Les Théories de la chaleur/01

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LES THÉORIES DE LA CHALEUR

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I

LES PRÉCURSEURS DE LA THERMODYNAMIQUE

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I

Le thermomètre, écrit l’abbé Nollet, « sortit pour la première fois des mains d’un paysan de Northollande. À la vérité, ce paysan, nommé Drebbel, n’était point un de ces hommes grossiers qui ne connaissent que les travaux de la campagne ; il paraît qu’il avait naturellement beaucoup d’industrie, et apparemment quelque connaissance de la physique de ce temps-là. » Inventeur ingénieux non moins que charlatan impudent, se vantant d’avoir trouvé le mouvement perpétuel en même temps qu’il faisait faire de grands progrès à l’art de teindre les étoffes, Drebbel sut se concilier les faveurs de Jacques Ier ; Rodolphe II le pourvut de grasses pensions et l’emmena à sa cour ; Ferdinand II, qui s’occupait lui-même de thermométrie, le choisit comme précepteur de son fils.

Le thermomètre de Drebbel, — invention qu’il a peut-être empruntée à Porta et dans laquelle il avait été, sans doute, précédé par Galilée, — se composait d’un tube de verre vertical, terminé, à son extrémité supérieure, par une ampoule de même matière et plongé, par son extrémité inférieure, dans un vase rempli d’eau ou de quelque liquide coloré. En chauffant l’ampoule de verre, on obligeait une partie de l’air qui y était contenu à refouler l’eau et à s’échapper au dehors ; lorsqu’on laissait ensuite l’air reprendre la température ambiante, la pression extérieure faisait monter le liquide dans le tube ; le liquide montait d’autant moins haut que l’air contenu dans l’ampoule de verre, plus échauffé, avait acquis une plus forte tension ; les variations de la tension d’une masse d’air dont le volume change peu étaient ainsi mises à profit pour marquer les « augmentations du chaud et du froid. »

Cet appareil peu pratique était cependant usité en Allemagne vers l’an 1621. Les membres de l’Académie del Cimento, si curieux de tous les progrès de la physique, ne tardèrent pas à lui substituer un instrument plus commode, celui dont nous nous servons encore. Enfermé dans une ampoule transparente que prolonge un tube fin, un liquide plus dilatable que l’ampoule monte dans le tube lorsqu’on l’échauffe, descend lorsqu’on le refroidit. L’Académie florentine, d’ailleurs, ne laissait passer aucune découverte de physique qu’elle n’en cherchât aussitôt l’application à l’art de guérir ; à peine Galilée avait-il reconnu la constante durée des oscillations d’un pendule, que le pendule servait à déterminer la fréquence ou la lenteur du pouls des malades ; le thermomètre, rendu maniable et portatif, devint incontinent, entre les mains du physiologiste vénitien Santorio Santori, un indicateur sensible et précis des progrès de la fièvre. Les écrits de Santorio rendirent populaire ce précieux instrument et, bientôt, on le trouva communément, dans les boutiques des émailleurs, sous le nom de thermomètre de Florence ou de Sanctorius.

On imagine difficilement l’intérêt qu’excitaient les indications de cet appareil « digne d’Archimède ». Tout le monde notait avec curiosité l’ascension ou la descente de l’esprit-de-vin coloré dans le tube de verre, car, écrivait Nollet, « le physicien, guidé par le thermomètre, travaille avec plus de certitude et de succès ; le bon citoyen est mieux éclairé sur les variations qui intéressent la santé des hommes et les productions de la terre, et le particulier qui cherche à se procurer les commodités de la vie, est averti de ce qu’il doit faire pour habiter pendant toute l’année dans une température à peu près égale. » Au dire d’Amontons, Colbert projeta de faire construire une grande quantité de thermomètres et de les envoyer dans différentes parties de la terre pour faire des observations sur les saisons et les climats ; il dut renoncer à son projet à cause des imperfections que présentaient, à cette époque, les thermomètres à esprit-de-vin : des thermomètres différens donnaient des indications qui n’étaient pas comparables entre elles.

