince Léopold. « Le duc de Nemours est bien jeune, disait-il ; il faut des mains plus vigoureuses pour tenir les rênes d’un nouvel état. Pourquoi ne songeriez-vous pas au prince Léopold de Saxe-Cobourg ? » Dans ces insinuations hardies, lord Palmerston avait réponse à tout. Si M. Van de Weyer lui objectait certaines nécessités politiques, la France à ménager, le parti français à satisfaire : « Eh bien ! répliquait le ministre, le prince Léopold pourrait épouser une des filles de Louis-Philippe. » Si M. Van de Weyer avait l’air de soupçonner une difficulté dans la religion du prince : « N’ayez crainte, continuait lord Palmerston, nous avons sondé Cappocini, l’internonce du pape. Le représentant du saint-siège a formellement déclaré qu’il ne considérait pas le choix d’un prince catholique comme indispensable. La cour de Rome a bien moins pour du prince Léopold que du duc de Nemours ; elle pense qu’un souverain protestant dans un pays si catholique sera nécessairement plus intéressé qu’un autre à respecter les droits de l’église et de la majorité. »

On n’aurait pas tenu ce langage au foreign office sans la révolution parlementaire qui avait été à Londres le contre-coup de la révolution de juillet. Le 16 novembre 1830, à la suite d’un vote, peu important du reste, qui mettait les tories en minorité, les whigs avaient été comme poussés au pouvoir par l’opinion. Le ministère de lord Grey avait remplacé le ministère du duc de Wellington et lord Palmerston avait pris aux affaires étrangères la place de lord Aberdeen. Dans la question qui divisait la Belgique et la Hollande, le programme de lord Aberdeen était de ne pas permettre la séparation politique des deux pays ; il croyait bien à tort que, pour apaiser les griefs des insurgés, la séparation administrative suffisait. Aussi quand on voit le congrès national de Bruxelles, deux jours après la victoire des whigs, proclamer l’indépendance politique du peuple belge, on est disposé à croire que cette victoire des whigs dans le parlement promettait au congrès national de Belgique un appui direct et assuré. Ce n’était pas tout à fait le cas, la réalité ne répondait pas si exactement à l’apparence. Moins hostile que lord Aberdeen à la séparation, politique des Hollandais et des Belges, lord Palmerston ne s’y accoutuma pourtant que peu à peu. Whigs et tories, par un même sentiment de défiance à notre égard, regrettaient ce royaume des Pays-Bas constitué contre nous en 1814, augmenté encore en 1816, et qui, avec la Prusse et la Bavière rhénanes, formait comme les avant-postes de la coalition européenne. Ce regret n’eut rien d’opiniâtre dans l’esprit de lord Palmerston ; sitôt qu’il eut saisi de son regard prompt et hardi la vraie situation des choses en Belgique, il changea immédiatement de programme. Son plan se réduisait à deux points : permettre aux Belges de se détacher complètement de la Hollande, empêcher la France de tirer un trop grand avantage de cette première rupture des traités de Vienne. Ainsi, nécessité de s’opposer à toute mesuré qui, directement ou non, tendrait à faire de la Belgique une province de France, par conséquent aussi nécessité d’assurer à la Belgique une vie propre, de lui faciliter l’établissement d’une monarchie constitutionnelle, de l’aider à trouver un roi qui pût inspirer confiance à l’Europe ; voilà par quel enchaînement d’idées lord Palmerston, favorable d’abord comme lord Aberdeen au système d’une séparation administrative entre la Belgique et la Hollande, finit par devenir un des fondateurs de la monarchie belge. À supposer que lord Aberdeen fût arrivé aux mêmes conclusions, il est probable que le ministère du duc de Wellington n’aurait pas songé au prince Léopold pour le trône du nouveau royaume ; le prince était trop suspect comme ami des whigs, et les ministres tories lui gardaient de trop vives rancunes pour sa renonciation au trône de Grèce. C’est donc à lord Palmerston que revient l’honneur de cette initiative. Lord Palmerston compléta son œuvre lorsque, résolu à écarter du trône des Belges un prince de la maison de France, il comprit cependant qu’il fallait tenir compte des sympathies de la Belgique pour une nation amie, et fit entrer dans ses combinaisons le mariage du prince Léopold avec une des filles du roi Louis-Philippe. La Belgique affranchie du joug hollandais, l’état nouveau mettant ses libertés sous l’abri d’une monarchie constitutionnelle, la couronne donnée à un prince qui offrait toutes les garanties de sagesse libérale et de vrai patriotisme, ce prince marié à une princesse de la famille royale de France ; tel était dès le mois de janvier 1831 l’ensemble du programme que s’était tracé lord Palmerston et qu’un avenir prochain devait réaliser avec la plus précise exactitude.

Faut-il accuser lord Palmerston d’avoir joué un double jeu, parce que ses premières idées sur cette question ne se trouvèrent pas d’accord avec son plan définitif ? Ce serait une étrange façon de raisonner. Le ministre anglais a changé d’avis, voilà tout. La réflexion l’a éclairé ; qu’y trouve-t-on à redire ? Une étude plus attentive des choses les lui a montrées sous leur vrai jour ; où est le crime ? en politique comme en toute matière, si ce n’est pas un droit ou plutôt un devoir de se rectifier après examen, la liberté morale n’est qu’un mot. Comment donc M. le baron Ernest de Stockmar, l’éditeur des mémoires qui nous occupent, reproche-t-il au gouvernement du roi Louis-Philippe d’avoir joué un double jeu parce qu’il n’a pas tenu au mois de janvier 1831 le même langage qu’au mois de février ? Là aussi les choses marchaient vite, et d’heure en heure les points de vue changeaient. Tendre ou plier sa voile selon le vent qui souffle, on ne nomme pas cela un jeu, encore moins un double jeu, c’est la fonction sérieuse du capitaine. M. Stocknaar, qui ne manque pas une occasion de se montrer injuste envers la France, a ramassé ces accusations dans la Vie de Palmerston de M. Bulwer. Je ne m’étonne pas du goût de M. Stockmar pour ce livre suspect ; il aurait du pourtant, en bonne conscience, citer les réponses de nos hommes d’état qui permettent à tout esprit droit de porter sur ces affaires un jugement équitable. Puisqu’il tient à citer M. Bulwer, que ne cite-t-il aussi M. Thiers et M. Guizot ?

Il est certain en effet qu’au moment même où avaient lieu à Londres, entre lord Palmerston et M. Van de Weyer, les curieux entretiens que nous venons de signaler, des conversations non moins singulières avaient lieu à Paris entre le général Sébastiani et un autre représentant du patriotisme belge. C’était au mois de janvier 1831. Le gouvernement provisoire de Belgique, cherchant un roi qui pût plaire à l’Europe, avait envoyé à Paris un de ses membres, M. Alexandre Gendebien. M. Gendebien était passionnément dévoué aux idées françaises. Admis dès son arrivée à Paris auprès du roi Louis-Philippe, il lui avait parlé avec chaleur de l’empressement que mettrait le congrès national à élire le duc de Nemours, et il n’avait reçu du roi que des paroles décourageantes : « Que le congrès n’exprime pas ce vœu, avait dit le roi, je ne pourrais y souscrire. » Il s’était rejeté alors sur la candidature du prince Léopold et sur le mariage de ce prince, devenu roi des Belges, avec une princesse d’Orléans. Le roi lui avait répondu : « Je connais depuis longtemps le prince Léopold de Saxe-Cobourg ; c’est un beau cavalier, un parfait gentilhomme, très instruit, très bien élevé ; la reine le connaît aussi et apprécie les avantages de sa personne. Mais… il y a un mais qui n’a rien de désobligeant pour la personne et les qualités du prince, il y a des répugnances de famille, des préjugés peut-être, qui s’opposent à l’union projetée[3]. » Repoussé ainsi dans tout ce qui faisait l’objet de sa mission, repoussé même dans le minimum de ses demandes, M. Gendebien eut le 8 janvier 1831 un entretien des plus vifs avec le général Sébastiani, ministre des affaires étrangères : « En fin de compte, disait l’envoyé belge au ministre français, qu’est-ce donc que vous nous conseillez ? Le prince Othon de Bavière, le prince de Naples, c’est-à-dire deux enfans. Deux enfans pour réaliser, pour garantir au dedans et au dehors les promesses de notre révolution ! Il n’y a que deux candidatures sérieuses, celle du duc de Nemours et celle du prince de Saxe-Cobourg-Gotha. Vous les repoussez toutes les deux quand il s’agit pour nous de vie ou de mort. Que faire ? Dans le péril où vous nous jetez, il ne nous reste plus qu’une ressource : aller à Londres proposer le prince Léopold avec alliance française. Si le roi Louis-Philippe persiste à nous refuser sa fille, eh bien ! nous passerons outre ; nous prendrons le prince Léopold sans princesse française. » À ces mots, le général Sébastiani ne put contenir sa colère : « Si Saxe-Cobourg, dit-il en se levant, met un pied en Belgique, nous lui tirerons des coups de canon. » L’envoyé belge répliqua aussitôt : « Des coups de canon ! Nous prierons l’Angleterre d’y répondre. — Ce sera donc la guerre générale, reprit le ministre. — Soit, ajouta M. Gendebien, mieux vaut pour nous la guerre générale qu’une restauration hollandaise, une humiliation permanente et sans issue. »

Comment expliquer une telle scène ? Et se peut-il, en vérité, que le roi Louis-Philippe et son ministre aient tenu un langage si différent ? Oui, le fait est certain, mais tout s’explique aisément quand on y regarde de près. Deux des conseillers du roi des Français, le général Sébastiani, ministre des affaires étrangères, et M. de Talleyrand, ambassadeur de France à Londres, ne redoutaient pas du tout une complication générale dont la conséquence aurait pu être le démembrement de la Belgique. Ils espéraient qu’une partie en reviendrait à la France. M. de Talleyrand avait sur ce point des idées très personnelles qui l’ont occupé pendant toute une année. Il osait même en parler à l’ambassadeur de Prusse, M. de Bulow. « Si la Prusse, la Hollande et la France, disait-il, se mettent d’accord au sujet du partage, il ne sera pas difficile, d’obtenir le consentement de l’Angleterre, et alors pourquoi se donner les embarras d’une nouvelle monarchie à constituer ? » Ce n’était là qu’une visée particulière de M. de Talleyrand, rien ne prouve qu’il ait reçu à ce sujet des instructions du général Sébastiani ; quant au roi Louis-Philippe, il est parfaitement certain qu’il a toujours désiré une Belgique indépendante et neutre. Le parti qui poussait chez nous à une rupture complète des traités de Vienne avait beau jeter ses clameurs et accuser la timidité du gouvernement, le roi, dans sa ferme sagesse, sentait bien que l’affranchissement et la neutralité de la Belgique étaient pour la France un avantage inappréciable. Exposer aux hasards de la guerre un résultat presque assuré lui eût semblé un acte de folie. Cette politique fut constamment la sienne. Il ne voulut jamais se séparer de la conférence de Londres, il ne chercha jamais aucun moyen de nous annexer une partie de la Belgique ; il croyait avec raison que la vraie fortune de la France à l’extérieur devait être la richesse des influences morales. S’il consentit quelques semaines plus tard à l’élection du duc de Nemours par le congrès du peuple belge, c’est qu’à ce moment précis un des incidens de la lutte l’obligeait à ne pas écarter cette manifestation. Il se trouvait qu’à défaut du candidat de la maison d’Orléans, un candidat bonapartiste avait des chances d’être élu ; la candidature du duc de Nemours était un sûr moyen d’empêcher l’élection du duc de Leuchtenberg[4]. Aussi, dès que le duc de Nemours fut élu, Louis-Philippe s’empressa de refuser le trône pour son fils, ne retenant de ce choix populaire que le bénéfice moral et se refusant à rien faire qui pût mécontenter la conférence de Londres.

Lord Palmerston l’avait déclaré à M. de Talleyrand le 1er février 1831, c’est-à-dire la veille du jour où le congrès belge devait nommer son roi : « Si le duc de Nemours est nommé, ce sera pour nous l’union pure et simple de la Belgique et de la France ; le gouvernement français n’aura plus qu’à mesurer les conséquences qu’entraînerait l’acceptation de la couronne. » Cette déclaration, nécessaire peut-être pour M. de Talleyrand, était bien superflue pour le roi. Louis-Philippe n’ignorait pas les sentimens du ministère anglais et il était résolu à en tenir compte.

