Les Stromates/Livre septième/Chapitre III
Je laisse de côté tout le reste, me bornant à glorifier le Seigneur. Disons-le cependant. Les âmes véritablement gnostiques qui, par l’excellence de la contemplation, surpassent le régime et les habitudes de la sainte hiérarchie ; ces âmes auxquelles les tabernacles des dieux sont départis une fois que leur sainteté les a inscrites parmi les saints, et que, transportées tout entières d’un lieu où l’on arrive tout entier, elles passent de Séjours fortunés en séjours plus fortunés ; ces âmes qui, au lieu de contempler l’essence divine à travers les ombres, et dans un miroir, accueillies au banquet de l’immortalité, et nourries de la bienheureuse vision qui ne peut rassasier l’amour surnaturel, se repaissent de voluptés qui ne finiront jamais ; ces âmes demeurent, s’il m’est permis de parler ainsi, honorées pour toujours de l’identité de nature avec celui qui possède toutes les perfections. Voilà qu’elle est la contemplation intuitive de ceux qui ont le cœur pur ; voilà conséquemment qu’elle est l’opération de l’homme consommé dans la connaissance. Il a commerce avec Dieu au moyen du grand Pontife, en s’assimilant au Seigneur autant qu’il le peut par les hommages d’une piété qui, en honorant Dieu, tend au salut des hommes par l’exercice du saint ministère, par la propagation de la doctrine, et enfin, par l’accomplissement des bonnes œuvres.
Ouvrage de lui-même, le Gnostique se fonde et s’édifie de ses propres mains. Il fait plus ; il orne de vertus les disciples qui l’écoutent, devenu semblable à Dieu ; c’est-à-dire que, vivant avec Dieu dans un commerce dont les passions humaines ne sauraient l’arracher, il assimile, dans la mesure de ses forces, à l’impassibilité par essence l’impassibilité qui est chez lui le fruit de la lutte et de l’exercice. La bénignité, la mansuétude, et une grande piété envers Dieu, sont, à mon avis, les règles de l’assimilation gnostique, « sacrifice d’excellente odeur, » puisque, selon l’Écriture, « un cœur sans orgueil » et la science véritable, sont l’holocauste chéri de Dieu, que lui offre tout homme qui s’élève à la sainteté, et s’illumine jusqu’à consommer cette union où l’œil ne peut plus rien discerner ! En effet, réduire son propre corps en captivité, mourir à soi-même, en tuant le vieil homme qui nous corrompt par les désirs, et en suscitant des antiques habitudes de la mort, l’homme nouveau, l’Évangile et l’apôtre nous l’ordonnent, après que nous avons déposé le fardeau du péché et les troubles de l’âme. C’était là ce qu’insinuait secrètement la loi quand elle enjoignait d’enlever le pécheur du milieu du peuple, et de le faire passer de la mort à la vie, c’est-à-dire, à l’impassibilité qui vient de la foi. Cette vérité ne fut point comprise par les docteurs de la loi. Ils en interprétèrent les prescriptions comme si elle avait pour but de susciter leurs rivalités et leurs débats : par là même ils fournirent des prétextes à ceux qui veulent la calomnier sans la connaître. Voilà pourquoi nous faisons sagement de ne point sacrifier à Dieu, auquel rien ne manque et qui a tout donné aux hommes. Mais nous glorifions celui qui s’est sacrifié pour nous, en nous sacrifiant nous-mêmes à l’être auquel rien ne manque, précisément parce qu’il a tout en abondance, à l’être impassible ; précisément en vertu de cette même impassibilité. Dieu, en effet, n’est réjoui que de notre salut.