Aucune règle fixe ne présidait au tracé des degrés sur la tige des thermomètres ; aussi ces divers instrumens n’exprimaient-ils pas le même chaud ni le même froid par un même nombre de degrés ; lorsqu’on les plaçait en un même lieu, l’un se fixait plus haut et l’autre plus bas ; l’un marquait 30° et l’autre seulement 20°. Certains physiciens avaient bien imaginé de choisir une année où l’hiver fût très froid et l’été très chaud, de marquer le point le plus bas et le point le plus haut atteints par l’esprit-de-vin dans ses excursions et de diviser en cent parties égales l’intervalle compris entre ces deux points ; un tel thermomètre permettait, il est vrai, à celui qui en était possesseur, de comparer, d’une année à l’autre, l’ardeur de l’été ou la rigueur de l’hiver ; mais, en communiquant ses observations à un autre physicien, il ne lui donnait que des renseignemens dénués de sens s’il ne lui envoyait, avec les observations, l’instrument qui avait servi à les faire, ou, du moins, un instrument gradué en même temps, au même lieu.

Un astronome auquel on demande la longueur du pendule qui bat la seconde serait mal venu à répondre que ce pendule a même longueur que son bâton, tout en cachant ce bâton ; ce qu’on attend de lui, c’est le nombre de pieds, de pouces, de lignes qui mesure la longueur demandée ; c’est un renseignement permettant à celui qui l’interroge de construire un pendule battant la seconde. Imaginer de même, pour la construction des thermomètres, une règle qui permette d’obtenir, n’importe où et n’importe quand, des instrumens comparables, des instrumens marquant assurément par un même nombre la même intensité de chaleur, tel est le problème qui sollicita les efforts des physiciens à la fin du XVIIe siècle et au début du XVIIIe siècle.

Le problème fut résolu pour la première fois en 1702 par Amontons. Abandonnée et reprise tour à tour, la méthode proposée par Amontons est devenue aujourd’hui, après bien des vicissitudes, la méthode normale à laquelle se subordonnent toutes les autres, la méthode qui détermine la température absolue.

Deux observations, toutes deux de première importance, servent de fondement à la méthode d’Amontons.

Dans deux ampoules de verre, prenons deux masses d’air ; chacune de ces masses est séparée de l’air extérieur par un tube recourbé, plein de mercure, formant manomètre ; supposons qu’à une même température l’une des deux masses supporte la pression d’une atmosphère et l’autre la pression de deux atmosphères ; chauffons également ces deux masses d’air, tout en versant, dans les deux manomètres, assez de mercure pour maintenir invariable le volume occupé par chacune d’elles ; tandis que la pression supportée par la première masse croîtra d’une certaine quantité, la pression supportée par la seconde masse croîtra d’une quantité double ; la seconde pression demeurera toujours double de la première. Ainsi, lorsqu’on échauffe également deux masses d’air en maintenant invariables les volumes des récipiens qui les contiennent, les pressions supportées par ces deux masses demeurent dans un rapport constant. Telle est la première observation d’Amontons.

La seconde, qui se peut faire avec un thermomètre arbitrairement gradué, est la suivante : la température de l’eau bouillante est invariable ; non seulement le thermomètre, plongé dans l’eau, garde après plusieurs heures d’ébullition le niveau auquel il était monté lorsque l’eau jetait ses premiers bouillons, mais encore, toutes les fois qu’on l’immerge dans l’eau bouillante, on le voit remonter au même point. Pour être rigoureux, Amontons aurait dû ajouter cette restriction : pourvu que la pression de l’atmosphère ait, dans toutes ces expériences, la même valeur ; cette restriction, dont Newton connaissait déjà l’importance, les progrès ultérieurs de la physique en ont indiqué la nécessité.

