Les Tendresses premières/Le Grenier

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Le Grenier


Enfin, le dernier escalier
— Marches raides, étroits paliers
Et murs qui se lézardent —
Montait jusqu’aux mansardes ;
Puis d’un sursaut,
Là-haut,
Jusqu’au grenier.

Une porte s’ouvrait :
Et tout à coup c’était
Un enchevêtrement
De madriers carrés et de solives rondes ;
Et brusquement,
C’était une autre vie, un autre monde
Qui m’attendaient sous ces grands toits.
Je regardais presque sans voir, là, devant moi,
— Ruines ou décombres —
Se bosseler de gros tas d’ombres
Et pendre, au long des murs,
Un cortège figé de grands voiles obscurs.
Des rayons d’or et de poussière
Filtraient d’entre les joints des pierres
Et remuaient leur immobilité ;
Tout semblait morne et sourd et envoûté :
Les vieux habits, les lits boiteux, les vieilles cages,
Les horloges et leurs marteaux
Et les bahuts et les dressoirs dont l’âge
Avait rongé la plinthe et fendu les vantaux ;
Seule, dans l’angle, au Nord, telle un vacarme,
S’ouvrait, brutale et crue,
Sur la lumière de la rue,
Une lucarne.

Oh ! ces vieux objets usés et seuls, en leurs recoins !
Oh ! ces tristes et relégués témoins
Du temps qu’avaient rempli les miens de leur pensée !
Aux serrures grinçantes et cassées
Je surprenais la trace de leurs doigts ;
Aux vêtements raidis de séculaire empois,
Je découvrais les plis qu’avaient laissés leurs gestes ;
Mes mains en palpaient les contours,
Mon souvenir s’y ravivait, magique et preste,
Et je ressuscitais les anciens jours
Pleins de détresse, ou pleins de charme,
Avec un cœur d’autant plus lourd
Que mes deux yeux d’enfant avaient besoin de larmes.


Je m’attardais aux reliques d’orgueil,
Aux plumets d’or, aux insignes de guerre,
Aux sabres clairs encor des frissons de naguère,
Trop lourds, hélas ! pour moi,
Mais que je suspendais, avec émoi,
Aux bras massifs des grands fauteuils,
J’aimais les satins fiers, les étoffes meurtries
Où de sanglantes broderies
Chatoyaient

Et mon souffle d’enfant, je l’employais
À ranimer, sur des boutons de cuivre,
Quelque profil terni de lion ou de guivre.


Oh ! les défunts et lumineux trésors !
Et que d’heures, que d’heures
Les plus chères et les meilleures
M’y ont versé leur paix pour ne songer qu’aux morts.


L’été, je m’accoudais à la lucarne ouverte ;
Les champs, les bois, les flots, les plaines vertes,
Tout, de là-haut, me paraissait changé ;
Les sentiers du jardin semblaient avoir bougé,
Et les massifs, les boulingrins, les gloriettes
Et les poteaux blanchis du tir à l’arbalète
Étaient autres. Même le clocher
Semblait avoir, tel un géant, marché
Vers les courants d’Escaut dont les vagues pareilles
À des armes, luisaient et se tassaient là-bas.
Les moulins agitaient plus largement leurs bras
La meule et le blutoir et les aîles vermeilles
Ronflaient et bourdonnaient comme un million d’abeilles.

Les gueux, les éclopés, les mendiants
Qui s’en venaient prier de porte en porte
Me semblaient être d’autres gens ;
Leurs pieds fourbus, leurs jambes tortes
Boitaient d’un autre mouvement,
Et même, un jour, je ne pus reconnaître
La carriole vert-pomme du médecin
Qui ramenait du bourg voisin,
Trois béguines avec un prêtre.


On m’avait dit :
Au temps des foins,
Par un jour clair d’après-midi,
On distingue, par au-delà des routes blondes,
Parmi ses remparts rouges et verts, Termonde
Et quelquefois Malines, et puis Anvers, très loin…
Et je m’évertuais à découvrir, du coin
De mon tranquille et solitaire observatoire,
Avec mes yeux grands et fiévreux, la gloire
De Notre-Dame et du vieux Saint Rombaut.
Mais rien ne m’apparut jamais,
Les nuages passaient et s’exilaient, là-haut,
L’espace entier sonnait du cri des hirondelles,

Et je pleurais et me désespérais
De ne pouvoir, malgré l’effort
De mes regards tendus vers elles,
Les voir, elles, les tours droites et textuelles,
Avec leurs blocs de siècles morts,
Comme en mes vieilles images, régner dans l’or.


Le soir venant, je m’arrachais à ma retraite :
Je ne m’avouais point que j’avais peur
Mais mon cœur le sentait — le faîte
D’où tombaient l’ombre et la frayeur
M’apparaissait soudain morne et funèbre ;
Je me sentais frôlé, par des mains de ténèbres,
Des bruits naissaient et m’entouraient — et je fuyais,
Sans oser regarder ce qui me poursuivait.