Les Stations de l’amour/5

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L’Île des Pingouins (p. 59-61).

V

Paris, 20 décembre 18…
Mon Léo,

Gérard arrive le mois prochain. J’ai reçu de lui une lettre datée de Baltimore ; il vient passer une quinzaine de jours en France, pour livraison au Creusot de je ne sais quelles machines et en commander d’autres.

Conçois-tu ma joie ?… Un autre toi-même qui m’arrive ! Il me dit t’avoir écrit sa venue en France ; mais quinze jours seulement, c’est peu !… j’espère qu’il pourra prolonger son séjour au moins d’une semaine.

Quel dommage que tu ne sois pas auprès de moi pour partager nos plaisirs !… Surtout Thérèse étant là… quelles belles parties carrées !… Car j’ai tout raconté à celle-ci, ou presque tout. Je lui ai dit que Gérard était ton ami d’enfance, que tu l’aimais comme un frère ; qu’il avait été mon amant, de ton gré, et que tous trois nous avions passé des nuits de volupté dans le même lit, je lui ai dit que je voulais recommencer avec elle et Gérard, qu’il la posséderait autant que moi. J’ai un peu hésité craignant qu’elle ne s’effarouchât de mes projets, mais quand j’eus fini, elle me dit simplement : « Oui, mais si je ne lui plais pas ?… »

— Ah ! cela m’étonnerait bien que tu ne lui plaises pas !… avec cette frimousse… cette bouche qui appelle les baisers, ces yeux de gazelle, cette gorge si parfaite !… Ah ! je n’ai qu’une crainte : c’est que tu lui plaises trop… S’il allait vouloir t’emmener en Amérique ?…

— Moi, vous quitter !… Écoutez, chère maîtresse… écoute, ma Cécile chérie : j’ai eu des amants, j’ai aimé des femmes, mais jamais, je te le jure, jamais je n’ai ressenti pour personne un sentiment pareil à celui que j’éprouve pour vous… pour toi. Je ne sais comment définir cette sorte d’amour… : cela tient de l’amour charnel le plus intense et de l’amour maternel, car vous êtes parfois une grande enfant, ma chérie, et aussi de l’amour filial. Vous êtes pour moi bonne comme une mère… je sens que vous êtes ma vie même… J’aimerai Gérard, j’aimerai Léo s’il veut de moi… je me donnerai à qui tu voudras, si cela peut augmenter tes plaisirs, mais s’il fallait désormais vivre sans toi, si tu ne m’aimais plus, si tu me renvoyais… j’obéirais, je m’en irais, mais avant trois mois je serais morte…

Je l’écoutais ravie. Accroupie devant moi, elle levait ses beaux yeux voilés de larmes, et le tremblement de sa voix me faisait vibrer délicieusement.

— Écoute-moi à ton tour, Thérèse. Je te crois et j’accepte le don de ta vie comme je te donne de la mienne ce qui m’en appartient. Tu es ma sœur, mon amante, ma femme… nous ne nous quitterons jamais… nous sommes liées l’une à l’autre… Et ne crains rien, je suis sûre que Léo m’approuvera et qu’il nous aimera toutes deux de la même affection.

Je mis sur son front un baiser chaste, presque fraternel, et nous nous quittâmes…

. . . . . . . . . . . . . .

… Hier jeudi, je suis allée voir ma jeune sœur à sa pension ; elle m’a demandé de la faire sortir pendant les vacances du jour de l’an : bien entendu j’y ai consenti, quoique cela doive me gêner dans mes relations avec Thérèse, car je la ferai coucher dans la chambre de Thérèse et j’installerai celle-ci dans ton cabinet de travail. D’ailleurs, quelques jours de repos me feront du bien. Elle devient extrêmement jolie, ma petite Valentine… plus jolie que moi, et bien développée. Sais-tu qu’elle vient d’avoir dix-sept ans ?… c’est une petite femme ; je crois qu’il faudra bientôt songer à la marier.

Papa et maman me pressent d’aller les rejoindre à Nice. Cela m’ennuie de quitter Paris. L’arrivée de Gérard sera un bon prétexte pour rester ici. Cependant, il pourrait se faire qu’il voulût aller passer quarante-huit heures auprès de mes parents, qu’il aime comme les siens, et qui l’aiment aussi comme un fils. Dans ce cas, je l’accompagnerais, et naturellement Thérèse serait du voyage.

Celle-ci m’a conté son histoire : Issue d’une très honorable famille, elle fit d’assez bonnes études dans un lycée de jeunes filles, et c’est là qu’elle prit le goût des attouchements et des divertissements entre elles. À la suite de malheurs de famille et de diverses aventures que je te raconterai lorsque nous serons ensemble, elle fut obligée de se placer. En dernier lieu, elle était chez la Saint-Léon, qu’elle avait, malgré son expérience, prise pour une vraie baronne. Mais la richissime Esther N…, qui entretenait cette dernière, prit ombrage de Thérèse (je crois qu’elle avait bien raison) et exigea son renvoi. C’est alors qu’elle rentra chez moi, pour son bonheur et pour le mien, je l’espère.

Ta Cécile.