Que cette résolution ne lui ait rien coûté, il serait téméraire de le croire ; son langage officiel à cette occasion laissa percer des regrets noblement étouffés. Une chose certaine, c’est que ces regrets du père ne firent pas hésiter un instant la volonté du souverain. Nous avons sur ce point un témoignage que M. Ernest de Stockmar n’aurait pas dû passer sous silence. « Je me trouvais au Palais-Royal, dit M. Guizot, le 17 février 1831, au moment où les députés du congrès belge vinrent présenter au roi Louis-Philippe la délibération de cette assemblée qui avait élu son fils, le duc de Nemours, roi des Belges. J’ai assisté à l’audience que leur donna et à la réponse que leur fit le roi. Je ne dirai pas toutes les hésitations, car il n’avait pas hésité, mais toutes les velléités, tous les sentimens qui avaient agité à ce sujet l’esprit du roi se révélaient dans cette réponse : l’amour-propre satisfait du souverain à qui le vœu d’un peuple déférait une nouvelle couronne ; le regret étouffé du père qui la refusait pour son fils ; le judicieux instinct des vrais intérêts de la France, soutenu par le secret plaisir de comparer son refus aux efforts de ses plus illustres devanciers, de Louis XIV et de Napoléon, pour conquérir les provinces qui venaient d’elles-mêmes s’offrir à lui ; une bienveillance expansive envers la Belgique à qui il promettait de garantir son indépendance après avoir refusé son trône. Et au-dessus de ces pensées diverses, de ces agitations intérieures, la sincère et profonde conviction que le devoir comme la prudence, le patriotisme comme l’affection paternelle, lui prescrivaient la conduite qu’il tenait et déclarait solennellement. Plus encore peut-être que sa démarche même, ce langage du roi, tout empreint de ses idées et de ses sentimens personnels, caractérisait fortement dès lors sa politique et devait faire pressentir à ses ministres comme aux députés belges, à l’Europe comme à la France, la persévérance qu’il mettrait à la pratiquer. »

Avec un peu plus d’attention et d’impartialité, le baron de Stockmar dans ses notes, et le fils de Stockmar dans ses commentaires, auraient tenu grand compte de ces belles paroles, ils auraient dû se rappeler aussi les déclarations analogues que faisait M. Thiers cette année-là même, en 1831, dans le curieux ouvrage intitulé : La Monarchie de 1830. Le jeune député disait, interprétant la pensée du roi : « Nous ne pouvions pas souffrir que la république, que la dynastie impériale, que nous n’avions pas voulues chez nous, s’établissent à côté de nous pour recueillir, exciter, revomir nos mécontens. Nous ne pouvions pas donner le duc de Nemours, car ce n’était pas la réunion pour nous et c’était autant que la réunion pour les puissances, c’était par conséquent la guerre pour un simple intérêt de famille. Léopold nous convenait seul, non parce qu’il était Anglais, car on est toujours et tout de suite du pays sur lequel on est appelé à régner, mais parce qu’avec l’air anglais il devait être un bon, un vrai Belge, » Plus scrupuleux que M. de Stockmar, l’historien national de la Belgique, M. Théodore Juste, s’il n’a pas cité la haute appréciation de M. Guizot, a cité du moins les paroles si nettes de M. Thiers. Voilà donc les assertions de Stockmar réduites à néant par les témoignages les moins contestables. Il n’y a pas eu double jeu dans la conduite du gouvernement français ; bien loin de là, dans le va et vient des émotions si naturelles que produisait un état de choses modifié de jour en jour, il y a eu de la part du roi une ferme et constante résolution.

Assurément le conseiller du prince Léopold, dans les négociations laborieuses qui ont précédé l’élection du roi des Belges, a fait preuve d’une rare sagesse, il a ménagé les Anglais, il a servi les Belges, il a une part enfin, une sérieuse part, dans le succès de cette grande affaire ; mais l’éditeur des notes de Stockmar a beau enfler son mérite, il est évident que les premiers fondateurs du royaume de Belgique, — avec les grands citoyens belges, bien entendu, avec les Van de Weyer, les Nothomb, les Félix de Mérode, les Van Praet, — les premiers fondateurs du royaume de Belgique ont été l’Angleterre et la France, lord Palmerston et Louis-Philippe.


II

C’est le 4 juin 1831 que le prince Léopold de Saxe-Cobourg-Gotha a été élu roi des Belges. Le congrès réuni au palais de la Nation était presque au complet. Sur les 200 membres 4 seulement avaient manqué à ce rendez-vous solennel. Chacun des députés, à l’appel de son nom, était monté à la tribune et avait remis au président son bulletin signé. Ce bulletin pouvait contenir autre chose que le nom de l’élu ; plus d’un votant, parmi ceux qui repoussèrent le prince Léopold, voulut donner les motifs de son vote et faire entendre ses protestations. Tous ces bulletins, avec les motifs plus ou moins développés, avec les protestations plus ou moins véhémentes, dernier écho des discussions de la veille, furent lus à haute voix dans le dépouillement du vote. 152 voix avaient nommé le prince Léopold ; sur les 44 opposans, 14 s’étaient prononcés pour le président du congrès, le baron Surlet de Chokier, qui depuis plusieurs mois déjà portait le titre de régent, 14 avaient déclaré qu’ils s’abstenaient de voter, 15 avaient protesté contre le prince et l’établissement d’une monarchie ; enfin le dernier suffrage avait été annulé, parce que le député qui l’avait émis, tout en votant pour le prince Léopold, avait prétendu retirer son vote d’avance dans certaines conditions qu’il indiquait. Après ce dépouillement, le président du congrès, prenant la parole au nom du peuple, avait proclamé le prince Léopold roi des Belges, à la condition d’accepter la constitution.

L’existence du nouveau royaume n’est pas encore réglée d’une façon définitive, il y a pourtant des bases assez solides pour que le prince Léopold ne craigne pas d’y poser le pied. La conférence de Londres est à l’œuvre ; elle va établir, d’accord avec le nouveau roi, les dix-huit articles qui doivent être proposés à la Hollande comme préliminaires de paix. La Hollande les acceptera-t-elle ? On ne sait encore. Ce n’est pas là une raison d’hésiter. La constitution est votée, la royauté est faite, la nation belge a parlé par ses représentans, la Belgique est résolue à ne jamais retomber sous la domination hollandaise. Cela suffit. Le prince Léopold ne peut pas attendre que tout soit réglé entre la Belgique et la Hollande, puisque c’est précisément pour achever de régler tout qu’on lui offre cette couronne, un retard amènerait la ruine du nouvel état. L’anarchie au dedans, au dehors une guerre européenne, voilà les termes inévitables, si l’intérim se prolonge. Il n’y a pas une heure à perdre quand les jours sont comptés. Le 26 juin, les dix-huit articles ayant été arrêtés par la conférence et communiqués à la députation du congrès belge, la députation se rend chez le prince Léopold pour lui lire le décret qui le nomme roi des Belges. C’est le président du congrès, M. de Gerlache, qui porte la parole ; il est assisté des plus dignes représentans du peuple belge, M. le comte Félix de Mérode, M. Van de Weyer, M. Lebeau, M. Devaux. Le prince répond en nobles termes. Être appelé à maintenir l’indépendance d’une nation et à consolider ses libertés, c’est la tâche la plus haute, la plus utile que puissent offrir les destinées humaines. Il fallait une telle mission pour le décider à se séparer d’un pays auquel l’attachaient des liens et des souvenirs sacrés, un pays qui lui avait donné tant de témoignages de sympathie. Il acceptait donc sans hésiter cette marque de confiance « d’autant plus précieuse, disait-il, qu’il ne l’avait point recherchée. » Enfin, il était prêt à répondre à l’appel du peuple belge, aussitôt que le congrès de Bruxelles aurait accepté les dix-huit articles préparés par la conférence de Londres. C’était là une condition imposée, non par lui, mais par les circonstances mêmes.

Les députés retournent à Bruxelles. Les dix-huit articles sont soumis au congrès, et, après une discussion qui rappela quelque fois, dit M. Théodore Juste, les jours les plus orageux de la convention nationale, l’œuvre de la conférence de Londres est acceptée le 9 juillet par les représentans du peuple. Le lendemain une nouvelle députation se rend en Angleterre pour aller chercher le prince Léopold et l’accompagner en Belgique. Le prince met ordre à ses affaires, scelle ses papiers de Claremont, fait ses adieux à la famille royale, à sa sœur, à sa nièce, et part le 16 juillet avec la députation belge. Salué à Douvres par le canon des batteries de la côte, salué à Calais par l’artillerie du Fort-Rouge, c’est sous ce double hommage de l’Angleterre et de la France que le roi des Belges sur un navire belge allait prendre possession de la royauté. Son entrée en Belgique, par ces beaux jours de juillet 1831, lui réservait des fêtes enthousiastes. À Ostende, à Bruges, à Gand, à Bruxelles, où il arrive le 19, la joie du peuple ne saurait se décrire. Les évêques sont au premier rang de ces grandes manifestations. L’accueil des campagnes dépasse encore celui des villes. À voir ces curés de village sur la route du cortège venir saluer avec empressement ce roi luthérien, restaurateur de l’indépendance nationale, comment ne pas admirer tant de sagesse unie à tant de patriotisme ? Enfin le 21 juillet a lieu l’inauguration de la jeune royauté. Le roi qui a passé la veille au château de Laeken, occupé à s’entretenir des affaires publiques avec les plus illustres citoyens, monte à cheval et gagne la porte Guillaume. Il porte l’uniforme de général, un brillant état-major l’accompagne. Quelle foule joyeuse ! Quel radieux soleil ! C’est là un de ces jours que les peuples n’oublient pas. Léopold, traversant la ville au milieu des acclamations, se dirige vers la place Royale. Là, sur une estrade adossée à l’église Saint-Jacques, se tiennent le régent de la Belgique, M. le baron Surlet de Chokier, et les membres du congrès. À une heure, Léopold, arrivé devant l’église, descend de cheval, franchit les degrés de l’estrade, prend place en avant du trône entre le régent et le président de l’assemblée. Aussitôt le régent dépose les pouvoirs dont il a été revêtu le 24 février précédent ; un des secrétaires du congrès, M. Vilain XIIII, debout devant le roi, lit la constitution du royaume ; un autre, M. Nothomb, lui présente la formule du serment. Léopold prononce ces mots d’une voix ferme : « Je jure d’observer la constitution et les lois du peuple belge, de maintenir l’indépendance nationale et l’intégrité du territoire. » Dès lors tout est fini, tout est réglé, un nouvel ordre commence, et le président du congrès, M. de Gerlache, se tournant vers le roi, lui dit au nom du peuple : Sire, montez au trône !

Le discours du roi, les acclamations de la foule, les incidens de la journée, la fête du soir, tant de belles paroles, tant de nobles vœux, par-dessus tout cette virile confiance de 4 millions d’hommes heureux d’honorer dans un chef le signe de leur indépendance reconquise, voilà bien des choses qui couronnaient cette journée du 21 juillet 1831 et permettaient de compter sur l’avenir. On pouvait déjà regarder la paix comme conclue. La Hollande oserait-elle donc attaquer un peuple si uni, si résolu, qui venait de se sacrer lui-même dans une personne royale, et sur qui veillaient l’Angleterre et la France ? Eh bien, quinze jours plus tard, le nouveau roi apprend tout à coup que l’invasion hollandaise a commencé.

C’était la réplique de Guillaume Ier au couronnement de Léopold. Le grand acte du 21 juillet avait exaspéré le roi des Pays-Bas. Depuis quelques semaines, le gouvernement hollandais faisait des préparatifs de guerre formidables. Le prince d’Orange, fils du roi, celui-là même (il faut bien noter ces rencontres qui ajoutent encore à l’émotion du drame public), celui-là même qui, dix-sept années auparavant, avait brigué la main de la princesse Charlotte d’Angleterre, et qui, brusquement éconduit, s’était vu préférer le prince Léopold de Saxe-Cobourg, — le prince d’Orange tenait des discours belliqueux aux troupes du camp de Ryen. Enfin une gazette qui recevait les inspirations du roi Guillaume, le Journal de La Haye, imprimait des manifestes comme celui-ci : « Le moment de la crise est arrivé… Que M. de Saxe-Cobourg jouisse encore quelques jours de son triomphe, qu’il joue sur les tréteaux de Bruxelles le rôle d’un roi de comédie ! Mais, lorsqu’il entendra le canon de la Hollande, lorsqu’il aura acquis la conviction que son inauguration a été le signal de la guerre, lorsque, etc…. » Il essaiera en vain de conjurer le péril. « Prince de Saxe-Cobourg, il est trop tard ! Sans vous, les affaires de Belgique eussent été terminées par l’intervention des grandes puissances ; à présent des flots de sang et de larmes vont couler, parce que M. de Saxe-Cobourg a tenté de s’asseoir sur le trône du roi Guillaume. »

Voilà bien l’écho des colères du roi Guillaume et des ressentimens du prince d’Orange. La déclaration de guerre était imminente. On sait que la citadelle d’Anvers, après l’armistice imposé aux combattans par la conférence de Londres, était restée aux mains des Hollandais, tandis que la ville appartenait aux Belges. Le 1er août, le général Chassé, commandant de la citadelle, notifie au commandant militaire de la ville que les hostilités seront reprises le 4 ; à neuf heures et demie du soir. Ce jour-là même, Léopold faisait son entrée à Liège au milieu des acclamations. C’est dans ces heures de fête que lui arriva la notification du général Chassé. Le roi, sans se troubler, regarde le péril en face. Ce péril est grand. Les Hollandais ont une armée toute faite, l’armée belge est encore à faire. Ah ! s’il avait eu le temps d’organiser l’armée, peut-être n’aurait-il eu qu’à se féliciter de l’attaque des Hollandais. Une telle guerre, soutenue avec honneur, aurait consacré la royauté nouvelle. Marcher à l’ennemi avec son peuple et repousser l’invasion, c’eût été le vrai couronnement. Que faire ? Va-t-il donc s’exposer à une défaite certaine, à une défaite qui doit tout perdre, lui qui vient de s’engager par serment à maintenir l’intégrité du territoire national ? En de telles conditions, une folie, même héroïque, aurait le caractère d’un crime. Il n’a qu’un parti à prendre : son devoir est d’appeler à son aide l’Angleterre et la France ; mais quoi ! il est souverain constitutionnel, il ne peut rien sans ses conseillers responsables, et aucun des ministres n’est auprès de lui. Cependant il n’y a pas un jour à perdre, pas une heure, pas une minute, le danger presse. Le roi fait appeler M. Lebeau, un des ministres du régent, un des fondateurs de la monarchie belge, qui vient de reprendre son poste d’avocat-général à la cour d’appel de Liège. M. Lebeau était ministre la semaine dernière, il le serait encore, s’il le voulait. En l’absence de ses conseillers officiels, le roi le consulte : « Sommes-nous en mesure de nous battre ? Faut-il demander le secours de l’armée française ? » M. Lebeau est de l’avis du roi ; lui aussi il aurait voulu voir l’armée belge, sous le commandement de Léopold, rejeter l’invasion au-delà des frontières ; mais il reconnaît que c’est jouer trop gros jeu. Assumant alors toute la responsabilité de son conseil, il écrit immédiatement aux deux représentans de la Belgique à Paris et à Londres, M. Lehon et M. Van de Weyer, les chargeant au nom du roi de réclamer l’intervention armée de la France et de l’Angleterre.

