Les Stations de l’amour/16

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L’Île des Pingouins (p. 159-164).
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XVI

Pacy-sur-Isère, 27 février 18…

Thérèse à Monsieur Léo Fonteney.

Cher Monsieur,

Madame Fonteney m’avait fait promettre, avant notre séparation, de vous écrire. C’est donc à ma chère maîtresse qu’il faut vous en prendre de ma hardiesse si elle vous offense, et ne pas m’en vouloir d’une audace que je n’aurais jamais eue moi-même.

Mais ceci dit, je sens qu’il faut maintenant que je vous demande pardon de ce que je viens d’écrire, qui paraît mettre en doute votre bonté et votre indulgence naturelles : je puis avouer que je les connais bien et que je connais de même tout ce qui se rapporte à vous ; Cécile (non, je ne pourrai jamais m’habituer à l’appeler Madame en vous parlant d’elle) Cécile m’a fait lire, de vos lettres, tout ce qui me concerne et même davantage. Elle vous a dit qu’elle m’avait confié tous ces secrets avec un abandon qui, plus que tout le reste, m’a attaché à elle et à vous pour la vie, et que je trahirai d’autant moins qu’il me semble que je suis votre complice. Elle m’a dit qu’après quelques temps d’une défiance que je comprends très bien (si bien même que j’aurais été vivement froissée si elle n’eût pas existé, car elle aurait été la marque d’une trop grande indifférence pour ce que faisait votre chère femme pendant votre absence), vous aviez approuvé entièrement la liaison qui s’était établie entre nous et que vous acceptiez le don que je vous ai fait de mon cœur à tous deux. Laissez-moi donc vous l’ouvrir, comme je voudrais vous ouvrir mes bras.

Vous ne sauriez croire, mon cher Léo, avec quelle impatience j’attends votre retour, non pas tant pour vous connaître, car il me semble que nous avons déjà vécu ensemble, que pour vous prodiguer mes caresses et vous prouver tout mon amour. Je tremble de ne pas paraître digne de vous !

Je ne veux pas faire de fausse modestie, je sais bien que je suis jolie, bien faite, et que je le parais plus encore nue qu’habillée ; je sais aussi que je puis être aussi passionnée que Dora, aussi tendre et aussi aimable que Flora, en qui je trouve bien des ressemblances de goûts avec les miens, aussi gamine et aussi polissonne (avec l’âge en plus) que cette mignonne Maud… mais c’est de mon esprit, de mon caractère, de mes manières que je crains que vous ne soyez pas satisfait.

Pour vous plaire, pour passer ma vie auprès de vous, pour vieillir entre Cécile et vous, je me transformerai s’il le faut. Et pourtant quelque chose me dit que je ferai bien de rester telle que je suis et que vous m’aimerez ainsi.

Si ma destinée m’a réduite pendant quelque temps à la servitude (je ne parle pas de ma condition actuelle) que j’ai courageusement acceptée, elle n’a jamais été dans mes goûts, vous verrez que, soit comme maîtresse, soit comme amie, vous n’aurez pas à rougir de moi. Quant à Cécile, vous l’avez bien compris, n’est-ce pas ? ce n’est pas un simple caprice qui m’a entraînée vers elle. Si un désir impérieux et longtemps contenu m’a poussée dans ses bras, au risque de me faire jeter dans la rue, c’est un sentiment plus élevé et, si je ne crains pas de le dire, plus pur, qui m’a fait lui vouer ma vie. J’aime Cécile, avec toute la fureur de mes sens, mais je l’estime aussi, comme une sœur aînée aime une jeune sœur qui a besoin de protection et de guide.