Oui, c’est à bon droit que nous n’offrons point de sacrifices à l’être sur lequel le plaisir n’a aucune prise. Le parfum de la victime, toujours arrêté dans les régions inférieures, ne parvient que difficilement aux nuages les plus rapprochés de nous, si tant est qu’il y parvienne. Dieu n’a donc pas besoin de nos offrandes[1], et ne se laisse point charmer par le plaisir. Que lui font les richesses et les trésors de la terre ? Il possède en lui-même tous les trésors, et il prodigue à la créature indigente l’abondance de ses largesses. N’allez pas croire non plus qu’on se le rend favorable par des oblations, par des offrandes, par des honneurs, ni qu’on l’amorce par rien de semblable. Il ne se manifeste qu’aux hommes vertueux qui n’ont jamais trahi la justice par la violence des menaces ou par la séduction des promesses. Quelques esprits, fermant les yeux à la liberté humaine qui, dans les déterminations morales, ne peut être ployée sous le joug de la servitude, ont supporté avec impatience les excès d’une grossière et inhabile injustice, et se sont écriés qu’il n’y avait point de Dieu[2]. Par une opinion à peu près la même, des hommes plongés dans les désordres de l’intempérance, ou bien, travaillés par des souffrances aiguës, ou bien atteints par des catastrophes soudaines, et des revers de fortune, ne croient plus à l’existence d’un Dieu, ou n’admettent qu’un Dieu dont les regards ne s’étendent pas à toutes les créatures. D’autres s’imaginent que les dieux de leurs pensées peuvent être apaisés par des sacrifices et des offrandes jusqu’à devenir les complices de leurs passions, et ils refusent de reconnaître qu’il n’y a pas d’autre Dieu que le Dieu véritable, identique avec la vérité, la justice et la bonté.
Notre Gnostique est donc pieux : il prend soin de lui-même, ensuite du prochain, à l’amendement progressif duquel il concourt de toutes ses forces. Un fils n’est-il pas les délices d’un bon père, quand il travaille à devenir bon et semblable à son père ? j’en dis autant du sujet vis-à-vis du prince. Croire et obéir, sont deux choses en notre pouvoir. Qu’on ne vienne pas nous dire étourdiment que la perversité de la matière, les mouvements inconsidérés de l’ignorance, et les nécessités aveugles dans l’absence du savoir sont le principe du mal[3] ! Le Gnostique commence par vaincre au moyen de la discipline ces bêtes féroces. Après le triomphe, il fait du bien, dans la mesure de ses forces, à tous ceux qui donnent les mains à son assistance. Est-il revêtu de l’autorité ? nouveau Moïse, il marchera, pour le salut commun, à la tête du peuple qu’il a mission de conduire, et il adoucira les natures sauvages et infidèles, distribuant aux meilleurs et aux plus vertueux, des récompenses, aux méchants des supplices dans la mesure qu’avoue la raison pour l’amendement du coupable. L’âme du juste, en effet, est comme une image et une ressemblance de la Divinité. Disons-mieux. L’obéissance aux préceptes l’a convertie en un sanctuaire où vient habiter réellement le chef des mortels et des immortels, le roi et le créateur de tout ce qui est bon, la loi véritable, le précepte, le Verbe éternel, enfin l’unique sauveur de chacun en particulier et de tous en général. Oui, c’est le Fils unique, c’est la splendeur du monarque universel, la gloire du Père Tout-Puissant, qui imprime à son image, dans l’âme du Gnostique, la contemplation parfaite. Par là, le Gnostique devient une troisième image divine qui, autant que cela est possible, s’assimile à la cause seconde, à la vie véritable, par laquelle nous vivons de la vie réelle, en reproduisant nous-mêmes le Gnostique tel que nous le décrivons, consolidé dans tout ce qui est permanent et immuable.
Maître de lui-même et de ce qui relève de lui, affermi dans l’immuable compréhension de la science divine, le Gnostique s’approche de la vérité avec un cœur pur. En effet, la connaissance et la compréhension des objets perceptibles à l’intelligence peut être appelée justement la science immuable. Une de ses parties, celle qui s’occupe des choses divines, a pour fonction d’envisager quelle est la cause première, quel est le principe « par lequel tout a été fait et sans lequel rien n’a été fait ; » quelles sont les essences qui pénètrent et celles qui contiennent, celles qui s’unissent et celles qui se divisent, quels sont le rang, la vertu, le ministère de chacune d’elles dans les choses humaines ! elle se demande : qu’est-ce que l’homme ? quelle est la fin conforme ou contradictoire à sa nature ? Comment doit-il se gouverner ? comment faut-il qu’il souffre ? quels sont ses vertus et ses vices ? où sont les biens, les maux, les objets qui tiennent le milieu ? qu’est-ce que la prudence, le courage, la tempérance ? qu’est-ce que la justice, vertu qui surpasse toutes les autres ? La prudence et la justice servent au Gnostique à l’acquisition de la sagesse. Par le courage, non content de résister aux coups de l’adversité, il fait face au plaisir, à la convoitise, à la souffrance, à la colère, en un mot, à tout ce qui peut maîtriser l’âme par la violence ou par la séduction. Nous n’avons point à supporter uniquement le vice et le mal, mais encore tout ce qui peut inspirer la crainte. La douleur est un agent destiné à guérir, à instruire, à corriger : il réforme les mœurs au profit de l’homme.