« Le 4 août, à neuf heures du matin, a écrit M. de Montalivet, nous nous trouvions réunis autour de la table du conseil des ministres. Les dernières nouvelles ne laissaient aucun doute sur la reprise des hostilités. Je ne me rappelle pas aujourd’hui sans émotion, — au moment où je regarde de nouveau en face les calomnies et les injustices qui, après avoir assailli le roi Louis-Philippe pendant sa vie, se lèvent, bien plus rares sans doute, mais non moins passionnées, pour appeler sur sa tombe les mépris de l’histoire, — je ne me rappelle pas sans émotion les paroles par lesquelles le roi ouvrit le conseil qu’il présidait, comme dans toutes les circonstances importantes. C’était cette parole vive et souvent entraînante des jours heureux ou difficiles. Un rayon de jeunesse animait les traits du souverain le plus libéral de son époque, qui, par un contraste étrange, rappelait ceux de son aïeul Louis XIV d’absolutiste mémoire. — J’ai reçu ce matin à cinq heures, nous dit-il, une lettre du roi Léopold, qui appelle la France au secours de la Belgique. Ne perdons pas un moment, si nous ne voulons voir l’indépendance de la Belgique frappée au cœur par la prise de Bruxelles et le cercle de fer des places fortes construites contre la France se refermer sur elle. Courons donc placer son drapeau entre Bruxelles et l’armée hollandaise. Je demande seulement comme une faveur que Chartres et Nemours soient à l’avant-garde et ne perdent pas la chance d’un coup de fusil. — Un tel langage était bien celui qui répondait à l’énergie de Casimir Perier et au sentiment profond de la situation que chacun de nous avait apporté au conseil. Il est décidé séance tenante qu’une armée de 50,000 hommes sera envoyée au secours de la Belgique. Des ordres sont immédiatement transmis par le maréchal Soult au général Gérard, nommé général en chef. À deux heures, M. Lehon est reçu pour la première fois par le roi, en sa qualité de ministre plénipotentiaire et envoyé extraordinaire de sa majesté Léopold Ier roi des Belges. À quatre heures, le Moniteur, dans un supplément extraordinaire, annonce à l’Europe et à la France la résolution instantanée du gouvernement français. À onze heures et demie du soir, les deux fils du roi partent pour l’armée, où le duc d’Orléans et son jeune frère, le duc de Nemours, âgé de dix-sept ans, seront placés à l’avant-garde. »

On voit que le temps n’a pas été perdu. Cependant des susceptibilités d’honneur national se manifestent parmi les ministres belges. L’article 121 de la constitution dit expressément : « Aucune troupe étrangère ne peut être admise au service de l’état, occuper ou traverser le territoire qu’en vertu d’une loi. » Le ministre des affaires étrangères, M. de Muelenaere, moins frappé du péril de l’état que de sa responsabilité propre, considère l’appel aux Français comme une violation de la loi fondamentale. Il le fait dire au roi dans les termes les plus pressans. Un des agens de son département, M. Charles White, va trouver Léopold en son quartier général de Malines, et lui dit : « Sire, M. de Muelenaere vous supplie à genoux d’empêcher une mesure qui est contraire à la constitution et qui peut compromettre l’honneur militaire du pays. » Le respect de la constitution, les scrupules de l’honneur militaire, ce sont choses qui doivent toucher le roi ; il cède et fait écrire au maréchal Gérard qu’il le prie de suspendre sa marche.

C’est le 6 août que Léopold a donné cet ordre ; qu’arrive-t-il ? Le 8, après deux jours de lutte, l’armée de la Meuse sous le commandement du général Daine est mise en pleine déroute, et le 12 l’armée de l’Escaut, restée seule en face de forces supérieures, subit une défaite écrasante dans les plaines de Louvain. Heureusement, l’armée française a repris sa marche. Ce même ministre, M. de Muelenaere, dont les conseils funestes avaient arraché au roi la lettre du 6 août, est obligé d’écrire le 11 à M. Van de Weyer : « La France a répondu à l’appel de notre roi avec cette précipitation toute française qui nous avait d’abord déconcertés, mais dont nous devons nous féliciter aujourd’hui. Les troupes françaises sont arrivées à Namur et à Mons. » Dans la matinée du 13, nos vedettes se montrent, à Corteren et à Tuerveren, en face des Hollandais. C’est le terme de l’invasion, la Belgique est sauvée. Le prince d’Orange, pour ne pas s’exposer à nos coups, est forcé de signer une convention avec le général Lawœstine, représentant du maréchal Gérard : l’armée hollandaise commencera immédiatement son mouvement rétrograde et sera suivie par les Français jusqu’à la frontière. Ce programme fut exécuté de point en point ; le 20 août 1831, il ne restait plus un soldat hollandais sur le sol belge.


III

Le roi Léopold s’était bravement conduit. On l’avait vu plus d’une fois se porter sur les points menacés, et là, au premier rang, entraîner les jeunes troupes. « Il s’est battu en sous-lieutenant, » disait un de nos officiers, bon juge en fait de bravoure, le général Belliard. On ne vantait pas seulement l’ardeur du sous-lieutenant, on appréciait aussi le capitaine : en mainte occasion il avait placé l’artillerie, lancé les colonnes, dirigé tous les mouvemens. « Sans lui, dit le général Belliard dans une lettre au général Sébastiani, l’armée belge était anéantie. » Il y avait là en effet bien des élémens de ruine, et si le roi en connaissait une partie, lui qui avait été obligé dès le 5 août de destituer son ministre de la guerre, le général de Failly, il ignorait encore au milieu de quelles trahisons se déployait son héroïsme[5].

N’importe, malgré le courage du roi, malgré l’ardeur des soldats, et quelle que fût la cause de la débandade de l’armée de la Meuse au 8 août, la Belgique vaincue ne pouvait retrouver la même faveur auprès de la conférence de Londres. Après cette malheureuse campagne de dix jours (4 août-14 août 1831), mise à deux doigts de sa perte, sauvée seulement par l’arrivée des Français, il fallait qu’elle expiât sa défaite. La conférence ne pouvait plus imposer à la Hollande les dix-huit articles qui avaient fixé les rapports des deux pays, tels qu’ils résultaient de la révolution de septembre. Ces rapports étaient changés. Vaincue en septembre 1830, la Hollande avait été victorieuse au mois d’août 1831 ; elle avait reculé, non devant le canon belge, mais devant les injonctions des deux grandes puissances en qui elle voulait toujours voir des puissances amies. Évidemment, les plénipotentiaires européens réunis à Londres devaient tenir compte à la Hollande et de sa victoire sur les Belges et de sa prompte déférence aux volontés de l’Europe.

C’est ici que se placent certaines notes du baron de Stockmar qui confirment, qui éclairent l’histoire de l’année 1831, et y ajoutent même, sur plusieurs points, des choses tout à fait inattendues. On ignorait par exemple, avant la publication de ce livre, que le roi Léopold, plutôt que de subir avec la Belgique l’espèce de déchéance résultant de sa défaite du mois d’août, avait conçu très sérieusement le projet d’abdiquer. L’historien national de la royauté belge, M. Théodore Juste, si riche en informations de tout genre, n’a pas eu connaissance de ce fait. Interrogeons les notes du baron.

Aux derniers jours du mois d’août 1831, Léopold avait prié Stockmar de se rendre à Londres et d’y examiner très attentivement la situation que faisait à la Belgique la déroute de Louvain. Que faut-il espérer ou craindre du ministère anglais ? Pourquoi l’Angleterre n’a-t-elle pris aucune part aux mesures qui ont repoussé l’invasion ? Le cabinet de Saint-James a-t-il renoncé à ses sympathies pour la Belgique ? Autant de questions, autant de doutes qui tourmentent le roi ; quelle que soit la vérité, le roi veut la connaître. Stockmar arrive donc à Londres vers la fin du mois d’août, et, sans perdre un jour, il va droit à lord Palmerston. « Je l’attaquai, dit-il, dès le premier mot. Je lui avouai que notre confiance, dans la protection de l’Angleterre était singulièrement affaiblie. Je lui dis que, devant la brusque invasion hollandaise, nous ne pouvions croire que l’Angleterre eût ignoré ce projet, et que tout ce qui avait suivi confirmait nos soupçons : puisque l’Angleterre n’avait pris directement aucune part à l’expulsion des Hollandais, il était clair pour nous qu’elle était disposée désormais à soutenir la Hollande contre la Belgique. » Ce reproche d’avoir connu les plans de la Hollande, Palmerston le repousse en termes tels que à Stockmar n’a plus de doute. Évidemment, ou bien le cabinet de Saint-James n’a rien su, ou bien, si on l’a prévenu de la prochaine rupture de l’armistice, il a refusé d’y croire. Quant à la question générale, le ministre anglais la traite avec une certaine rudesse, et Stockmar est persuadé que son langage est un indice de la direction où va s’engager la conférence. « Les Belges, a-t-il dit, ont montré de la façon la plus claire qu’ils sont incapables de résister aux Hollandais. Sans le secours de la France, ils auraient été remis sous le joug. Il faut donc que les Belges comme les Hollandais, pour vivre en repos, abandonnent quelque chose de leurs prétentions réciproques. Les Belges ne peuvent plus prétendre à la situation que leur assuraient les dix-huit articles, pas plus que les Hollandais ne peuvent réclamer ce vieux protocole de janvier auquel ils avaient adhéré dès le début de la crise : Si les Belges ne veulent rien céder, la conférence n’a qu’une chose à faire, se retirer absolument et dire : Eh bien ! soit ! nous permettons aux Hollandais de vider leur querelle avec les Belges seuls. Les armes décideront. »

Stockmar ajoute : « À cette effrayante conclusion de Palmerston, je ne répondis pas un mot, mais je pensais en silence, à part moi, que, si quatre des grandes puissances pouvaient souhaiter et faire quelque chose de pareil, il était impossible que la France consentit jamais à la conquête de la Belgique par la Hollande. »

Cette parole a son prix dans la bouche d’un ennemi de la France. La France est donc bonne à quelque chose, et quand la justice est violée quelque part, c’est vers elle qu’on se tourne. Heureusement les menaces de lord Palmerston ne devaient pas se réaliser ; la sagesse des Belges, ainsi que la droiture du roi Louis-Philippe, écartèrent ce péril. Je crois même que, si lord Palmerston parla si vivement à Stockmar, ce fut pour amener la Belgique aux concessions que voulait lui imposer la conférence de Londres. Il s’agissait de la délimitation du territoire au sud-est, c’est-à-dire du Limbourg et du Luxembourg ; la Belgique, après sa malheureuse campagne du mois d’août, devait perdre une partie de ce que lui accordaient sur ce point les dix-huit articles précédemment votés. Supposez qu’on ne pût s’entendre, que la Hollande prît les armes et que la France vînt secourir la Belgique malgré l’avis contraire des quatre puissances, c’était la guerre générale. Et à qui devait profiter cette guerre ? À la réaction dans toute l’Europe, par conséquent à la chute du ministère whig. Une note du journal de Stockmar nous apprend qu’un des amis du roi Charles X, M. le baron de Damas, assez mêlé dans ce temps-là aux affaires de Hollande, appelait impatiemment cette guerre européenne, espérant que la victoire des quatre puissances amènerait, avec la reconstitution du royaume des Pays-Bas, le retour des Bourbons de la branche aînée sur le trône de France. On voit quels intérêts se trouvaient en jeu. L’Angleterre, qui n’avait pas voulu, après 1815, entrer dans le système de la sainte-alliance, pouvait-elle s’y rattacher après 1830 et par les mains des whigs ? Évidemment non. De la part du ministère Grey, c’eût été un suicide. Seulement le chef du foreign office, préoccupé des projets qu’il attribuait à la France, était peu satisfait de la Belgique à cette date et ne dissimulait pas son mécontentement.