Que vous ayez eu raison ou que vous ayez été imprudent en la laissant abandonnée à elle-même et maîtresse absolue de ses actions, cela ne me regarde pas, puisque vous avez cru bon devoir le faire. Mais je n’ai pas tardé à m’apercevoir que votre chère Cécile, avec son bon cœur, sa vivacité d’esprit et son amour du plaisir, au milieu des entraînements, des tentations, des facilités de la vie de Paris, pourrait, sans le vouloir, glisser à des imprudences de nature à compromettre votre commun bonheur. Non qu’elle eût jamais cessé, même au milieu de ses folies, de vous aimer plus que tous ceux avec qui elle les eût commises, mais honnête comme elle est, elle ne se serait pas imaginé qu’on pût la tromper, ni qu’un homme, qui aurait eu le bonheur de la posséder, fût ensuite assez vil pour s’en vanter et la perdre de réputation. Ce qui lui manque à la bien-aimée (et c’est un heureux défaut) c’est l’expérience cruelle qu’on n’acquiert qu’à ses dépens : elle croit tous les hommes pareils au seul qu’elle connaisse bien.

C’est contre ces dangers que j’ai voulu la garantir, et je me suis souvent permis de lui donner des conseils qu’elle suit, je le reconnais, avec une docilité d’enfant. Pas toujours cependant, témoin l’aventure avec M. Adrien, qu’elle vous a contée en détail. J’aurais vivement désiré que Cécile n’y retournât pas, et j’ai fait tout ce qu’il fallait pour l’en empêcher, mais je n’ai pas réussi, elle m’a seulement promis de ne plus revoir ce jeune homme.

J’aime à penser, cher Monsieur, que vous m’approuverez de ne pas refuser à votre chère femme des distractions passagères, de les faciliter même, car son tempérament, son imagination l’empêcheraient absolument de se livrer à une affection exclusive, et vous savez mieux que moi qu’abandonnée à elle-même, notre amie ferait des imprudences dont une seule pourrait lui être fatale.

Je partage, d’ailleurs, vos idées sur ce point, et je pense que, pourvu qu’elle ne compromette ni sa réputation ni sa santé, elle peut s’amuser et jouir de sa jeunesse. Est-il besoin d’ajouter, cher Léo, que, de mon côté, moi qui raisonne si froidement en vous écrivant, je suis la première à partager son amour du plaisir et à m’associer à toutes les folies qu’elle vous a contées ?

C’est que, voyez vous, c’est vraiment de l’amour que j’éprouve pour Cécile, un amour que je n’avais jamais ressenti pour personne, ni pour mon premier amant, ni pour aucune des femmes qui m’ont souvent inspiré des passions très intenses mais passagères. Il y a à peine trois mois que je la connais, et pourtant il me semble que nous sommes nées ensemble.

J’aime tout en elle : non seulement sa beauté si piquante et si gracieuse, mais son esprit plein de vivacité, son caractère, ses mouvements d’oiseau, sa grâce primesautière, son regard tour à tour plein d’éclat ou voilé de tendresse. Et quand je la tiens dans mes bras, je suis aussi folle de l’ardeur de ses sens que de la langueur de ses abandons…

Vous ne voudrez pas, n’est-ce pas, que ce bonheur finisse, et vous ne nous séparerez pas ? Si vous saviez comme je vous aimerai ! autant qu’elle, autant qu’elle vous aime et autant que je l’aime. Si vous saviez, cher Léo, avec quelle ardeur je vous désire ! Malgré mon penchant pour mon sexe, vous verrez ce que je serai pour vous !

C’est que vous êtes l’autre moitié de ma Cécile, et que je ne vous sépare pas d’elle dans mon cœur ; c’est qu’à force de parler de vous tous les jours, de lire vos lettres, je finis par croire que vous êtes à moi autant qu’à elle… Et à nous trois, nous ne ferons qu’un tout…

Excusez-moi, cher Monsieur, de vous écrire tout cela. Mais je n’y puis tenir : et puis, dans cette campagne où j’ai passé mon enfance, je me complais si volontiers dans ces idées d’un bonheur calme où je coulerais doucement ma vie entre vous deux !

