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Les Stromates/Livre septième/Chapitre IV

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Texte établi par M. de GenoudeSapia (Tome cinquièmep. 598-602).
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Livre septième

CHAPITRE IV.
Les païens ont et les mouvements intérieurs de l’âme : de là l’origine et le berceau de toute superstition.

Les Grecs, peu contents d’attribuer aux dieux la forme de l’homme, les assujettissent aussi à nos passions. Chaque peuple leur prête sa ressemblance personnelle. « Les Éthiopiens, dit Xénophane, les représentent avec un visage noir et un nez camard ; les Thraces leur donnent des yeux azurés, et une figure qui tire sur le rouge. » De même les fabricateurs des dieux leur supposent une âme semblable à la leur. Interrogez le Barbare ; ses dieux ont des mœurs sauvages et brutales ; le Grec, ses dieux sont plus civilisés, mais accessibles néanmoins à toutes nos passions, Qu’arrive-t-il de là ? que nécessairement les méchants conçoivent de la Divinité des opinions mauvaises ; les hommes vertueux, de vertueuses opinions. Voilà pourquoi le Chrétien, dont l’âme est royale et versée dans la gnose, aussi fidèle adorateur de Dieu qu’il est éloigné de toute superstition, croit fermement qu’il n’existe qu’un seul Dieu, digne d’adorations, vénérable, magnifique, bienfaisant, auteur suprême de tous les biens, mais étranger à tous les maux.

Nous avons convaincu suffisamment les Grecs d’idolâtrie dans l’ouvrage que nous avons appelé Exhortation, où nous avons cité de nombreux témoignages qui allaient à notre but. Nous ne voulons point revenir sur une démonstration évidente. Mais, puisque notre sujet nous ramène à cette question, il nous suffira, pour éclaircir la discussion présente, de choisir dans la foule de nos autorités une ou deux preuves pour attester qu’assimiler Dieu aux hommes les plus pervers, c’est faire acte d’impiété. Dans la pensée de ces profanateurs, de deux choses l’une : ou les dieux sont outragés par les hommes, et dès lors l’offensé paraît manifestement inférieur à l’homme qui l’offense ; ou bien ils ne ressentent en aucune façon l’outrage. Dans cette hypothèse, pourquoi sont-ils transportés d’indignation, pareils à une vieille femme prête à s’irriter et incapable de retenir sa colère ? N’est-ce point ainsi que Diane se venge d’Œnée sur le peuple des Étoliens ? Quoi ! Diane, tu étais déesse et tu n’as point songé que l’action d’Œnée, simple oubli, ou bien légère inadvertance, dans la pensée qu’il avait déjà sacrifié en ton honneur, n’était point un mépris pour ta personne ? Mais que Latone[1] plaide sa cause devant Minerve, qui lui reproche d’être accouchée dans son temple, elle lui dit avec un grand sens :

« Si tu apperçois des dépouilles à demi-brisées, que la main du vainqueur a dérobées aux morts sur le champ de bataille, ce spectacle charme tes regards, au lieu de les révolter. Mais que j’accouche dans ton sanctuaire, ta colère éclate… Et cependant, si les animaux mettent bas dans les temples, la profanation disparaît[2]. »

En vérité, je ne m’étonne plus que ces païens superstitieux, si portés à la colère, soient toujours dans les transes, à la pensée que chaque événement est un principe de malheur et un sinistre présage. Le rat a percé l’autel qui était construit en boue. Ne trouvant rien de mieux à manger, il a rongé le vase des provisions lui-même. Le coq que vous nourrissez a chanté vers le coucher du soleil[3] : tremblez ! vous êtes menacés de quelque grande catastrophe. Le comique Ménandre tourne ainsi en ridicule un personnage, dans sa comédie intitulée le Superstitieux.

« Dieux immortels, quelle source de prospérité pour moi ! La courroie qui attachait la chaussure de mon pied droit vient de se rompre. — Qu’y a-t-il là de surprenant, imbécille ? elle était entièrement usée. Elle ne prouve qu’une chose, ta malencontreuse parcimonie quand il fallait la renouveler. »

La répartie d’Antiphon est pleine d’à-propos et de finesse. Une truie avait dévoré ses petits. Grande appréhension de la part du propriétaire, qui se croyait par-là sous le coup de quelque malheur. Antiphon s’apperçut que la bête se trouvait en mauvais état par l’avarice de celui qui la nourrissait ! « Réjouis-toi du présage, dit-il à son trembleur ; avec une faim pareille, tu dois remercier les dieux de ce que l’animal n’a point dévoré tes enfants. — Quelle merveille dit Bion, qu’un rat, ne trouvant rien de mieux à manger, ait rongé la corbeille ! Ce qui devrait surprendre, c’est que la corbeille, comme le disait en riant Arcésilas, eût mangé le rat. » Aussi j’applaudis de grand cœur à la réponse suivante de Diogène : Un homme ayant trouvé un serpent roulé en cercle autour du pilon de son mortier, s’extasiait sur le prodige. « Cesse de t’étonner, lui dit le philosophe, il serait bien plus merveilleux que le pilon se fût roulé autour du serpent resté droit et immobile. » Ne faut-il pas, en effet, que les animaux, dépourvus de raison, se meuvent, courent, combattent, se reproduisent et meurent ? Tous ces accidents leur sont naturels. N’allons donc point les prendre pour des phénomènes hors de la nature.