Il y avait là en effet deux directions d’idées fort distinctes : les deux principaux amis de la royauté belge, le roi Louis-Philippe et lord Palmerston, n’avaient pas le même programme. Louis-Philippe voulait loyalement une Belgique neutre et indépendante, rétablie comme une barrière morale entre la France et les puissances du nord ; lord Palmerston, qui voulait aussi une Belgique indépendante, craignait qu’elle ne subît notre influence au point de devenir en quelque sorte une province française. Comment donc se fait-il que ce même Palmerston, inquiet et mécontent de la France, ait persisté à désirer le mariage du roi Léopold avec une des filles de Louis-Philippe ? Qu’il ait eu cette pensée au mois de janvier 1831, rien de plus naturel ; pourquoi y revient-il plus sérieusement encore au mois de septembre, à l’heure où l’armée française occupe le territoire belge en libératrice ? C’est qu’il y avait alors dans les hautes fonctions du gouvernement français un homme rare, esprit original et puissant, à qui une longue pratique des plus grandes affaires avait donné l’audace de suivre sa politique personnelle au milieu des incertitudes de la question belge. Or cette politique était de telle nature que le meilleur moyen de la déjouer, au point de vue belge, comme au point de vue anglais, était de faire conclure au plus tôt l’alliance du roi Léopold avec une princesse d’Orléans. Ai-je besoin de dire que ce diplomate était M. de Talleyrand en personne ? Les notes de Stockmar, si on les lit avec précaution, éclairent assez vivement ce singulier épisode. Le seul tort de Stockmar, comme celui de sir Henry Bulwer dans sa Vie de lord Palmerston, est d’avoir imputé au gouvernement du roi Louis-Philippe ce qui était l’œuvre particulière et hardiment incorrecte de son représentant à la cour d’Angleterre. Cela dit, écoutons-le. Son rapport au roi Léopold, daté du 2 septembre, est conçu en ces termes :


« Je viens de chez Bulow, l’ambassadeur de Prusse. Voici, en résumé, ce qu’il y a d’essentiel dans ses déclarations.

« Premièrement, Talleyrand lui parle jour et nuit d’un partage de la Belgique et s’efforce de le persuader que, si la France, la Prusse et la Hollande s’entendent à ce sujet, il sera facile d’obtenir l’assentiment de l’Angleterre en déclarant ports libres les villes d’Ostende et d’Anvers. Bulow lui a toujours répondu jusqu’à présent que la Prusse ne pouvait entrer dans cet ordre d’idées, parce que l’arrangement d’une Belgique indépendante et neutre lui paraissait la meilleure politique. (En effet, lord Grey m’a dit que Bulow lui avait montré la dépêche adressée à Berlin, et que cette dépêche se prononçait contre le partage en termes tels, que lui-même, lord Grey, n’aurait pu rien dire de plus fort.)

« Secondement Bulow m’a dit qu’il conseillait de conclure sans retard le traité de paix entre la Hollande et la Belgique, car aussi longtemps que ce traité n’existerait pas, la guerre générale serait vraisemblable et toutes les combinaisons demeureraient ouvertes. Voilà ce que m’a déclaré Bulow.

« Quant à ce qui concerne les sentimens de l’Angleterre, je suis disposé à croire que l’opinion publique, très occupée des affaires intérieures, se soucie assez peu du sort des Hollandais ; mais l’opposition est à cheval sur cette question, et ce n’est pas là un fait à dédaigner. Considérez aussi que toutes les idées de Wellington sur le côté militaire de la question sont d’un grand poids non-seulement pour le pays en général, mais auprès de lord Grey. À cela s’ajoute, chose étrange, que Talleyrand flatte Wellington de toutes les manières et exerce sur lui, à ce qu’on assure, une sérieuse influence. Que Falk (l’ambassadeur hollandais) dirige la politique du Times ou l’ait même achetée, il n’y a aucun doute à ce sujet. Il est également certain que les tories secondent Falk, ainsi que le roi de Hollande, par tous les moyens possibles et lui communiquent des informations de toute espèce.

« Maintenant je me permettrai d’exposer mes vues générales sur la présente situation des choses avec les conséquences pratiques les plus importantes qui en découlent.

« 1o Le point capital, à mon avis, c’est la prompte et complète évacuation de la Belgique par les Français. Sans cela, le maintien du ministère Grey n’est pas sûr, la paix est menacée, la constitution de l’état belge est impossible. Les Hollandais n’ont rien plus à cœur en ce moment que de voir les Français rester sur le sol de la Belgique, parce qu’ils espèrent de cette occupation prolongée un triple résultat : « 1o la chute du ministère Grey, 2o la guerre générale, 3o le partage de la Belgique.

« Nous ne pouvons pas cependant nous servir des Français comme d’un moyen d’effrayer la conférence ! Cela ne produirait rien de bon ; cette politique aigrirait les esprits contre la personne du roi et obligerait les quatre puissances à incliner de plus en plus du côté de la Hollande.

« 2o Le traité de paix entre la Hollande et la Belgique ne saurait être conclu trop promptement. Or le seul moyen d’y arriver, c’est que les Belges sachent sacrifier ce qui est de peu d’importance à ce qui est véritablement essentiel. La base de notre droit, ce sont les dix-huit articles. Nous pouvons perdre beaucoup, nous pouvons tout perdre, si nous prétendons obtenir davantage. Même dans les dix-huit articles, il ne faut vouloir conserver que ce qui est absolument indispensable à l’existence indépendante delà Belgique.

« 3o Je suis fermement convaincu que nous n’avons qu’un seul moyen de déjouer les intrigues qui s’ourdissent contre nous ici, en Belgique et en France, c’est d’obtenir immédiatement de Louis-Philippe la promesse de consentir au mariage. Par là seulement nous détruirons les intrigues qui peuvent d’ici à peu de temps nous renverser de fond en comble. La Hollande ne cessera d’inviter la France au partage de la Belgique que le jour où ce mariage sera officiellement déclaré. »


Toutes ces révélations offrent l’intérêt le plus vif. On y voit quelles difficultés s’opposaient à la fondation de la royauté belge, on y voit aussi quels sentimens contraires animaient les principaux acteurs. La rancune implacable du roi de Hollande Guillaume Ier, l’hésitation défiante du gouvernement anglais, font mieux valoir la bienveillance et la droiture de Louis-Philippe, quelles que fussent d’ailleurs les visées de M. de Talleyrand. Louis-Philippe, qui avait refusé en termes si nobles la couronne de Belgique si noblement offerte au duc de Nemours, pouvait-il être tenté un instant par l’offre odieuse du morcellement de la Belgique, inspiration d’un autre âge chez M. de Talleyrand, inspiration du ressentiment et de la haine chez le roi des Pays-Bas ? Stockmar, en dépit de sa malveillance, est obligé de reconnaître les immenses services que cette politique loyale a rendus au peuple belge. Pendant toute cette crise de 1831, il l’avoue malgré lui, la Belgique ne pouvait, compter que sur la France. Les rapports qu’il adresse de Londres à son maître ne laissent aucun doute à ce sujet. Notez qu’il ne parle pas au hasard, il a vu hier lord Grey, il a vu lord Palmerston, ce soir il aura une audience du roi. Vraiment, il y a profit à l’écouter. Voici ce qu’il écrit le 12 septembre :


« Le général Baudrand m’a dit avant-hier soir que le gouvernement français était décidé à évacuer tout le territoire belge, parce qu’il se croyait assez fort pour cela[6]. J’ai communiqué cette nouvelle hier à Palmerston, qui n’en savait rien encore et qui en a éprouvé une joie extraordinaire.

« J’ai interrogé Palmerston sur la froideur que les ministres anglais auraient manifestée à l’égard de la Belgique (je tenais le fait de deux chargés d’affaires qui cherchaient à m’effrayer) ; je l’ai questionné surtout au sujet d’une phrase qui leur serait échappée, à savoir que notre succès ou notre échec leur était parfaitement indifférent. Il s’expliqua sur ce point d’une façon très sensée, me donna des assurances que je suis obligé de croire exactes, car elles sont conformes aux intérêts de l’Angleterre, et termina par ces mots : « Dites-moi ce que nous pouvons faire pour prouver au roi notre amitié ; ce sera fait. »

« Je parlai ensuite de la nécessité d’employer des officiers français dans l’armée belge. Il me dit qu’il n’avait quant à lui aucune objection à cette mesure ; cependant il ne pouvait nier que cela fît naître des jalousies. L’oncle surtout[7] était sur ce point d’une vivacité extraordinaire. Je lui demandai alors si l’on ne pourrait pas, comme contre-poison, employer aussi quelques officiers anglais. Il répondit que la chose serait bonne en soi, mais qu’elle aurait peut-être quelques difficultés en Belgique. J’allais me retirer quand il me dit : « J’ai reçu hier des dépêches de Saint-Pétersbourg ; l’empereur a été très étonné de l’agression des Hollandais, il l’a appelée une entreprise folle, » puis il s’est exprimé ainsi au sujet de l’entrée des Français en Belgique : « Il faut attendre ce qu’ils feront, ne pas les inquiéter s’ils se bornent à rejeter les Hollandais chez eux, et les obliger de sortira leur tour, s’ils veulent quelque chose de plus. »

« Deux heures plus tard, le roi Guillaume me donna audience. Je savais qu’il avait préparé pour moi une sorte de discours. Aussi dès l’entrée je pris un air grave qui gêna singulièrement sa bonhomie, qui lui causa même un réel embarras. Il chercha longtemps avant de trou ver son texte. Il le trouva enfin. Le voici en résumé : « Comme état neutre, nous n’avions pas besoin d’armée, notre politique aussi devait garder la neutralité, ne se montrer ni anglaise ni française. » Il accentua particulièrement cette phrase : « moi-même, je dissuaderais Léopold de se tourner vers l’Angleterre, s’il en avait le désir. » Il dit là-dessus de fort bonnes choses, et je ne pus m’empêcher de lui en faire mes complimens, ce qui lui rendit sur-le-champ sa bonne humeur. Il répéta plusieurs fois : « Je suis attaché de tout mon cœur à la paix, c’est pour cela que la question belge me préoccupe si fort. » Il ajouta que l’enrôlement d’officiers français dans l’armée belge lui était particulièrement désagréable. Je fis alors la proposition que j’avais déjà faite à Palmerston. Il répondit vivement : « Nous parlerons de cela une autre fois. Ne partez pas sans revenir me voir. Dites mille choses de ma part au roi, dites-lui combien je souhaite son bonheur, son succès. »


Voilà un langage ami, mais les actes répondent-ils aux paroles ? Stockmar est en proie à des perplexités cruelles : il aime l’Angleterre et il ne peut s’y fier ; il déteste la France, et c’est de la France seule qu’il attend pour la Belgique un appui efficace. Ces contradictions, qui le désolent, doivent être cachées avec soin. Si Palmerston soupçonnait ce qui le rassure, il répéterait ses accusations ordinaires : « Vous autres Belges, vous êtes trop Français ! vous vous jetez dans les bras de la France ! » Et alors ce seraient de bien autres difficultés. Il faudra donc ménager Londres sans se priver du secours de Paris ; mais au roi Léopold on peut tout dire. C’est dans ce sentiment qu’il lui écrit le 15 :


« Il m’arrive bien des lettres où l’on m’exprime la crainte que, la Belgique une fois évacuée par les Français, et la Hollande dirigeant contre elle une seconde attaque, la conférence n’empêche la France de se porter encore à notre secours. Je ne partage pas ces craintes et voici ma raison : c’est que la France, dans la situation où elle est, sera forcée, absolument forcée, quoi que puisse dire la conférence, de secourir la Belgique aussi rapidement que la première fois. La politique belge en ce moment doit donc incliner plutôt vers la France, les circonstances l’exigent impérieusement.

« Si les Hollandais attaquent, les Belges se défendront de leur mieux, mais en dépit de toutes les conférences du monde, il faudra aussi que, sans perdre un instant, ils demandent secours aux Français pour la seconde fois, un secours immédiat, un secours dans le plus bref délai possible. Le gouvernement belge aura donc besoin d’une grande vigilance, il devra entretenir des espions pour être informé sans retard des mouvemens militaires des Hollandais et en transmettre aussitôt la nouvelle à Paris. Cependant, tout convaincu que je suis que dans le cas d’une nouvelle attaque de la part des Hollandais la France nous prêterait secours une seconde fois, il est à souhaiter dans l’intérêt des Belges qu’ils n’aient pas à subir une nouvelle attaque ni à demander ce nouveau secours. La seconde intervention française, j’en ai peur, aurait de tout autres conséquences que la première. Il est probable que la Prusse s’en mêlerait, et alors je tiens pour impossible d’éviter une guerre générale.