Que l’on prenne une ampoule pleine d’air reliée à un manomètre ; que l’on marque avec soin la pression qui maintient l’air dans cette ampoule lorsqu’elle est plongée dans l’eau bouillante, puis la pression qui, dans une autre circonstance, ramène cet air au même volume ; le rapport de cette dernière pression à la première pourra être regardé comme exprimant le rapport entre la température à laquelle l’air était porté dans cette dernière circonstance et la température fixe de l’eau bouillante ; ce rapport aura la même valeur quel que soit le thermomètre, ainsi construit, dont on fasse usage, en sorte que l’on aura un moyen assuré d’obtenir des instrumens comparables entre eux.

Ainsi, à l’exemple de Drebbel, Amontons propose comme thermomètre une masse d’air qu’une pression variable maintient sous volume constant ; la règle par laquelle, à chaque degré de chaud et de froid, il attache une certaine température, c’est-à-dire un certain nombre d’autant plus grand que la chaleur est plus intense, d’autant plus petit que le froid est plus vif, est la règle même à laquelle Desormes et Clément d’une part, Laplace de l’autre, reviendront un siècle plus tard ; c’est la règle que les travaux de Sadi Carnot, de Clausius, de W. Thomson, proposeront pour mesurer la température absolue.

Les raisons profondes qui nous font, aujourd’hui, préférer à toute autre la définition de la température proposée par Amon- tons ne pouvaient être devinées au début du XVIIIe siècle. Les grandes dimensions et la forme peu maniable du thermomètre qu’ Amontons avait imaginé, la nécessité, pour en interpréter les indications, d’avoir égard aux variations de la pression atmosphérique, empêchèrent le gros des physiciens d’adopter cet instrument ; le thermomètre de Florence garda leurs préférences. Il était donc nécessaire de construire des thermomètres à esprit-de-vin qui fussent comparables entre eux ; c’est ce que fit Réaumur.

Réaumur observa, en 1730, qu’un thermomètre placé dans l’eau qui se congèle atteint un certain degré et y demeure fixé tant que l’eau n’est pas en entier solidifiée ; dans quelque circonstance que l’on se place pour amener l’eau à se solidifier, le même thermomètre, plongé dans le liquide qui se congèle, revient au même point ; la température de congélation de l’eau est donc une température toujours identique à elle-même, une température fixe. Les progrès de la physique ont apporté à cette loi des corrections ; ils ont révélé des causes qui font varier le point de congélation de l’eau ; ils ont amené les physiciens à prendre pour température fixe non plus le point de congélation de l’eau, mais le point de fusion de la glace ; à s’entourer, dans l’observation de ce point, des plus minutieuses précautions ; mais ni ces corrections, pour nécessaires qu’elles soient, ni le fait que les académiciens de Florence avaient incidemment reconnu l’invariabilité du point de fusion de la glace, ne diminuent l’importance de la découverte de Réaumur.

De cette découverte d’une température fixe, Réaumur déduisit le moyen de fabriquer des thermomètres à esprit-de-vin comparables entre eux.

Que l’on plonge, dans de l’eau en voie de congélation, une ampoule de verre, prolongée par un tube fin et remplie d’esprit-de-vin ; qu’à l’endroit où vient affleurer le liquide on trace un trait marqué zéro ; que l’on détermine le volume occupé parle liquide dans ces conditions ; que l’on divise le tube en tronçons dont la capacité intérieure représente, à la température de congélation de l’eau, des parties aliquotes de ce volume, des millièmes par exemple ; que l’on numérote ces divisions à partir du trait marqué zéro. Si, dans une expérience, on voit l’esprit-de-vin affleurer à la division marquée cinq, on saura qu’entre la température de congélation de l’eau et la température de l’expérience, l’esprit-de-vin, contenu dans le verre, a subi une dilatation apparente égale à cinq millièmes. Si l’on a soin d’employer toujours, dans la construction des thermomètres, un esprit-de-vin doué des mêmes propriétés, — et Réaumur prescrit des règles minutieuses pour la préparation d’un tel liquide, — si l’on néglige les changemens que la nature variable du verre apporte à la loi de dilatation du récipient thermométrique, on obtiendra de la sorte des instrumens qui marqueront tous le même degré lorsqu’ils seront également échauffés, qui au même chaud ou au même froid feront correspondre le même nombre.

