Les Stratagèmes (Frontin)/Trad. Bailly, 1848/Livre II/Chapitre VI

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Texte édité et traduit par Charles Bailly, 1848.
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VI. Laisser fuir l’ennemi, de peur que, se voyant enfermé, il ne rétablisse le combat par désespoir.

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1. Les Gaulois manquant de barques pour franchir le Tibre, après la bataille gagnée sur eux par Camille, le sénat voulut qu’on leur facilitât le passage, et qu’on leur donnât même des vivres. Plus tard, lorsque des troupes de cette nation s’enfuirent en traversant le Pomptinum, on leur laissa libre un chemin qu’on appelle encore la route des Gaulois.

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2 L. Marcius, chevalier romain, à qui l’armée déféra le commandement après la mort des deux Scipions, voyant les Carthaginois, qu’il tenait enfermés, combattre avec plus d’acharnement, pour vendre chèrement leur vie, entr’ouvrit les rangs de ses cohortes, afin de les laisser échapper ; et, quand ils se furent dispersés, il tomba sur eux sans danger pour les siens, et en fit un grand carnage.

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3. C. César laissa fuir des Germains qu’il avait enfermés, et qui se battaient avec le courage du désespoir, puis il les chargea pendant leur retraite.

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4. Annibal, à la bataille de Thrasymène, voyant que les Romains combattaient avec une extrême opiniâtreté, parce qu’ils étaient investis, leur ouvrit un passage à travers les rangs de son armée ; et, pendant qu’ils fuyaient, il en fit un grand carnage, sans perte de son côté.

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5. Antigone, roi de Macédoine, tenant assiégés les Étoliens, qui, en proie à la famine, avaient tous résolu de chercher la mort dans une sortie, leur laissa la retraite libre, apaisa ainsi leur fougue, et, quand ils eurent pris la fuite, il les poursuivit et les tailla en pièces.

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6. Agésilas, roi de Lacédémone, ayant livré bataille aux Thébains, et s’étant aperçu que, enfermés par la disposition des lieux, ils se battaient en désespérés, fit ouvrir les rangs de son armée pour faciliter la retraite aux ennemis ; puis, lorsqu’il les vit en fuite, il reforma son corps de bataille, les chargea en queue, et les défit sans éprouver aucune perte.

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7. Le consul Cn. Manlius ayant trouvé, au retour d’une bataille, son camp au pouvoir des Étrusques, mit des postes devant toutes les issues. L’ennemi alors, se voyant enfermé, engagea le combat avec tant de fureur, que Manlius lui-même y perdit la vie. Aussitôt que ses lieutenants s’en aperçurent, ils dégagèrent une des portes pour donner passage aux Étrusques. Ceux-ci s’enfuirent en désordre, et rencontrèrent Fabius, l’autre consul, qui les défit entièrement.

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8. Thémistocle, après la défaite de Xerxès, empêcha les Grecs de rompre le pont de bateaux de l’Hellespont, et montra qu’il était plus sage de chasser de l’Europe ce prince, que de le forcer à combattre par désespoir. Il le fit même avertir du danger qu’il courait s’il ne se hâtait de fuir.

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9. Pyrrhus, roi d’Épire, avait fermé les portes d’une ville qu’il venait de prendre d’assaut ; mais, s’étant aperçu que les habitants, ainsi enfermés et réduits à la dernière nécessité, se défendaient avec résolution, il leur laissa la retraite libre.

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10. Le même roi recommande, dans les préceptes de stratégie qu’il a laissés, de ne pas presser à outrance un ennemi qui est en fuite, non-seulement de peur que la nécessité ne le force à rétablir le combat et à se défendre avec plus de courage, mais encore pour qu’il plie une autre fois plus volontiers, sachant que le vainqueur ne s’attachera pas à le poursuivre jusqu’à entière destruction.


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84. Per Pomptinum agrum, territoire de Suessa Pometia, aujourd’hui Sezze.

85. Sine periculo suorum trucidavit. Cf.Tite-Live, liv. xxv, ch. 37-39.

86. Adversus Thebanos. Il s’agit ici de la bataille de Coronée. Voyez Xénophon, Helléniques, liv. iv, ch. 3 ; Polyen, liv. ii, ch. 1, § 19.

87. Ceciderunt. Cette affaire, qui fut très-chaude, est rapportée par Tite-Live avec les détails les plus intéressants (liv. ii, ch. 47).

88. Pontem rumpere. Ce pont avait été construit, par ordre de Xerxès, sur l’Hellespont, près d’Abydos. Voyez Hérodote, liv. vii, ch. 33-36, et surtout liv. viii, ch. 109 et 110.

L’historien grec pense que Thémistocle ne laissa la retraite libre aux Perses que pour se ménager l’amitié de Xerxès, et s’assurer un asile chez ce roi, en cas qu’il éprouvât dans la suite quelque disgrâce de la part de ses concitoyens, ce qui arriva en effet.

89. Non usque ad perniciem fugientibus instaturos victores. À ce précepte de Pyrrhus on peut ajouter celui-ci : « Clausis ex desperatione crescit audacia : et quum spei nihil est, sumit arma formido. Ideoque Scipionis laudata sententia est, viam hostibus, qua fugiant, muniendam. » (Vegetius, lib. iii, c. 21.)

De là vient sans doute la maxime : « Qu’il faut faire un pont d’or à l’ennemi qui fuit. »

Mais c’est une opinion qui a rencontré depuis longtemps des contradicteurs parmi les plus célèbres tacticiens : « Si Dieu vous donnait la victoire, dit l’empereur Léon (Instit. 14), ne vous arrêtez point à cette mauvaise maxime : Vince, sed ne nimis vincas ; ce serait vous préparer de nouvelles affaires, peut-être des retours fâcheux. Profitez de votre avantage, et poussez l’ennemi jusqu’à sa ruine totale. À la guerre, comme à la chasse, c’est n’avoir rien fait que de ne pas achever ce qui était commencé. »

Montecuculli et le maréchal de Saxe pensaient de même. Ce dernier, blâmant le proverbe du pont d’or, qu’il appelle une grave erreur, dit, par une sorte de corollaire, qu’il n’y a de belles retraites que celles qui se font devant un ennemi qui poursuit mollement.

« La force d’une armée consistant dans son organisation, dit M. Rocquancourt (Cours complet d’art militaire, t. iv, p. 352), et celle-ci résultant de l’harmonie et de l’union de tous les éléments entre eux et avec la volonté unique qui les fait mouvoir, on ne saurait pousser trop vivement une armée battue, puisque, après une défaite, cette harmonie entre la tête qui combine, et les corps qui doivent exécuter, est détruite ; leurs rapports, s’ils ne sont entièrement brisés, se trouvent au moins suspendus. L’armée entière n’est plus qu’une partie faible ; l’attaquer, c’est marcher à un triomphe certain. »


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