« Pour la négociation du traité de paix avec la Hollande, je pose deux principes que je recommande de la façon la plus pressante, deux principes qu’il importe de ne pas perdre de vue une seule minute.

« 1o Agissez toujours comme si la France était réellement de bonne foi dans la question belge.

« 2o Croyez fermement que toute défense, toute protection de la Belgique dans la conférence de Londres ne peut venir que de la France. Efforcez-vous d’obtenir cette protection, autant que possible, par votre correspondance personnelle avec votre frère de Paris[8]. Attachez-vous-y à tout instant, sans trêve, sans repos. Je puis me tromper, mais, d’après ce que je vois ici, l’Angleterre ne fera pour nous presque rien de positif. Elle n’aura que des exigences négatives, je veux dire qu’elle cédera sur les exigences que la France saura maintenir à notre profit. Une chose, je le sais, pourra empêcher que la France ne maintienne avec fermeté nos justes exigences, c’est l’opposition secrète de Talleyrand. Il ne sert de rien de vouloir deviner pourquoi Talleyrand nous est défavorable et quels projets il a en tête ; contentons-nous de savoir qu’il est hostile à notre cause et tâchons de la faire triompher malgré lui. Écrivez donc à Paris chaque jour, chaque heure, bombardez de vos lettres le roi Louis-Philippe, faites tout au monde pour obtenir que Talleyrand reçoive des instructions précises, qu’il représente nos intérêts dans la conférence, qu’il ne cède sur rien sans en avoir référé d’abord a son gouvernement. »


Stockmar se serait-il exprimé de la sorte s’il avait cru que M. de Talleyrand marchait d’accord avec Louis-Philippe ? Ou ces dépêches ne signifient rien, ou elles veulent dire que M. de Talleyrand a ses idées personnelles, qu’il tient peu de compte des instructions de Paris, que n’ayant pu faire accepter sa politique au gouvernement de Louis-Philippe, il tâche de la lui imposer par les circonstances ; elles indiquent aussi que Louis-Philippe, forcé de ménager l’illustre vieillard, se borne à lui donner des leçons indirectes en suivant sa propre voie loyalement et continûment. C’est l’exacte vérité. Stockmar, qui l’entrevoit par instans, s’en détourne presque aussitôt. Ses dépêches fourmillent de contradictions. Tantôt la France est de mauvaise foi, tantôt c’est à la France seule que la Belgique peut se fier. Un jour, il traite Louis-Philippe en suspect, le lendemain il ne voit de salut pour les Belges que dans le mariage de Léopold avec une de ses filles. Les hommages qu’il nous rend çà et là, c’est la force des choses qui les lui arrache, et, sentant qu’ils n’en ont que plus de prix, il se hâte de les effacer. Il a des insinuations perfides, des ingratitudes révoltantes. Esprit fin, âme aigrie, il voit juste et conclut à faux.

Comment de telles dépêches, venant d’un homme si profondément dévoué au roi Léopold, n’eussent-elles pas fini par troubler un peu cette ferme intelligence ? Certes, les affaires de Belgique, en cette grave année 1831, étaient singulièrement compliquées, et l’on vient de voir que la paix de l’Europe tenait à un fil. Une fausse démarche pouvait tout rompre. À force de dire au roi Léopold : courage ! ne faiblissez pas, ne perdez pas confiance dans votre cause ! à force de lui dire : les Anglais vous abandonnent, la France seule vous défendra, traitez-la toujours comme si elle était de bonne foi, — Stockmar ne devait-il pas ébranler ce courage qu’il invoquait ? Ce terrible ami, avec ses pavés tudesques, aurait mis en péril les têtes les plus solides. Je ne m’étonne donc pas que le roi Léopold ait conçu à cette date des pensées d’abdication. Stockmar, qui nous révèle le fait, nous permet d’en deviner les motifs. La cause de ce découragement, n’était-ce pas le langage même qu’il avait tenu, le rôle qu’il avait pris, rôle d’observateur hypocondre qui falsifiait la vérité par ses ténébreuses défiances ?

Le découragement du roi, s’il a existé en effet, devait prendre un caractère bien plus grave lorsque les dix-huit articles votés au mois de juin par la conférence de Londres furent remplacés le 15 octobre par les vingt-quatre articles qui enlevaient à la Belgique une partie du Limbourg et du Luxembourg. Cette fois du moins le motif était sérieux. Léopold n’avait accepté le trône que sur la base des dix-huit articles, et, en prêtant serment à la constitution, il avait juré de maintenir l’intégrité du territoire. Pouvait-il se soumettre à ce nouveau traité qui, trois mois après son avènement, démembrait le royaume ? Non, évidemment non. Il pensait que la conférence de Londres, en manquant à sa parole, lui avait rendu la sienne. Stockmar fut d’un autre avis. Il conjura son maître de céder, tout en protestant contre le procédé de la conférence. « Fâchez-vous, criez à l’injustice, ne ménagez pas la conférence — elle s’y attend d’ailleurs, — mais ne poussez rien à l’excès et gardez-vous d’abandonner jamais la partie. Que le ministère crie avec vous, qu’il crie très haut, très fort. Vous aurez tenu votre serment, et la Belgique le saura. Quant à renoncer au trône pour un échec, ce serait plus qu’une folie. » Et il lui cite l’opinion de lord Grey, si bon juge en fait de dignité politique, de correction parlementaire. « Je ne vois rien, disait lord Grey, dans la situation personnelle du roi, rien dans le serment qu’il a prêté, rien dans la constitution belge, qui puisse l’empêcher de souscrire sur-le-champ au traité du 15 octobre. » Stockmar fait valoir avec force l’autorité de ce langage. Lord Grey est un maître en casuistique constitutionnelle, et sur les questions d’honneur il est aussi scrupuleux que le roi lui-même ; c’est ce scrupuleux, c’est ce maître qui verrait dans l’abdication du roi des Belges le plus grand péril pour l’Europe, le plus fâcheux dommage pour le caractère et la situation du roi. Telle est l’argumentation qui triompha des défaillances momentanées de Léopold ; le roi accepta le traité du 15 octobre, si douloureux qu’il fût pour le pays, et le fit accepter au parlement belge en menaçant de dissoudre la chambre des représentans si elle le repoussait. Un appel aux électeurs, et, dans le cas où les électeurs eussent renvoyé la même majorité, l’abdication immédiate du roi, tel était le plan de Léopold. Cette crise de mort fut épargnée à la Belgique. Le 1er novembre, la chambre des représentans, par 59 voix contre 38, accepta le traité ; le surlendemain, le sénat confirma ce vote par 35 suffrages contre 8. C’était la ferme résolution de Stockmar qui avait produit ce résultat.

Je raisonne ici, comme je l’ai fait plus haut, dans l’hypothèse où ces révélations seraient de tout point conformes à la vérité. Avouerai-je pourtant le doute qui me harcelle ? Le témoignage de Stockmar me semble bien suspect. Plus j’y réfléchis et plus j’ai peine à croire que les choses se soient passées comme l’insinue sa correspondance. Où sont-elles, les lettres du roi Léopold qui auraient confié à Stockmar ses accès de découragement, ses projets d’abdication ? Stockmar cite avec raison toutes les missives qu’il a reçues du roi des Belges ; d’où vient que celles-là ne figurent pas dans ses papiers ? Elles lui seraient cependant plus honorables que toutes les autres. Si le baron s’abstient de les donner, c’est qu’elles n’existent point. Il a été au-devant des pensées qu’il attribuait à son maître, il a prêté au roi des sentimens que le roi a bien pu éprouver, mais qu’il a rejetés comme indignes de lui, sans attendre les exhortations de son conseiller. Sur une conjecture en l’air, Stockmar, emporté par son zèle, s’est persuadé que tout était perdu, s’il n’intervenait magistralement, et l’éditeur de Stockmar, trouvant dans ses dépêches la minute de ces remontrances, a été convaincu à son tour que Stockmar avait tout fait. Il y a fort à rabattre de ces prétentions. La défaillance d’une heure, chez un prince tel que le roi des Belges, ne devait pas fournir à Stockmar et à son éditeur l’occasion d’insister comme ils le font. Ce sont là des nuances, si l’on veut ; ces nuances du moins n’échapperont à aucun esprit élevé. M. de Stockmar assurément a été un serviteur très zélé, très dévoué à son maître ; il lui a manqué de joindre la discrétion au zèle et la délicatesse au dévoûment.

Nous avons le droit de faire cette remarque en toute liberté. Si le médecin allemand, devenu le représentant intime du roi des Belges, montre aussi peu de tact envers ses grands amis, comment s’étonner de le voir toujours amer, toujours injuste à l’égard de ceux qu’il n’aime point ? C’est à la France surtout qu’il en veut, ce sont nos idées, nos traditions, nos hommes d’état, à toute date et sous tous les régimes, qu’il poursuit d’une haine subtile et acharnée. Nous aurons bien des occasions de relever ses jugemens iniques ; est-il besoin de dire que nous le ferons sans nulle passion étroite ? Cette malveillance de parti-pris, inspiration constante de ses actes, est l’indice d’une âme médiocre, quelles que soient d’ailleurs les qualités intellectuelles du personnage, et nous sommes consolés d’avance d’avoir pour ennemi le baron de Stockmar en voyant de quelle façon il comprend les devoirs de l’amitié.


IV

Après le vote du parlement belge qui, le 1er et le 3 novembre, avait accepté les vingt-quatre articles proposés le 15 octobre par la conférence de Londres, il ne restait plus qu’à transformer ces articles en un traité définitif. C’est ce qui eut lieu le 15 novembre 1831. Le royaume de Belgique est-il enfin constitué ? Pas encore. Deux choses graves continuent d’agiter les esprits, et de menacer la paix européenne, la question des forteresses d’une part, de l’autre la ratification du traité. Nous ne chercherons pas dans les dépêches de Stockmar ce qui se rapporte à ces détails. Ce sont là des épisodes justement oubliés. Quand une convention particulière arrêtée entre l’Autriche, l’Angleterre, la Prusse, la Russie, à l’exclusion de la France, décida que plusieurs forteresses belges seraient démolies, cette décision, si favorable en somme à nos intérêts, et que le gouvernement français avait d’abord présentée aux chambres comme une réparation, excita bientôt de notre part les réclamations les plus vives. Louis-Philippe et ses ministres étaient fort irrités. On blâmait le procédé qui nous avait exclus, on blâmait aussi le choix des forteresses. Il y eut à ce sujet des lettres amères de souverain à souverain, des propos arrogans de diplomate à diplomate, sans parler des violences de la tribune et de la presse. Que nous font aujourd’hui ces vaines batailles ? Pourquoi dans cette liste de forteresses à démolir étions-nous mécontens de voir Philippeville et Marienbourg ? Pourquoi refusait-on de se mettre d’accord avec nous sur tel ou tel point contesté ? En vérité, malgré les ouvrages très sérieux que certains négociateurs ont consacrés à cette affaire, il est impossible de s’y intéresser. À distance, nous ne voyons plus là que des malentendus. C’est pure matière à paperasserie diplomatique. M. le baron Nothomb, dans son Essai historique et politique sur la révolution belge, a bien raison de passer rapidement sur ces misères. Quant à l’éditeur des Mémoires de Stockmar, il ne néglige pas une si bonne occasion d’insulter la France. Il fallait écarter ces notes surannées, il les étale. Il fallait du moins faire remarquer au lecteur que ces débats, si vifs pendant quelques semaines, avaient été terminés à la satisfaction de tous ; lui, bien loin de là, s’il ajoute un commentaire à ces pages fastidieuses, c’est pour envenimer des commérages. Lord Palmerston, dans un moment de vivacité, a-t-il parlé avec dédain de ce qu’il appelle nos rodomontades ? A-t-il traité de comédie la conduite de M. de Talleyrand et l’attitude de Casimir Perier ? Ce sont là de ces mauvaises paroles qui peuvent échapper à des natures nerveuses, mais que nul esprit sérieux ne s’avise de ramasser. L’éditeur de Stockmar s’en empare, les produit, les encadre, et ce travail le met en joie. Aussi, quand il est forcé de convenir que la France, après un mouvement de fierté trop vif peut-être, a reçu des quatre puissances la garantie qu’elle demandait, c’est-à-dire une nouvelle et expresse déclaration de la neutralité belge, il s’écrie du ton d’un homme qui se croit très spirituel : « Tant de bruit pour une omelette ! » Notez qu’il dit cela en français et qu’il est tout heureux de sa trouvaille. Il a raillé la France avec un dicton de notre langue familière, voilà de quoi s’épanouir et triompher. Que vous semble de cette fine raillerie ? Je pense, quant à moi, que nous n’avons rien à en dire ; c’est Stockmar le père, s’il vivait encore, qui aurait le droit de s’en plaindre. Malgré ses mesquines passions, Stockmar était homme d’esprit ; il aurait un peu rougi, croyez-le, de se voir commenté de la sorte.