Pour que deux thermomètres construits suivant les règles tracées par Réaumur, soient rigoureusement comparables, il faut qu’ils soient formés du même verre et remplis avec le même liquide ; que le verre dont ils sont formés n’ait pas exactement, en tous deux, la même composition et le même degré de trempe ; que l’alcool qui les remplit n’ait pas, en tous deux, exactement la même concentration, et les indications de ces deux instrumens ne concorderont plus ; l’esprit-de-vin de l’un aura une dilatation apparente plus grande que l’esprit-de-vin de l’autre ; si on les place tous deux dans des conditions identiques, au sein d’un corps également échauffé en tous ses points, le premier marquera un degré plus élevé que le second.

Pour atténuer ces écarts, il est naturel d’astreindre tous les thermomètres, de quelque matière qu’ils soient constitués, adonner les mêmes indications pour deux températures fixes. On marquera, sur la tige du thermomètre, les deux points où affleure le liquide lorsque l’instrument est porté à la plus basse de ces deux températures, puis lorsqu’il est porté à la plus haute ; on divisera l’intervalle que ces deux points marquent sur la tige en un certain nombre de tronçons ayant même volume intérieur, et on prolongera cette division au delà des points fixes ; en de tels thermomètres, le liquide affleurera sensiblement au même trait pour un égal degré de chaleur, malgré les légères variations]qui peuvent survenir dans la nature du verre et du liquide.

Restent à choisir les deux températures fixes qui déterminent l’échelle thermométrique employée ; ce choix fit longtemps hésiter les physiciens. En 1688, Dalencé prenait comme températures fixes d’une part celle d’un mélange d’eau et de glace, d’autre part celle qui détermine la fusion du beurre. En 1694, Renaldini recommandait de déterminer les deux points fixes du thermomètre l’un au moyen d’un mélange d’eau et de glace, l’autre au moyen de l’eau bouillante ; mais son procédé n’aurait pu s’appliquer aux thermomètres à esprit-de-vin seuls usités à cette époque ; à la température de l’eau bouillante, la vapeur d’alcool a une tension telle qu’elle fait éclater les réservoirs des thermomètres ; la méthode de Renaldini ne devint pratique qu’après que Musschenbrœck eut répandu l’usage du thermomètre à mercure. En 1720, Delisle choisissait, pour graduer son thermomètre, la température de l’eau glacée et la température presque invariable des caves de l’Observatoire de Paris.

Vers 1714, un habile constructeur de Dantzig, Daniel-Gabriel Fahrenheit, fournissait aux chimistes des thermomètres à alcool qu’il remplaça en 1720 par des thermomètres à mercure ; ces divers thermomètres donnaient des indications très concordantes entre elles. Au dire du chimiste Woolf, Fahrenheit se vantait de pouvoir construire un thermomètre comparable à ceux qu’il avait déjà faits, en quelque lieu que ce fût, et sans avoir sous les yeux aucun instrument précédemment sorti de ses mains ; mais des raisons particulières l’empêchaient de divulguer le procédé qui lui permettait d’obtenir une telle concordance. Ce procédé, que les conseils de l’astronome Rœmer l’avaient aidé à fixer, n’était que la méthode imaginée par Dalencé ; mais Fahrenheit prenait pour point de repère inférieur la température d’un mélange de glace et de muriate d’ammoniaque,— c’était, croyait-on alors, le plus grand froid qui se pût obtenir, — et, pour point de repère supérieur, la température du corps humain.

Enfin, en 1742, le Suédois André Celsius proposa de reprendre la méthode de Renaldini et de diviser en cent degrés l’intervalle qu’un thermomètre à mercure parcourt entre la température de la glace fondante et la température de l’eau bouillante ; il marquait la première température du chiffre 100 et la seconde du chiffre 0 ; Linné, renversant cet ordre, acheva de donner au thermomètre à mercure la forme sous laquelle nous le connaissons.

