Les Stations de l’amour/10

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L’Île des Pingouins (p. 103-109).

X

Paris, le 30 janvier 18…

Je continue à m’attacher de plus en plus à Thérèse ; chaque jour je lui découvre de nouvelles qualités. Tu ne te figures pas combien elle est sensible et délicate. Il y a trois jours, rentrant pour dîner, je la trouvai dans sa chambre, pleurant à chaudes larmes. Je m’approchai pour l’embrasser, la consoler et lui demander la cause de ce gros chagrin.

Elle se laissa tomber à mes pieds, en joignant les mains ; « Oh ! pardonnez-moi !… pardonnez-moi !… Je suis une malheureuse… je vous ai trompée… »

— Trompée ? fis-je, et comment cela ?… Tu rêves, ma chère amie…

— Non, c’est la vérité… Voilà… je suis sortie… j’ai rencontré… une autre femme… et je me suis laissée aller à… Pardonnez-moi !…

Cette fois, je compris, et partis d’un grand éclat de rire. « Et c’est cela qui te cause tant de chagrin ; tu es folle !… Relève-toi donc et embrasse-moi. »

Sa figure changea subitement, et se jetant à mon cou, elle me dit : « C’est vrai ! vous ne m’en voulez pas ?… »

— Mais non, pas du tout, ma chérie. À une condition, cependant, ajoutai-je en faisant la grosse voix, c’est que vous me direz tout.

Je l’amenai dans ma chambre et la pris sur mes genoux. De gros soupirs soulevaient encore sa gorge.

— Ainsi, lui dis-je, en mettant un baiser sur ses lèvres pour la tranquilliser, tu m’as fait une petite queue… avec qui ?… raconte-moi ça…

Elle commença alors, toute confuse, comme une enfant qui avoue une faute :

— Aussitôt après votre départ, je sors pour aller chez la mercière. À Saint-Philippe, je me trouve arrêtée par un embarras de voitures ; je jette machinalement les yeux sur l’une d’elles, une élégante victoria dans laquelle une jeune dame se prélassait ; au même moment cette femme tourne la tête, et nous nous écrions en même temps : « Oh ! quel heureux hasard !… » C’était mon ancienne maîtresse, celle dont je vous ai parlé, qui se fait appeler « baronne de Saint-Léon » mais qui n’est qu’une vulgaire cocotte pour femmes, et qui, actuellement, est très richement entretenue par la baronne N… C’est elle, je vous l’ai dit, qui m’a donné le certificat si élogieux sur la foi duquel vous m’avez engagée… Je vous ai dit également qu’elle s’était séparée de moi contre son gré, et seulement parce que la baronne X…, jalouse de moi, l’avait exigé.

— Vous n’êtes pas pressée, Thérèse, me dit-elle, montez donc dans ma voiture, nous ferons une petite promenade.

Avant que j’aie eu le temps de répondre, elle m’avait tirée dans sa voiture et fait asseoir auprès d’elle.

— Tu n’es plus ma soubrette, maintenant, fit-elle, tu es une amie, pour moi ; et tu es même très chic, sais-tu ?… Tu deviens très jolie… Es-tu contente de ta position ?…

— Très contente ; je ne suis plus femme de chambre, je suis dame de compagnie.

— Ta maîtresse est jeune ?…

— Vingt-trois ans, je crois.

— Jolie ?…

— Mais oui, fort jolie, et surtout très piquante.

Cet interrogatoire, pourtant très amical, m’impatientait.

— As-tu un amant ?…

— Non, Madame.

— Ah ! oui, c’est vrai, j’oubliais que tu es comme moi… tu aimes mieux les femmes… Tu as bien raison, va !… Tiens, on dirait qu’il va pleuvoir. Il faut rentrer.

— Et moi. Madame, je vais vous quitter.

— Bah ! tu peux bien me donner une demi-heure ; la rue du Cirque est à deux pas. Veux-tu venir voir mon boudoir ?… j’ai tout transformé.