Laissons là ces sottises, tout ce détail est indigne de l’histoire ; mais voici reparaître dans les dépêches de Stockmar, à la date de 1831 et de 1832, la conduite mystérieuse de M. de Talleyrand. Ici, la question vaut qu’on s’y arrête. On sait que le prince de Talleyrand représentait la France à la conférence de Londres, tandis que le baron de Stockmar était l’ambassadeur secret du roi Léopold auprès du foreign office. Stockmar, qui se défie de Talleyrand, a-t-il découvert chez lui, soit dans l’affaire des forteresses, soit à propos de la ratification du traité, des indices certains de la politique tortueuse dont il l’accuse ? Écoutons-le et jugeons.

Dans les premiers mois de l’année 1832, le traité constitutif de la Belgique n’ayant pas encore été ratifié par l’Autriche, la Russie et la Prusse, les Hollandais et les Belges étaient face à face comme en un champ clos. La guerre semblait imminente. Des deux côtés, on faisait les plus sérieux préparatifs. Stockmar ne cessait d’écrire au roi Léopold pour le préserver des entraînemens. « Malheur, disait-il, à qui donnera le signal ! » Voici une de ces lettres en date du 1er avril 1882 :


« L’Angleterre et la France sont absolument opposées à la guerre. Celui qui déclarera la guerre deviendra, ipso facto, l’ennemi direct de lord Grey et de Casimir Perier. Il n’y a pas à douter un instant que lord Grey ne permettra pas plus aux Belges d’attaquer les Hollandais qu’aux Hollandais d’attaquer les Belges. Le premier but de la politique du roi des Belges doit être d’empêcher le partage de la Belgique. S’il évite la guerre, je ne vois pas comment les Hollandais feront réussir l’idée de ce partage ; s’il la commence lui-même, il ouvre la boîte de Pandore d’où sortiront toutes les nouvelles combinaisons possibles. Il donne à la France le moyen de se dégager des traités et d’inaugurer une nouvelle politique dont le résultat sera le partage du royaume. Je proteste donc et de la façon la plus solennelle contre toute idée de guerre… Qu’y pourrions-nous gagner ? Il n’y a que deux cas à prévoir, la victoire et la défaite. La victoire ? elle aurait elle-même ses dangers. Une foule de prétentions insensées se réveilleraient parmi nous, les passions des partis s’en accroîtraient, cela seul aurait pour effet d’ajourner la paix avec la Hollande et de la rendre plus difficile encore. Ne serait-ce pas aussi pour les puissances une occasion d’intervenir et peut-être un motif de changer leur politique ? Quant à la défaite, je n’ai pas besoin de dire quelle serait la position du roi, s’il était obligé de s’avouer à lui-même qu’il a volontairement attiré sur le pays une seconde déconfiture[9]. Les entraves que l’état présent des choses met à l’administration intérieure, au commerce, à l’industrie, l’influence funeste qu’il exerce sur les dispositions politiques du peuple belge et même sur la considération personnelle du roi, toutes ces choses disparaissent comme une taupinière devant les montagnes de difficultés que la guerre soulèverait du soir au matin ? »


Stockmar a mille fois raison. Si la Belgique en 1832, irritée des lenteurs que mettaient les puissances du nord à ratifier le, traité du 15 novembre 1831, eût déclaré la guerre à la Hollande pour l’obliger à reconnaître ce traité, l’œuvre si laborieuse des deux dernières années courait le risque d’être anéantie. Ni l’Angleterre ni la France ne lui eussent pardonné une agression d’où pouvait sortir une guerre européenne. Victorieuse ou vaincue dans cette lutte ; elle aurait perdu l’appui des deux puissances qui avaient travaillé à établir son indépendance ; l’une et l’autre, dégagées par cette résistance à leurs conseils, eussent repris leur liberté d’action et modifié leurs desseins. Tout cela est la vérité même ; d’où vient pourtant que, deux ou trois mois plus tard, après que le traité du 15 novembre a été ratifié par l’Autriche et la Prusse (18 avril 1832), après qu’il a été ratifié par la Russie sauf quelques réserves un peu mesquines (4 mai 1832), après que le roi Louis-Philippe a donné un nouveau gage de son bon vouloir pour la Belgique en accordant sa fille la princesse Louise au roi Léopold, Stockmar persiste dans ses accusations contre la politique française, contre Louis-Philippe et M. de Talleyrand ? Le 4 juillet 1832, notez la date, il écrit de Londres la lettre que je vais traduire :


« Talleyrand a eu dès le début son propre plan dans les affaires de Belgique. Quel est ce plan, je n’en sais rien ; ce que je sais de science certaine, c’est que le gouvernement français, — malgré tout ce que Louis-Philippe et Sébastiani ont pu promettre dans la question belge, — n’a jamais empêché Talleyrand de suivre la marche qu’il s’était tracée. Une chose que je tiens pour vraisemblable au plus haut degré, c’est que, si nous pouvions connaître les lettres envoyées de Paris à Talleyrand, nous verrions qu’on a toujours écrit à Bruxelles autrement qu’on n’écrivait à Londres. Je crois que Talleyrand dès le principe a représenté la question belge comme extrêmement dangereuse et qu’il a dit à son gouvernement : « Si vous ne me laissez pas faire, vous verrez où vous conduira votre façon libérale de régler ces questions. » Louis-Philippe, qui a une confiance sans bornes dans la finesse et le savoir-faire de Talleyrand et qui se sent auprès de lui comme un écolier auprès du maître, lui aura sans doute écrit dès le commencement : « N’ayez nulle inquiétude, je vous laisserai agir. Il y a deux personnes qui me gênent par leur impatience, c’est Léopold et Perier ; je parlerai toujours de manière à les contenter, je dirai qu’il faut vous adresser les instructions les plus précises, — mais je vous autorise à faire ce que vous jugerez bon. »

« Je le répète, je ne connais pas le plan particulier de Talleyrand, mais ce qu’il a cru absolument nécessaire pour le mener à bien, c’est une affectation de bons rapports avec les Hollandais. Avec son grand tact et sa connaissance des hommes, il ne pouvait pas éviter que cette amitié ne parût suspecte à beaucoup de personnes et que les ministres anglais surtout n’en conçussent une vive défiance. Mareuil (le ministre de France à La Haye qui est venu au mois de juin faire l’intérim de Talleyrand à Londres), Mareuil, qui est au moins son élève, s’il ne lui touche pas encore de plus près, veut naturellement ne pas se montrer indigne du maître. Il exagère encore l’attitude que Talleyrand lui a prescrite ; il témoigne trop d’amitié aux Hollandais, trop de malveillance aux Belges. Vit-on jamais rien de plus inconvenant que le spectacle qu’il donna l’autre jour : un ambassadeur de France se rendant au lever du roi dans la voiture d’un chargé d’affaires hollandais ? Une lettre de la reine des Français vient de faire savoir que le roi Guillaume de Hollande appelait de tous ses vœux le retour de Talleyrand à Londres. C’est sans doute l’œuvre de Mme de Liéven et de Wellington ; ils savent tous les deux que Talleyrand traite les Hollandais comme ses meilleurs amis. »


Avez-vous remarqué cette façon de mettre en scène les plus hauts personnages, de deviner leurs secrètes pensées, de leur prêter des dialogues étranges ? Talleyrand a du dire : « Laissez-moi faire. » Louis-Philippe a du répondre : « Léopold me gêne, Casimir Perier me gêne, mais il n’importe, je me charge de l’un et de l’autre, agissez à votre guise, vous avez carte blanche. » C’est une nouvelle méthode historique inventée par Stockmar. Il en a plus d’une à son service ; avec la méthode par hypothèse, il y a la méthode des on dit, Stockmar écrit vers la même date : « Quelqu’un m’a donné l’assurance, voilà bien longtemps déjà, qu’il y avait un traité secret entre la France et la Hollande pour le partage de la Belgique, et que ce traité était l’œuvre de Talleyrand. » Notez bien, je vous prie, qu’à l’heure même où M. de Stockmar écrit de telles choses, au mois de juin et au mois de juillet 1832, l’indépendance de la Belgique est constituée, et qu’elle l’a été principalement par la France. Est-ce donc Casimir Perier qui, par sa politique libérale, a gêné le roi des Français et l’a empêché d’accomplir ses ténébreux desseins ? Hélas ! Casimir Perier, qui n’a jamais gêné que les hommes de désordre, vient de mourir le 16 mai. Est-ce encore Casimir Perier qui a forcé le roi Louis-Philippe de consolider la Belgique en mariant la princesse Louise au roi Léopold ? C’est quinze jours après la mort de Casimir Perier, du 20 mai au 2 juin 1832, qu’eut lieu à Compiègne l’entrevue des deux souverains et que le mariage fut décidé. Stockmar a raison de dire que Casimir Perier a contribué énergiquement à la création de la royauté belge ; il est bien mal inspiré quand il prétend lui faire honneur de tout pour en faire tort au roi. Les principaux actes, les actes décisifs en cette histoire, à part la campagne du mois d’août 1831, ont été résolus et accomplis après sa mort. C’est même là une source de réflexions douloureuses : ce grand citoyen qui, parmi tant de titres illustres, a eu la gloire de contribuer pour sa part à la constitution de la neutralité belge, n’a pu assister ni à l’entrevue de Compiègne, ni au mariage du roi Léopold et de la princesse Louise, ni à cette expédition du mois de décembre qui, par la prise d’Anvers, contraignit la Hollande à libérer définitivement la Belgique.

Quant à M. de Talleyrand, il est certain que le secret de sa politique, à tel et à tel moment des négociations, n’est pas chose facile à deviner. Peut-être ne le saura-t-on que par la publication de ses mémoires, si toutefois le grand diplomate a cru devoir y consigner ces petits détails. Dans toute opération politique importante, l’esprit le plus décidé, sans changer d’avis sur le fond, peut très bien modifier son plan, varier ses moyens, se porter à droite ou à gauche, suivant les péripéties du combat. C’est ce qui est arrivé à M. de Talleyrand, de 1830 à 1832, pendant les longues fluctuations de la conférence de Londres. Le baron de Stockmar aurait bien voulu connaître les missives secrètes que Louis-Philippe, dit-il, a du envoyer de Paris pendant ces deux années à son ministre plénipotentiaire, mais cette prétendue correspondance n’existe que dans l’imagination de Stockmar. Les documens qui pourraient nous révéler quelque chose des visées particulières de Talleyrand, ce seraient ses lettres à ses amis, à ses confidens, lettres familières où il aurait parlé lui-même du détail de ses embarras, précisément parce que cela ne touchait pas au fond de la question, et que ces incidens variaient d’un jour à l’autre. Voici une de ces lettres qu’on ne lira pas sans intérêt. Elle est entièrement inédite. Talleyrand l’adressait de Londres au général Sébastiani dans les premiers jours de la conférence de Londres, c’est-à-dire au mois de novembre 1830. Plus tard, après que toutes ces affaires de Belgique furent terminées, M. le général Sébastiani fit présent de cette lettre à un membre éminent de la diplomatie russe, M. le comte Orlof-Davidof, qui la conserva comme une relique ; c’est à l’obligeance de M. le comte Orlof-Davidof que nous devons de pouvoir la publier aujourd’hui.


« Mon cher général, nous avons ici à conduire des gens timides. Ils arrivent un peu lentement peut-être, mais enfin ils arrivent. Nous sommes obligés d’attendre un nouvel essai que l’on fait à Bruxelles pour le prince d’Orange. C’est lord Ponsonby, beau-frère de lord Grey, qui écrit que le parti orangiste reprend beaucoup de force. On croit cela aisément ici, parce que c’est ce que l’on désire. On blesserait beaucoup de monde, si ton ne laissait pas faire une dernière tentative. Si elle ne réussit pas, comme c’est très probable, tous mes efforts se porteront sur le jeune prince de Naples. J’ai déclaré que l’on ne pouvait plus penser au prince Léopold. Voilà où nous en sommes. Le premier courrier nous apportera les nouvelles de ce qui se sera passé le mardi 11. Les dernières dépêches annonçaient l’envoi de quatre commissaires dont deux devaient aller à Paris et deux à Londres, mais arrivant avec des protestations et les mains vides. Les Belges n’osent pas proposer définitivement un roi. Les deux sections sont fort divisées d’opinion. Je ne crois pas que vous et moi ayons jamais eu à traiter une affaire aussi compliquée, mais il faut s’en tirer, car la paix y est attachée. Vous serez content de lord Granville, c’est un homme droit et bienveillant. On a ici confiance en lui. La conférence la moins longue que j’aie elle ici depuis huit jours a été de plus de quatre heures. Si nous réussissons, nous nous rappellerons avec plaisir la pour que la Belgique nous aura donnée. Ma santé continue à être bonne. Celle de Mme de Dino s’est un peu dérangée depuis huit ou dix jours. Adieu, mille amitiés.

« Talleyrand.