Construits avec du mercure pur et avec un verre de nature constante, tous les thermomètres centigrades donnent des indications comparables ; si, au mercure, on substitue un autre liquide ; si l’on change le verre qui sert à former l’ampoule et la tige du thermomètre, on obtiendra des instrumens qui, dans une même enceinte uniformément chauffée, ne donneront pas exactement les mêmes indications ; toutefois, ils marqueront le même nombre de degrés lorsqu’ils seront plongés dans la glace fondante — ils marqueront tous 0° — ou lorsqu’ils seront entourés par la vapeur qu’émet l’eau en bouillant sous la pression de l’atmosphère — ils marqueront tous 100°. Entre ces deux températures, où tout écart doit disparaître, cet écart ne pourra pas, en général, prendre une valeur notable; au moins entre ces limites, tous les thermomètres seront à peu près comparables.

L’idée d’André Celsius est le point de départ de la thermométrie moderne. Cette idée, sans doute, s’est développée, et il y a loin du thermomètre centigrade dont usait le physicien d’Upsal aux instrumens minutieusement précis que construisent aujourd’hui d’habiles spécialistes ; mais, tout en se développant, elle est demeurée identique à elle-même, au moins dans ses traits essentiels.

II



Parmi les divers thermomètres que les physiciens ont imaginés, de Galilée ou de Drebbel à Celsius ou à Linné, en est-il un qui justifie son nom ? En est-il un dont les degrés mesurent la chaleur des corps ?

Pour les premiers physiciens qui usèrent du thermomètre, il ne pouvait être question de mesurer la chaleur; la physique de l’École enseignait que le chaud était une qualité ; cette qualité, tous les corps la possédaient avec une intensité plus ou moins grande ; mais la chaleur n’était pas une quantité, elle ne pouvait être mesurée par un nombre.

Bacon avait déclaré la guerre aux formes substantielles et aux qualités occultes ; il voulait les chasser de la science ; aussi la chaleur n’était-elle pas pour lui une qualité, mais un mouvement : « La définition ou la vraie forme de la chaleur, dit-il, celle qui appartient à l’univers et non au sens seulement, est celle-ci en peu de mots : La chaleur est un mouvement expansif, resserré et existant dans les particules ; cette expansion est d’abord modifiée en ceci : qu’en se faisant en tout sens, elle a néanmoins une tendance vers le haut... » Les scolastiques se refusaient à abandonner, pour cette physique nouvelle, l’antique physique d’Aristote ; on aurait quelque mauvaise grâce à leur en faire un reproche.

Fidèle à sa méthode, Descartes chercha, sous la qualité qu’exprimaient les mots chaud et froid, un élément quantitatif ; il regarda la chaleur comme une grandeur susceptible de mesure.

Selon la philosophie cartésienne, la matière n’est que l’étendue ; on n’y doit rien supposer que ce qu’étudient les géomètres, diverses figures et divers mouvemens ; à des figures et à des mouvemens, on doit ramener toutes les qualités que considéraient les scolastiques, en particulier le chaud et le froid. Qu’est-ce donc que la chaleur ? Une agitation très prompte et très violente des diverses parties du corps échauffé et, principalement, de celles qui sont les plus petites et les plus subtiles, de celles qui constituent pour Descartes le troisième élément.

Un corps est-il frappé par la lumière, la pression en laquelle consiste cette lumière s’exerce sur les diverses parties de ce corps ; mais elle s’exerce irrégulièrement, comprimant tantôt ce point, tantôt cet autre, agissant tantôt à l’une des extrémités d’une particule, tantôt à l’autre bout ; voilà rompu l’équilibre de ces parties, les voilà vivement agitées.

L’agitation des particules frappées par la lumière gagne de proche en proche celles qui n’ont pas été éclairées ; la chaleur se propage. Le mouvement calorifique ne cesse pas au moment même où cesse d’agir la cause qui l’a engendré ; ce n’est que peu à peu que les particules du troisième élément reviennent à l’équilibre ; ce n’est que peu à peu que la chaleur se dissipe.