Que faire ? je savais bien que j’avais quelques heures de libre et puis, je ne sais… quelque diable me poussant…

Je répondis oui. Elle dit un mot à son cocher et cinq minutes après nous étions à sa porte.

Sa femme de chambre était, sortie.

— Louis, dit-elle au valet de pied, je n’y suis pour personne. Quand Tiennette reviendra, vous lui direz de ne pas entrer avant que je la sonne.

— Un monstre, ma chère, cette Tiennette, me dit-elle dès que le larbin eut le dos tourné… c’est la baronne qui me l’a procurée.

Dès que nous fûmes dans son boudoir, je lui demandai : « Madame veut-elle me permettre de l’aider à se déshabiller ? »

— De quoi ! répliqua-t-elle aussitôt de sa voix faubourienne : « Madame ! » Qu’est-ce que ces manières-là ?… de ne suis donc plus ta Viève ? (Elle s’appelle Geneviève.) Veux-tu vite m’embrasser et me tutoyer.

Qu’auriez-vous fait à ma place ?… Je lui rendis son baiser et l’accompagnai d’un petit bout de langue.

Tandis que je l’aidais à quitter ses vêtements, elle me posait mille questions à votre sujet. Retenant de folles envies de rire, je répondais affectant à votre égard le plus grand détachement, me contentant de dire que je remplissais auprès de vous le poste de dame de compagnie, énumérant les devoirs de ma charge et parlant de l’affection que vous portiez à votre mari.

— Et cette petite dinde n’a jamais fait attention à toi ? me dit-elle, lorsqu’elle fut en chemise et pendant que je me déshabillais rapidement.

— Mais non !…

Et toi qui la trouves si jolie et bien faite, quand tu la déshabilles, n’éprouves-tu pas des envies ?… car je te connais, petite gougnotte…

— Mais non, je t’assure…

— Eh bien ! si j’étais à ta place, je la dégourdirais…

J’avais une folle envie de rire.

— Eh bien, vois-tu, moi, je t’aime vraiment parce que tu n’as pas cherché à me supplanter auprès de mes amants, hommes et femmes, que tu m’as fidèlement servie, que tu m’as souvent aidée de tes bons conseils, et enfin parce que tu es aussi… cochonne que moi, tout en gardant une décence extérieure dont je ne serais pas capable.

Nous étions presque nues ; elle avait sa main sous ma chemise et déjà chatouillait certain bouton… Nous unîmes nos langues…

(À ce moment-là, Thérèse s’interrompit pour m’embrasser et me demander pardon : « J’avais perdu la tête, me dit-elle, et j’ai oublié ma Cécile ». Je la rassurai encore une fois et la pressai de continuer).

Après ?… Je ne sais comment nous nous trouvâmes vautrées sur le lit, nous gamahuchant follement toutes les deux. Trois fois de suite nous jouîmes ensemble. Lorsque nous revînmes à nous, la Saint-Léon se leva et me dit : « Oh ! Thérèse, que j’ai joui !… que je t’aime !… J’en veux encore… viens me le mettre par devant, par derrière, partout… avec le godmiché, tu sais ?… »

Si je savais !… Je connaissais l’instrument qui avait servi bien des fois dans nos ébats ; j’allai tout droit à un chiffonnier où nous le serrions d’habitude. J’eus tôt fait de me l’attacher. Elle prit à peine le temps d’y introduire une décoction tiède de guimauve, et m’entraînant sur le lit : « Mets-le moi vite, baise-moi bien, fais-moi tout ce que tu voudras… »

Moi aussi, j’étais excitée. Cette bacchante ne me lâcha pas avant de se l’être fait mettre des deux côtés et de m’en avoir fait autant. Quand elle n’en put plus : « Oh ! me dit-elle en se jetant à mon cou, jamais je n’ai joui comme avec toi… Reviens me voir, Thérèse, reviens souvent, je ne suis heureuse qu’avec toi… »

Je me rhabillai.