Le courage a plusieurs nuances, telles que la tolérance, l’élévation de l’âme, la force du cœur, la libéralité, la magnificence. De là vient que le Gnostique ne s’affecte en rien de la censure du vulgaire, et ne se soumet ni aux opinions ni aux flatteries du dehors. S’agit-il de supporter la douleur et le travail ? soit qu’il accomplisse le devoir, soit qu’il oppose au malheur une constance inébranlable, c’est toujours véritablement un homme, quand les autres ne sont que des enfants. En outre, fidèle à la prudence, qui ne l’abandonne jamais, il vit avec modération dans le repos de l’âme, accueillant ce qui lui est prescrit comme la chose qui lui convient le mieux, répudiant comme ennemi de sa nature tout ce qui traîne après soi la honte, se conduisant avec décence et pureté, au souvenir qu’il est pur et très-pur, étranger enfin à tout ce qui peut souiller l’âme. Il nage dans l’opulence, parce qu’il ne désire rien, n’ayant que des besoins peu nombreux, et parce qu’avec la connaissance il possède la plénitude des richesses. Le premier caractère de sa justice, c’est d’aimer ceux qui sont de même origine que lui, de vivre et de commercer avec eux, sur la terre aussi bien que dans le ciel. Voilà pourquoi il donne volontiers lorsqu’il possède ; humain et miséricordieux pour la personne, il hait d’une haine parfaite le méchant et le péché.
Il faut donc apprendre à être fidèle à soi-même et au prochain et à se conformer aux préceptes. On est le serviteur de Dieu quand on se soumet volontairement à la loi ; mais purifier son cœur, non plus en vertu du commandement, mais par amour pour la connaissance, voilà dans quelles conditions on devient l’ami de Dieu. Nous ne naissons point naturellement vertueux, et la vertu, quand nous sommes nés, ne se développe point en nous à la manière de nos organes, sans notre concours : s’il en allait ainsi, notre volonté et notre mérite n’y seraient pour rien. La vertu ne ressemble point non plus au langage que l’habitude et les événements forment de jour en jour ; ce mode de propagation est à peu près celui du vice. Il en est de même de la connaissance. Elle n’est le fruit d’aucun art, soit qu’il se propose le gain pour objet, soit qu’il ait pour but le soin du corps. Ne demandez pas non plus aux sciences libérales leur assistance. C’est les traiter magnifiquement, que de leur reconnaître la possibilité de préparer notre âme et d’en aiguiser l’intelligence. Sans doute les lois civiles peuvent réprimer les délits ; mais tous ces raisonnements, laborieusement combinés pour opérer la persuasion, s’arrêtent à la surface et ne produisent jamais la permanence inébranlable et scientifique de la vérité. Nous l’avons dit, la philosophie grecque est pour l’âme une purgation préliminaire et une introduction préparatoire à l’admission de la foi. La vérité vient ensuite édifier la connaissance sur ces fondements.