« Vos lettres particulières me font un grand plaisir. Je vous en remercie de tout mon cœur. L’envoi de M. de Mortemart est approuvé par tout le monde. »


Quels sont les renseignemens qui résultent pour nous de cette lettre ? D’abord marquons-en la date : il est évident qu’à l’heure où Talleyrand l’écrit, rien n’est décidé quant au choix du roi des Belges. Il y a une indication plus précise : la conférence de Londres est réunie depuis huit jours ; or c’est le 3 novembre 1830 que la première séance a eu lieu, la lettre est donc du 11 ou du 12. C’est le moment où les hommes d’état de l’Angleterre, nous l’avons dit plus haut, croient encore qu’une séparation administrative des Hollandais et des Belges suffira pour tout arranger, sans que le royaume des Pays-Bas, constitué en 1815, soit perdu pour la maison d’Orange-Nassau. On croit cela aisément ici parce que c’est ce que l’en désire. Talleyrand n’en croit rien et ses désirs sont ailleurs. Où sont-ils ? Il laisse faire cette dernière tentative, il laisse le duc de Wellington et lord Aberdeen travailler à cette restauration partielle de la maison d’Orange, — car on blesserait trop de monde en s’y opposant, — mais il prévoit que l’entreprise échouera, et alors c’est sur le jeune prince de Naples que se porteront tous ses efforts. Ce jeune prince de Naples, c’était le prince de Capoue, âgé alors de dix-neuf ans, frère de Ferdinand II, qui venait de monter le 8 novembre sur le trône des Deux-Siciles, et neveu de la reine Marie-Amélie. On devine sans peine la pensée de Talleyrand : pour que la création d’un royaume de Belgique puisse profiter à la France, il est bon que son roi nous soit rattaché par des liens de famille. C’est précisément le même motif, au point de vue anglais, qui fait que les whigs songent au prince Léopold. Seulement, dans ces premiers jours de novembre 1830, les whigs ne sont pas encore au pouvoir ; c’est le 16 que lord Grey remplacera le duc de Wellington. Talleyrand à cette date peut donc s’exprimer comme il fait : j’ai déclaré que l’on ne pouvait plus penser au prince Léopold. Cette déclaration n’est pas aussi téméraire qu’elle peut le paraître ; le ministère tory avait peu de sympathies pour le mari de la princesse Charlotte, et à cause de ses accointances avec les whigs, et à cause de son désistement dans l’affaire de la couronne de Grèce. Bref, nous avons ici, dès le mois de novembre 1830, toutes les idées de Talleyrand sur la question belge, et ces idées, sauf le choix des personnes qui tient à tant de causes secondes, ces idées premières et capitales sont parfaitement conformes à celles qu’il défendra jusqu’à la fin.

La Belgique séparée de la Hollande, non pas seulement au point de vue administratif, mais au point de vue politique, — la Belgique constituée en royaume distinct, sous une dynastie que des liens de sérieuse amitié attacheraient à la France, — la Belgique, naguère encore poste avancé de la coalition européenne, transformée désormais pour la France en une défense morale, grâce à ses privilèges d’état indépendant et neutre, voilà le point de départ de M. de Talleyrand au début de la conférence de Londres. Ajoutez-y un grand désir de conserver la paix. Pourquoi dit-il : Si nous réussissons, nous nous rappellerons la peur que la Belgique nous aura donnée ? Parce que chaque jour un incident subit peut rendre la guerre inévitable. Il faut donc se tirer de ces complications, car la paix est liée au succès. Ainsi, la transformation de la Belgique dans l’intérêt de la France et sans que la paix en souffre, tel est le but de Talleyrand. Sur ce point, la précieuse lettre que nous a communiquée M. le comte Orlof-Davidof ne permet aucun doute.

Après cela que des incidens surviennent, sa politique sera modifiée. Lord Palmerston avait pensé un instant, comme lord Aberdeen, que la maison d’Orange pouvait conserver le trône des Pays-Bas en opérant la séparation administrative des deux peuples ; quand il se rallie à l’opinion de Talleyrand, dont le coup d’œil avait été si juste, il adopte pour candidat au trône de Belgique le prince de Saxe-Cobourg. Talleyrand a un autre candidat, le jeune prince de Capoue. De là un dissentiment très vif ; de là aussi, le 8 janvier 1831, ces violentes paroles du général Sébastiani à un envoyé du congrès belge : « Si Saxe-Cobourg met un pied en Belgique, nous lui tirerons des coups de canon. » Ce cri étrange nous paraissait presque incroyable, le voilà expliqué aujourd’hui ; c’était l’explosion d’un différend très animé à cette date et qui devait bientôt disparaître. Ce n’est pas tout, les incidens se multiplient. Il n’est plus question du prince de Capoue, mais voici l’élection du duc de Nemours. Ce n’est plus le général Sébastiani qui menace de tirer le canon, c’est lord Palmerston. Il faut céder, ou plutôt il faut préserver royalement la paix européenne ; Louis-Philippe consomme son sacrifice, avec quelle émotion et quelle magnanimité, nous l’avons vu. Talleyrand ne se résigne pas aussi vite, il garde rancune au protégé de lord Palmerston, il en veut à Léopold d’être monté sur le trône par l’Influence anglaise. Aussi, lorsque la déroute du mois d’août 1831 compromet si gravement les affaires du nouveau roi, on conçoit qu’il mette peu d’empressement à défendre sa cause devant la conférence de Londres. Il ne travaille pas non plus à restaurer le roi Guillaume. Que fait-il donc ? C’est ici que le mystère commence. Je vois bien par les révélations de Stockmar, par les confidences de M. de Bulow, par les conversations de lord Grey, que M. de Talleyrand a pensé très sérieusement à un partage de la Belgique entre la France, la Prusse et la Hollande ; ce qui est moins clair, c’est la question de savoir à qui appartient cette idée. Est-ce Talleyrand qui l’a conçue ? est-ce le roi de Hollande qui la lui a suggérée ? Quelques mots de Stockmar feraient croire que cette dernière conjecture est la vraie. Il cite dans un journal de Paris, en date du 1er juillet 1831, une lettre écrite de La Haye, d’où il résulte que le roi Guillaume se plaignait amèrement de la France, « laquelle, disait-il, n’avait pas voulu se prêter au partage de la Belgique. » Le roi Guillaume Ier était un esprit têtu, violent, implacable ; il eût été content de sacrifier une partie de son ancien royaume pour obtenir que Léopold ne fût point roi des Belges. Cette proposition d’un partage avait dû tenter M. de Talleyrand, et c’est alors sans doute qu’il montra tant de bienveillance aux Hollandais. Quant au gouvernement français, pourquoi le rendre responsable des fantaisies du vieux diplomate ? Toute la conduite du roi, toute la politique de Casimir Perier proteste contre un pareil soupçon. M. de Talleyrand, s’il eût pu confier ces choses à un ami sûr, lui aurait dit, je n’en doute point, ce qu’il écrivait à Mme de Dino, au sujet de la ratification russe : « Je n’en parle pas à Paris parce que l’on me donnerait des instructions, et que je veux agir sans en avoir[10]. »

Il arrive pourtant une heure où les combinaisons particulières et cachées, fussent-elles l’œuvre d’un Talleyrand, doivent s’évanouir devant la politique ouverte et déclarée de l’état. Talleyrand, qui dès le premier jour avait désiré une Belgique indépendante et neutre sous un roi constitutionnel, n’eut pas de peine à reprendre ce programme et à seconder par la suite tous les efforts du roi Léopold. En somme, quand on embrasse l’ensemble de la question belge, tous ces détails disparaissent, on ne doit se souvenir que de l’action principale et des résultats décisifs. Il faut répéter alors ces fortes paroles de M. Mignet, dont Stockmar, avec sa partialité habituelle, n’a pas tenu le moindre compte : « Dans ce grave moment, où il s’agissait de savoir si la cause populaire pourrait triompher en France et même s’étendre en Europe sans ramener la guerre, M. de Talleyrand, regardant la paix comme utile aux progrès réguliers de la liberté renaissante, aida puissamment à son maintien. Nommé ambassadeur en Angleterre, il alla reprendre pour ainsi dire les grands desseins qui l’y avaient conduit en 1702. Mais, plus heureux à la fin de sa carrière qu’à son début, il contribua à lier étroitement deux nations que la rivalité de puissance avait longtemps séparées, et que des institutions analogues et des intérêts extérieurs communs devaient alors plus que jamais réunir. Les cabinets de l’Europe, voyant ce vieux et profond politique, dont ils connaissaient la sagacité de plus en plus expérimentée et la constante modération, venir représenter auprès d’eux la révolution, crurent encore plus à la force de celle-ci et se trouvèrent mieux disposés à traiter avec elle. Dans la conférence de Londres, à la tête de laquelle le plaça l’ascendant de sa renommée et de son esprit, M. de Talleyrand fit consacrer diplomatiquement, par les puissances mêmes qui avaient formé en 1814 le royaume des Pays-Bas contre la France, la révolution et l’indépendance de la Belgique, qui devait désormais couvrir notre frontière du nord au lieu de la menacer. »

Rappelons aussi les paroles de M. Guizot au deuxième volume de ses Mémoires, car ce n’est pas trop de ces grands témoignages pour détruire les mensonges acharnés de Stockmar. « Dans la question belge, dit M. Guizot, M. Casimir Perier avait une bonne fortune rare ; il était en complet accord avec les trois hommes qui devaient y exercer le plus d’influence, le roi Louis-Philippe à Paris, le roi Léopold à Bruxelles, et M. de Talleyrand à Londres, » et plus loin : « M. de Talleyrand, à Londres, soutenait de son adhésion personnelle, et avec un grand désir de réussir, la politique qu’il avait été chargé d’y porter. Elle convenait à sa situation et à ses goûts, car c’était une politique à la fois française et européenne. C’était avec plaisir et zèle qu’il travaillait à défaire, dans la conférence de Londres, ce royaume des Pays-Bas qu’en 1814 la coalition européenne avait fait contre la France ; et il avait en même temps la satisfaction de servir dans ce travail l’ordre européen, et de s’y livrer avec le concours, contraint et triste, mais sérieusement résigné, des mêmes puissances qui à Vienne, en 1815, avaient consacré cette organisation de l’Europe à laquelle il fallait faire brèche… Représentant d’un pays et d’un gouvernement sur qui pesaient à cette époque une foule de grandes questions, il ne vit dans les affaires de France que la question belge, et dans la question belge qu’un seul intérêt, l’indépendance et la neutralité de la Belgique. » Stockmar désirait connaître les instructions secrètes que M. de Talleyrand recevait de Paris. Les voilà ; secrètes ou officielles, les voilà toutes résumées dans cette page, il n’y en a pas eu d’autres.

Comment le roi Louis-Philippe eût-if pu favoriser une politique secrète chez M. de Talleyrand ? Ce système, qui voulait l’indépendance et la neutralité de la Belgique, il l’avait soutenu dès l’origine de la question par les argumens de l’ordre le plus élevé. Ses ministres se contentaient d’y voir une solution très sage aux difficultés pendantes ; le roi, causant un jour avec M. Guizot, y signala un avantage de bien plus haute portée, une valeur générale et permanente : « les Pays-Bas, dit-il, ont toujours été la pierre d’achoppement de la paix en Europe ; aucune des grandes puissances ne peut, sans inquiétude et jalousie, les voir aux mains d’une autre. Qu’ils soient, du consentement général, un état indépendant et neutre, cet état deviendra la clé de voûte de l’ordre européen. « Quand M. Guizot nous révélait ce détail, il y a une quinzaine d’années, il ne se doutait pas qu’il réfutait d’avance, et d’une façon péremptoire, toutes les accusations de Stockmar.


V

Le royaume de Belgique est enfin constitué. La Hollande, il est vrai, n’a pas encore souscrit au traité du 15 novembre 1831. Même après la ratification de ce traité par l’Autriche, par la Prusse, par la Russie, même après le mariage du roi Léopold et de la princesse Louise, même après le siège et la prise d’Anvers au mois de décembre 1832, le roi Guillaume Ier seul contre tous, s’obstine dans son refus. Comme on pourrait le contraindre et qu’on le ménage, il croit que la fortune peut lui revenir. C’est ce que ses courtisans appellent le système de persévérance. Il s’y enferme pendant plus de six ans. Enfin, vaincu par les instances toujours plus vives de la conférence de Londres, vaincu surtout par l’opinion du pays que fatigue cette résistance insensée, il cède en 1838, et subit des conditions bien autrement dures que celles de 1831. Il cède, le vieux roi, ennuyé, harassé, impatient de goûter le repos, et deux ans plus tard ayant épousé, chose étrange, une belle comtesse catholique et belge qu’il ne peut faire reine de Hollande, il abdique, se retire en Prusse et y meurt (1840-1843).

Pendant ce temps, la Belgique s’affermit et devient un des modèles de l’Europe. Est-il nécessaire de rappeler avec quelle sagesse le gouvernement du roi Léopold a triomphé des difficultés intérieures du nouvel état et fondé une dynastie populaire ? Ce serait dépasser les limites que nous nous sommes tracées. Ce sujet d’ailleurs a été souvent traité avec détail. Il l’a été dans la Revue à mesure que les circonstances appelaient l’examen des publicistes ; nos lecteurs n’ont pas oublié les travaux de M. de Carné, de M. Lefèvre de Bécourt, ni la belle étude que M. Émile de Laveleye a consacrée au règne de Léopold Ier après la mort du sage et libéral souverain. Un écrivain belge, muni de documens précieux, esprit attentif, impartial, et soutenu par une noble foi patriotique, a raconté toute cette histoire dans une série de biographies qui forment déjà un monument. J’ai nommé M. Théodore Juste. En ce moment même, l’un des plus illustres compagnons du roi Léopold, M. le baron Nothomb, aujourd’hui ministre de Belgique à Berlin, publie la quatrième édition de son Essai historique et politique sur la révolution belge, et il y ajoute un avant-propos où le règne de Léopold est résumé à grands traits. Nous ne pouvons que renvoyer le lecteur aux ouvrages de M. Théodore Juste et de M. le baron Nothomb. Il n’y a pas sur ce point d’autorité plus haute.