Cécile vous a écrit quelles ont été nos désillusions, ou plutôt les siennes à l’endroit de Gérard. La pauvre amie s’est bien vite rendu compte que l’Américain qui a passé huit jours avec nous, qui a partagé notre couche, n’est pas du tout le Gérard qu’elle avait cru connaître et qu’à l’entendre elle aimait presque à l’égal de son Léo. Élevé avec lui, vous l’avez aimé dès son enfance ; votre adolescence s’est épanouie en même temps que la sienne, vous l’avez toujours considéré comme un frère plus jeune, sans vous apercevoir des profondes dissemblances qui existaient entre vous.

Cécile, elle, jeune mariée, se trouvant pourvue de deux maris dont elle semble être également aimée, qu’elle aime de son côté avec toute l’ardeur des sensations qu’on lui révélait chaque jour. Cécile, dis-je, a vécu pendant trois mois une double lune de miel avec deux hommes qui se la partageaient sans la moindre jalousie. Elle a fait, pendant trois mois, une longue partie fine à trois, et la chère s’est figurée que ses deux amis resteraient toujours identiques à eux-mêmes et tels qu’elle les connaissait alors. Mais tandis qu’elle conservait l’un et qu’elle appréciait chaque jour davantage sa hauteur d’intelligence, sa noblesse de caractère, qu’elle trouvait sans cesse en lui une nouvelle vigueur, des désirs plus vivaces, des caresses qu’elle ignorait la veille, l’autre disparaissait…

Je ne voudrais pas cependant le noircir à vos yeux, car il a des qualités solides, mais qui ne sont pas celles que nous lui demandions. Nous n’avons trouvé en lui ni ces caresses qui sont comme le parfum de la sensualité, ni cet abandon de tout l’être, si doux pour une femme et si apprécié d’elle, ni même cette vigueur de mâle qui fait éprouver d’inexprimables délices à une femme vraiment passionnée. Laissons-le à son business, et qu’il devienne milliardaire s’il le veut : il ne connaîtra jamais le bonheur d’aimer et d’être aimé.

La volupté vous a conservés l’un et l’autre jeunes, amoureux et fidèles, oui fidèles, malgré vos amusements séparés que vous vous racontez avec tant de candeur, et dont le récit renouvelé fera la joie de vos vieux jours. Me mettrez-vous en tiers dans votre vie heureuse, et voudrez-vous avoir deux femmes aussi tendres, aussi dévouées, aussi amoureuses l’un que l’autre ?… Laissez-moi l’espérer…

Dans quelques jours, je vais rejoindre Cécile à Nice. Il faut maintenant que j’entreprenne la conquête de ses parents pour me faire accepter d’eux comme dame de compagnie et comme amie, après n’avoir été que femme de chambre. Du côté de M. Bativet, je prévois que ce ne sera pas difficile : j’ai des raisons pour le croire encore « gaillard » malgré ses 55 ans. Mais soyez sans crainte : je saurai, tout en le séduisant, le tenir à distance. Quant à votre belle-mère, sa haute vertu et sa fierté de bourgeoisie millionnaire la rendront peut-être plus revêche à cette assimilation ; mais à force de tact, de réserve et d’habilité, je ne désespère pas de réussir.

J’aurai tant de respect, d’égard et de complaisance, qu’elle aussi m’acceptera au bout de quelques temps, me regardera comme étant de la famille, et « la meilleure amie de sa fille ». Du reste ne faudra-t-il pas quelqu’un pour accompagner Valentine, votre ravissante petite belle-sœur, qui va sortir de pension après Pâques ?…

Excusez, cher Monsieur, tout ce bavardage : j’avais vivement besoin de m’épancher dans votre « sein ». J’espère que dans votre prochaine lettre à Cécile, si toutefois vous ne me faites par l’honneur de me répondre directement, vous lui ferez part de l’impression sincère que vous aura causée ma lettre.

En attendant de recevoir de vos nouvelles, permettez-moi de prendre congé de vous en vous assurant, encore une fois, de mon plus affectueux dévouement.

Toute à vous,
Thérèse.