Voilà le véritable athlète qui reçoit la couronne dans le grand cirque, c’est-à-dire, sur la scène magnifique du monde, après avoir remporté la victoire sur toutes les perturbations de l’âme. L’ordonnateur des jeux publics est le Dieu tout-puissant ; son fils unique distribue les récompenses ; pour spectateurs, nous avons les anges et les dieux[4]. Quant à la matière du combat, elle est multiple et constante. En effet, nous n’avons point « à lutter seulement contre la chair et le sang, » mais contre les puissances spirituelles qui, par notre chair, soulèvent les tempêtes des passions. Le Chrétien qui sera sorti victorieux de ces grands combats, et aura renversé à ses pieds le tentateur occupé à nous susciter des luttes, est déjà en possession de l’immortalité, puisque dans la justice de ses jugements la sentence divine ne peut mentir. Le théâtre tout entier a été convié au spectacle ; mais il n’y a que les athlètes qui descendent dans l’arène ; parmi les athlètes, le vainqueur est celui qui a été le plus fidèle aux leçons du gymnasiarque[5]. N’est-il pas vrai que Dieu a suspendu au bout de la carrière les mêmes récompenses pour tous, et que le blâme de la défaite ne peut retomber sur lui ? Qui mérite la miséricorde obtient la miséricorde ; et le plus brave est celui qui a le plus de volonté. Nous n’avons reçu l’intelligence que pour savoir ce que nous avons à faire, et ce précepte : Connais-toi toi-même, signifie en cette occurrence : sachez quelle est votre fin dernière. Or, nous avons été placés dans ce monde pour embrasser volontairement la fidélité aux préceptes, si nous voulons parvenir au salut : rigoureuse et inflexible nécessité par laquelle il n’est pas permis d’échapper à Dieu.
Le devoir de l’homme, c’est donc d’obéir au Dieu qui a promulgué différents degrés de salut par l’exécution de ses commandements. Nous disposons Dieu à nous être favorable par l’aveu de ses bienfaits ; car la munificence du bienfaiteur a devancé notre gratitude. Avons-nous embrassé volontairement le précepte avec toutes les considérations nécessaires, l’avons-nous observé dans sa rigueur, nous sommes fidèles ; mais si notre reconnaissance monte vers Dieu par la charité pour le remercier, autant qu’il est en nous, des bienfaits que nous en avons reçus, nous obtenons le titre d’amis. Il n’est pas pour l’homme de meilleure action de grâces envers son Créateur, que d’accomplir ce qui est le meilleur devant Dieu. En effet, le maître et le Sauveur accueille les progrès dans le bien et l’amélioration que l’homme s’impose, pour lui plaire et le remercier, comme si l’avantage lui revenait à lui-même, comme si c’était un tribut qui lui profite. Au contraire, les fidèles éprouvent-ils au dehors quelque dommage, ou quelque offense, il se regarde comme outragé par l’ingratitude dans leur personne ; le mépris qu’on leur témoigne, il le prend pour lui, et leur honte est la sienne. Quel autre déshonneur, je le demande, pourrait atteindre Dieu ? C’est pourquoi l’action de grâces humaine ne peut jamais égaler l’importance et la dignité du salut, si nous la comparons avec les libéralités du Seigneur. Dans l’ordre civil, faire tort à la propriété, c’est nuire au maître ; insulter au soldat, c’est outrager le général. Il en est de même du Seigneur. Vous vous attaquez à ceux qui lui sont consacrés : vous l’avez méprisé personnellement. Regardez le soleil. Ses rayons n’éclairent pas seulement le ciel ; il répand sa lumière sur l’universalité des êtres, sur la terre, sur la mer. Pas une ouverture où il ne pénètre ; pas de lieu si secret dans l’intérieur des maisons qu’il n’éclaire. La lumière du Verbe n’est pas moins universelle : vous ne trouverez pas un seul point de la vie humaine, si imperceptible qu’il soit, sur lequel ne s’épanchent les rayons de ses clartés.
- ↑ Saint Clément, comme le prouve l’ensemble de sa pensée, ne rejette ici que les anciennes oblations de la loi, sans condamner le sacrifice de la loi nouvelle. Il ne nomme point l’Eucharistie, à laquelle il fait cependant allusion dans une autre circonstance, parce que la loi du secret ordonnait le silence sur le divin mystère.
- ↑ Voyez les Lois de Platon, livre X.
- ↑ Les Valentiniens croyaient, avec quelques philosophes de l’antiquité, que la matière était contemporaine de Dieu.
- ↑ Ce n’est pas la première fois que cette expression se rencontre. Saint Clément entend par là les différents degrés de la hiérarchie céleste, puissances, trônes, dominations, etc.
- ↑ Allusion à Jésus-Christ, qui nous a prescrit la manière de combattre et de vaincre.