« Des multitudes d’oiseaux apparaissent à la lumière du soleil[4]. »

Le comique Philémon raille ainsi sur la scène comique ces terreurs religieuses :

« Si je vois mon esclave observer qui éternue, qui vient à parler, qui sort par hasard, je cours le vendre sur la place publique. Chacun marche, parle, éternue pour son propre compte. Les choses se développent conformément aux lois qui ont présidé à leur naissance. »

Poursuivons. Ici l’homme sobre invoque la santé ; là, l’intempérant qui se gorge d’aliments et fait la débauche les jours de fête, attire les maladies. Bon nombre redoutent les inscriptions suspendues au front des édifices. De là ce mot piquant de Diogène. Il avait lu sur une maison habitée par un méchant : « Hercule, fameux par sa victoire, habite en ces lieux. Défense à rien de mauvais d’y entrer. — Et comment donc entrera le maître du céans, s’écria Diogène ? « Ces mêmes hommes qui adorent tout bois, toute pierre, humide des libations qu’elle reçoit[5], tremblent à l’aspect d’un flocon de laine roussâtre, devant un grumeau de sel, une torche, un peu de souffre, dès que les magiciens les ont enchantés par d’immondes expiations. Mais Dieu, qui est le Dieu véritable, ne connaît que la sainteté du juste et la scélératesse du méchant. Assurément on peut voir des œufs, qui ont été couvés, éclore, après les purifications auxquelles ils ont servi[6] ; mais cela n’arriverait pas, s’ils avaient contracté la souillure de la purification.

Le comique Diphile raille avec finesse les enchanteurs dans les vers suivants :

« Je purifie les filles de Prætus, Prætus leur père, fils d’Abas, et une vieille édentée pour cinquième personnage, avec une seule torche et un seul ognon marin. Quelle multitude pour de si minces ressources ! J’y joins un peu de souffre, un peu de bitume, et quelques gouttes d’eau puisées sur les rivages de la mer retentissante. Mais toi, bienheureux Jupiter, envoie-moi à travers les nuages quelques grains d’hellébore, afin que cet insecte se change pour moi en bourdon. »

Ménandre a dit aussi avec un grand fond de sagesse :

« Si tu étais véritablement : malade, mon ami, il te faudrait un remède véritable. Mais pour la maladie imaginaire qui te travaille, voilà un remède imaginaire ; il te servira, n’en doute point, si des magiciennes te purifient en tournant autour de toi, si elles t’arrosent d’une eau puisée à trois fontaines différentes, avec une pluie de lentilles et de sel. Sais-tu quel est l’homme véritablement purifié ? Celui auquel le témoignage de sa conscience ne reproche aucun mal. »

« Oreste, Oreste, s’écrie la tragédie, quel mal t’a perdu ? Ma conscience elle-même, parce qu’une voix intérieure m’avertit que j’ai commis un grand crime. » Point d’autre pureté, en effet, que de s’abstenir de tout mal. Épicharme a donc raison de dire : « Si ton esprit est pur, toute ta personne l’est aussi. » Voilà pourquoi nous soutenons que les âmes doivent se purifier de leurs opinions perverses par la saine raison, et ainsi vides de toutes pensées mauvaises, se tourner vers les principaux dogmes de la religion. Il faut que les futurs initiés passent par quelques expiations préparatoires avant que les mystères leur soient livrés, afin que les traditions erronées fassent place aux traditions véritables.

  1. Le texte porte autê, celle-ci ; pronom qui, par la structure de la phrase, se rapporterait à Diane. Il y a ici erreur manifeste de copiste, puisque Diane, dans les idées mythologiques, est toujours vierge. Nous avons lu Létô avec le commentateur d’Oxford.
  2. Allusion à un passage d’Iphigénie en Tauride.
  3. Voyez Cicéron, De la Divination, liv. II, ch.  xxvii.
  4. Vers d’Homère, Odyssée, chant I, v. 131.
  5. Il y avait, dans l’antiquité, des pierres ou des troncs de bois placés à chaque carrefour, où les gens superstitieux venaient répandre des libations. On les appelait pierres grasses, liparoi lithoi. Théophraste, dans ses Caractères, nous représente le superstitieux à genoux devant ces bornes, qu’il arrose dévotement de ses parfums. La première élégie de Tibulle rappelle la même circonstance.
  6. On se servait d’œufs dans les purifications lustrales.