Qu’il nous soit permis seulement, pour conclure, de rendre dommage à la Belgique elle-même. En écrivant ce récit, nous nous sommes plus occupés des influences du dehors que des ouvriers du dedans, nous avons plus parlé de la conférence de Londres que du congrès national de Bruxelles. C’était une des conditions de notre sujet. Nous avions à mettre en usage quelques-unes des révélations de Stockmar, à les contrôler, à les rectifier. Nous avions surtout à défendre les traditions libérales de notre France injustement attaquée. Voilà pourquoi les noms de Louis-Philippe, de Talleyrand, de Casimir Perier, reviennent plus souvent dans cette étude que les noms des grands citoyens belges fondateurs de la monarchie belge. Je ne finirai pas cependant sans avoir dit l’impression profonde que doit produire sur tout esprit attentif le tableau des discussions du congrès. Certes, des hommes tels que M. le comte de Mérode, M. le comte Lehon, M. le baron Nothomb, M. Joseph Lebeau, M. Gendehien, M. Rogier, M. Van de Weyer, M. de Gerlache, M. de Potter, M. Brouckère, et bien d’autres encore, représentent les directions politiques les plus diverses ; il y a eu des luttes terribles à la tribune du congrès, des luttes qui, par momens semblaient annoncer des violences révolutionnaires ; le débat terminé, le vote librement émis, les partis s’apaisaient, le patriotisme faisait taire les dissidences, on ne songeait plus qu’à établir l’indépendance nationale. Si l’on regarde les choses de haut, il faut reconnaître que le royaume de Belgique, né d’une révolution, a été dans son ensemble l’œuvre de la modération et du bon sens. Une force morale a présidé à l’enfantement : chaque parti, chaque groupe, chaque personnage, du plus grand au plus petit, du roi Léopold au plus humble des représentans du peuple, a dû faire et a fait des sacrifices à la cause commune. Spectacle rare en tout temps, plus rare que jamais dans le siècle où nous sommes. De là est sorti ce petit état qui, sans frontières naturelles, n’étant protégé ni par des montagnes, ni par des fleuves, ni par une ceinture de mers, obligé de prendre racine en ce vieux sol européen perpétuellement remué (je répète ici les paroles du baron Nothomb), célébrera dans quatre ans la cinquantaine de son indépendance.

Veut-on se faire une juste idée de ces sacrifices ? En voici un qui nous dispensera de rappeler les autres, tant il résume fidèlement les généreuses inspirations du peuple belge. Je racontais l’autre jour l’histoire du président de la Grèce, le comte Jean Capodistrias, je montrais avec quel art le rusé corfiote avait ébranlé la candidature du prince Léopold au trône des Hellènes, comme il s’était joué des plénipotentiaires de Londres, comme il avait amené le prince, déjà élu roi par les puissances alliées, à refuser la couronne, même au risque de s’attirer par ce refus les colères de l’Europe. Ces scènes de haute comédie politique, on a vu à quelles tragédies elles aboutissaient. Le dernier acte du scenario, c’est le souvenir de Léopold apparaissant tout à coup au président de la Grèce, c’est le président troublé, furieux, provoquant de nouveau une tribu héroïque, et tombant sous le poignard des Mavromichalis. Quel contraste entre le président des Hellènes et celui qui était alors le premier citoyen de la nation belge ! Assurément, si quelqu’un avait pu concevoir en Belgique les ambitions royales qui séduisirent le comte Jean Capodistrias, c’était le comte Félix de Mérode. Un grand nom, une grande fortune, une situation supérieure, des souvenirs qui le rattachaient aux vieux siècles de la patrie, tout cela, dans un temps où la nationalité belge essayait de revivre, devait recommander à tous l’héritier d’une race antique.

Tout récemment encore un des savans membres de la commission royale d’histoire publiait dans les bulletins de cette compagnie cinq lettres concernant la demande que l’archiduc Ferdinand d’Autriche a faite pour son fils le prince Charles de la main de Marguerite de Mérode, fille de Jean, baron de Mérode et de Pétersheim. Ces cinq missives datent du XVIe siècle. La première est du 18 avril, la dernière du 10 juin 1577. Deux de ces lettres ont été adressées à don Juan d’Autriche par le baron de Pollviller, agent de l’archiduc Ferdinand, il faut y joindre les réponses évasives de don Juan d’Autriche. La cinquième, la plus curieuse, est écrite par don Juan d’Autriche à son frère et maître, le roi d’Espagne Philippe II. Don Juan informe le roi de la demande introduite par l’archiduc Ferdinand, et rapporte qu’on lui a conseillé de ne pas favoriser ses vues, à cause du mal fait au pays par ces alliances étrangères. Il est arrivé en effet que des princes, particulièrement le prince d’Orange, « sont venus à hériter, du chef de leurs femmes, de grands biens dans ces provinces et ont pris autorité dans les états. » On devine ce qu’était au XVIe siècle cette famille de Mérode à la fois recherchée par un archiduc d’Autriche et redoutée par Philippe II. De tels souvenirs, et il y en a bien d’autres, ne devaient-ils pas la désigner aux hommes qui désiraient fonder une dynastie nationale ?

M. le comte Félix de Mérode aurait eu pour lui le clergé, les campagnes, une bonne partie des villes. Même parmi ceux qui se trouvaient le plus en désaccord avec ses idées, beaucoup lui auraient donné leurs suffrages tant on avait hâte de constituer un gouvernement anti-hollandais. M. le comte de Mérode comprit qu’il fallait au pays une famille souveraine pour lui assurer des alliances. Il ferma l’oreille à toutes les suggestions. Aucune des combinaisons proposées au lendemain de la révolution ne rencontra en lui la moindre hostilité. On le vit se prêter à tout, admettre toutes les tentatives, aller de La Haye à Londres suivant les nécessités politiques, ne songer qu’à la Belgique et faire bon marché de lui-même. Au gouvernement provisoire, au congrès national, dans maintes missions diplomatiques, son abnégation ne se démentit pas un instant. Dès qu’on se fut mis d’accord sur le nom du prince Léopold, le roi n’eut pas de plus ferme appui. Plus tard, chaque fois qu’une crise ministérielle éclatait, quand le roi ne trouvait pas immédiatement parmi les hommes d’état des deux chambres les ministres que réclamaient les circonstances, il faisait appel au comte Félix de Mérode. Ces appels lui parvenaient le plus souvent dans son château sur la frontière de France. Un courrier du roi se présentait portant une dépêche ; le comte montait en voiture, arrivait à Bruxelles, causait avec le roi, et, mettant de côté toute prétention, se chargeait de l’intérim, jusqu’au jour où d’autres conseillers venaient prendre en main les affaires suivant l’esprit de la constitution. N’est-ce pas exactement le contraire de ce qu’avait fait à Nauplie le comte Capodistrias ?

Nous avons cité cet exemple comme le plus en vue ; on retrouverait chez tous les hommes d’état belges au temps de la fondation du royaume des sentimens du même ordre. Voilà pourquoi leurs noms doivent être placés au premier rang, à côté des souverains et des ministres qui ont fondé la nouvelle monarchie. Puissions-nous, en leur rendant cet hommage, engager M. Théodore Juste à compléter son tableau ! Il paraît sentir lui-même qu’il y manque plus d’une figure. Un des principaux personnages de la Belgique lui ayant écrit un jour que le roi Louis-Philippe devait y trouver place, cette opinion ne lui a pas semblé indifférente, puisqu’il l’a consignée dans une note. L’histoire est tenue de mettre en pleine lumière toutes les pensées qui ont contribué à la civilisation libérale ; la politique française de 1830 à l’égard de la révolution belge est une de ces conceptions fécondes, et plus elle est méconnue par nos ennemis, plus ceux qu’elle a secondés lui doivent réparation.


SAINT-RENE TAILLANDIER.

  1. Voyez la Revue du 1er janvier, du 1er février et du 1er mars.
  2. Nous nous empressons de rectifier ici une erreur qu’un moment de distraction nous a fait commettre dans l’étude publiée le 1er mars. Le duc de Kent n’était pas le cinquième fils de Georges III, il était le quatrième. — L’aîné des quatorze enfans du vieux roi est le prince de Galles, régent en 1811, roi d’Angleterre en 1820 sous le nom de George IV ; le second est le duc d’York, mort le 5 janvier 1827 ; le troisième est le duc de Clarence, devenu roi en 1830 sous le nom de Guillaume IV. Tous les trois sont morts sans enfans. Le quatrième des fils de George III, le duc de Kent, était mort le premier de tous ; il avait même précédé son vieux père de quelques jours (23 janvier — 29 janvier 1820), laissant une petite fille âgée de huit mois, qui devait succéder en 1837 à son oncle Guillaume IV et s’appeler la reine Victoria. Le cinquième, le duc de Cumberland, devint roi de Hanovre en 1837, lorsque l’avènement de sa nièce eut détaché ce pays, comme fief masculin, du domaine de la couronne d’Angleterre. Le sixième est le duc de Sussex. Quant au duc de Cambridge, nommé par inadvertance avant le duc de Kent, il n’arrive en réalité que le septième. — C’est dans la série des mariages auxquels donna lieu en 1818 la mort prématurée de la princesse Charlotte que le duc de Cambridge précédait le duc de Kent ; le duc de Cambridge s’était marié le 7 mai, le duc de Kent le 11 juillet. De là, par suite d’une confusion de listes, la méprise que nous tenons à corriger.
  3. Voyez le curieux écrit de M. Alexandre Gendebien intitulé : Révélations historiques sur la révolution de 1830. Nous empruntons cette citation au savant ouvrage de M. Théodore Juste : les Fondateurs de la monarchie belge. Léopold Ier roi des Belges, d’après des documens inédits. Bruxelles 1868.
  4. Cette élection du duc de Nemours, que le roi Louis-Philippe lui-même avait très sincèrement déconseillée aux représentans de la Belgique, fut imposée en quelque sorte par cet incident inattendu. On en retrouve la trace dans une lettre que M. Bresson, notre chargé d’affaires à Bruxelles, écrivait plus tard à M. Guizot au sujet d’une affaire analogue. M. Bresson, discutant à Madrid avec le chargé d’affaires anglais, M. Bulwer, lui avait dit très nettement : « Quand lord Pousonby, il y a treize ans, a essayé de pousser au trône de Belgique le duc de Leuchtenberg, j’ai fait élire en quarante-huit heures le duc de Nemours… » Voyez M. Guizot, Mémoires, t. VIII, p. 218.
  5. Il ne tarda point à les connaître par les conseils de guerre de 1831, bien qu’un sentiment d’intérêt public et de pudeur nationale ait décidé le gouvernement à tenir secrets ces pénibles débats. Un vaillant homme de guerre, M. Eenens, général en retraite, ancien aide de camp de Léopold II, vient de recommencer cette enquête après quarante-cinq ans pour venger l’honneur de l’armée belge. L’ouvrage porte ce titre : Les Conspirations militaires de 1831, avec cette épigraphe : O patriœ dolor et dedecus ! (2 vol. in-8o ; Bruxelles 1875.) On comprendra sans peine que ces révélations inattendues aient produit en Belgique l’émotion la plus vive. Ce n’est pas à nous d’apprécier si l’auteur, comme le disent ses adversaires, les a publiées trop tôt ou trop tard, trop tard pour la justice, puisque les accusés ne sont plus de ce monde, trop tôt pour l’histoire, puisqu’elles atteignent les descendans immédiats dans leurs sentimens les plus respectables. Sans entrer dans ces controverses, nous ne pouvons nous abstenir de rendre hommage à la haute inspiration d’honneur et de patriotisme qui a guidé les recherches du général Eenens.
  6. Le général Baudrand était le premier aide-de-camp du duc d’Orléans. Ces mots : assez fort pour cela signifient que le gouvernement français se croyait en mesure de prévenir par son attitude une nouvelle invasion hollandaise.
  7. L’oncle, comme dit familièrement lord Palmerston, c’était le roi d’Angleterre Guillaume IV. On sait que le prince Léopold, par son premier mariage avec la princesse Charlotte, était devenu le neveu de tous les frères de George IV. Quand il parlait du roi d’Angleterre, il disait le roi mon oncle. (Voyez une lettre de Léopold au général Goblet, dans l’ouvrage de M. Théodore Juste sur le roi des Belges, t. II, p. 258.)
  8. Le roi Louis-Philippe.
  9. Ce mot est en français dans le texte allemand de Stockmar.
  10. Cette lettre fait partie de la riche collection d’autographes qui appartenait à notre collaborateur M. Rathery, conservateur sous-directeur adjoint à la Bibliothèque nationale, dont la perte est si vivement regrettée.