— Attends, fit-elle au moment de sortir…

Elle ouvrit son secrétaire, prit une bague, l’enveloppa dans un billet de mille francs et le glissa, malgré moi, dans la poche de mon vêtement.

Quand je fus dehors, j’étais comme étourdie et je pouvais à peine marcher ; je pris une voiture et me fis ramener à la maison. À peine dans ma chambre, le sentiment de la trahison envers toi et de l’humiliation que je venais d’éprouver en recevant de l’argent de cette fille me saisit, je tombai sur une chaise, en proie à une crise de nerfs ; puis je pleurai abondamment ; c’est alors que tu es arrivée.

— Chère Thérèse, fis-je en la pressant sur mon cœur.

— Alors, c’est bien vrai, ma Cécile, que tu me pardonnes, et ne m’en veux-tu pas ?…

— Cela dépend, Mademoiselle, répondis-je d’un ton affecté. D’abord m’aimez-vous toujours ?…

— Oh ! peux-tu le demander ?…

Elle jeta ses bras autour de mon cou.

— T’es-tu bien amusée ?… As-tu eu bien du plaisir ?…

— Oui, je l’avoue… pendant que j’y étais… j’avais tout oublié, et ce n’est qu’après…

— Oui, ce n’est jamais qu’après que l’on a du remords… et encore, pas toujours. Alors, tu t’es bien amusée, tu as joui comme une louve pendant deux heures, et tu crois que je vais t’en vouloir !… Mais regarde-moi donc, nigaude ! Je t’envie, au contraire, et j’aurais voulu être à ta place. Mais comment se fait-il que, dans toutes nos folies, nous n’ayons jamais pensé… Écoute, Thérèse, il faut absolument nous procurer un de ces godmichés ; je veux te le mettre, moi aussi.

— J’y avais déjà songé, répondit-elle, et je crois que ce sera possible, devrais-je aller emprunter celui de la Saint-Léon

— Et aller le chercher nous-même, continuai-je.

— Ah ! Cécile, Cécile, fit-elle, en me menaçant du doigt.

— À propos, et ta bague ?…

— Tiens, c’est vrai ! elle est encore enveloppée dans le billet, sur mon lit où je l’ai jetée en arrivant. Je vais la chercher.

C’était un fort beau saphir entouré de brillants ; nous l’admirâmes, et comme la coquetterie féminine ne perd jamais ses droits, Thérèse mit le bijou à son doigt et le fit miroiter avec complaisance.

— C’est trop beau pour moi, soupira-t-elle, je ne pourrai jamais la porter : la veux-tu ?…

— Tu plaisantes, Thérèse ; je trouve qu’il n’y a rien de trop beau pour toi, et je voudrais pouvoir, moi aussi, te couvrir de bijoux… Quant au billet, tu peux le garder sans scrupule ; cet argent ne lui coûte rien… Tu penseras ce que tu voudras, je la trouve très gentille, cette femme, elle me plaît.

— Oh ! elle est bien fanée, va !…

Je partis d’un grand éclat de rire.

— C’est toi, maintenant qui es jalouse de la Saint-Léon !… Folle !… Tiens, allons dîner…

N’ai-je pas raison, cher Léo, d’aimer cette charmante compagne ?…

J’ai voulu prendre une autre femme de chambre, afin de lui éviter les soins du ménage. Elle s’y est énergiquement refusée et, sur mes instances, elle a seulement consenti à ce que je prisse une femme de ménage pour faire les gros travaux. De cette façon, elle est devenue une vraie dame de compagnie, une amie que je puis présenter partout et qui n’est nulle part déplacée. Elle joue passablement du piano, chante agréablement, et nous faisons tous les jours de la musique ensemble. Elle se fait passer pour veuve. Tu verras que tu en raffoleras comme moi.

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Ta Cécile.