Ces particules matérielles auxquelles la chaleur a communiqué un mouvement inusité, ne peuvent plus être contenues dans un espace aussi étroit que lorsqu’elles étaient soit au repos, soit animées d’un mouvement moins violent, car elles ont des figures irrégulières, en sorte qu’elles occupent moins de place lorsque le repos les laisse enchevêtrées que lorsqu’une agitation continuelle les sépare et les brouille d’une manière désordonnée ; aussi la chaleur dilate-t-elle presque tous les corps, les uns plus, les autres moins, selon la figure et l’arrangement des particules qui les composent.

Dans un corps liquide, les plus petites parties se remuent diversement l’une l’autre ; aussi les parties de la flamme, perpétuellement agitées, peuvent-elles, en leur communiquant de leur mouvement, rendre liquides la plupart des corps. Quand le feu fond les métaux, il n’agit pas avec une autre puissance que lorsqu’il brûle le bois. Mais parce que les parties des métaux sont toutes à peu près égales entre elles, la flamme ne peut les remuer l’une sans l’autre, et ainsi elle en compose des corps entièrement liquides ; au lieu que les parties du bois sont tellement inégales qu’elle peut séparer les plus petites, et les rendre fluides, c’est-à-dire les faire « voler en fumée », sans agiter au même degré les plus grosses.

Agitées par le feu, les diverses parties d’un corps exerceront des pressions variables sur l’éther qui les environne, et ces pressions, transmises instantanément aux régions les plus lointaines de cet éther, ne seront autre chose que la lumière émise par le corps incandescent.

Ce mouvement qui dilate les corps, qui les fond, qui les réduit en cendres et en fumée, qui donne de la lumière, nous explique aussi pourquoi la flamme nous échauffe ; tout ce qui remue diversement les petites parties de nos mains peut exciter en nous la sensation de chaud, « car, en se frottant seulement les mains, on les échauffe ; et tout autre corps peut aussi être échauffé, sans être mis auprès du feu, pourvu seulement qu’il soit agité et ébranlé, en telle sorte que plusieurs de ses petites parties se remuent et puissent remuer avec soi celles de nos mains. »

Or, — c’est un des points fondamentaux de la doctrine cartésienne, — à un assemblage de corps en mouvement correspond un nombre, nombre qui mesure l’intensité de l’agitation dont ce système de corps est animé, la quantité de mouvement qu’il possède ; ce nombre est doublé lorsqu’on double soit la grandeur de l’un des corps qui se meuvent, soit la vitesse qui entraîne ce corps. Ce nombre s’obtient, en un mot, en multipliant chaque masse mobile par la vitesse qui l’anime et en ajoutant entre eux tous les produits obtenus.

Dans un corps échauffé, sont des particules animées d’un mouvement peu ample, mais très rapide ; de ce mouvement, un corps donné, porté à un degré de chaleur déterminé, contient une certaine quantité ; cette quantité de mouvement calorifique dans un corps chaud, c’est la quantité de chaleur qu’il renferme.

Plus les particules agitées seront grosses, plus sera rapide le mouvement qui les anime, plus le corps échauffé possédera de chaleur. Le mouvement des parties de l’air, qui le rend extrêmement fluide, ne lui donne pas la puissance de brûler, car « entre les parties de l’air, s’il y en a de fort grosses, comme sont les atomes qui s’y voient, elles se remuent aussi fort lentement ; et s’il y en a qui se remuent plus vite, elles sont aussi fort petites. » Au contraire, parmi les parties de la flamme, « il y en a plus grand nombre d’égales aux plus grosses de celles de l’air, qui avec cela se remuent beaucoup plus vite. » Celles-là seules ont une quantité de mouvement assez grande pour brûler, comme il paraît « en ce que la flamme qui sort de l’eau-de-vie ou des autres corps fort subtils, ne brûle presque point, et qu’au contraire celle qui s’engendre dans les corps durs et pesans est fort ardente. »

Ainsi, à la notion purement qualitative de chaud et de froid que les physiciens avaient considérée jusqu’à lui, Descartes fait correspondre une notion quantitative, une grandeur, la quantité de chaleur, et, par là, il fait rentrer l’étude de la chaleur dans cette arithmétique universelle, appelée, selon lui, à embrasser tout le champ des sciences physiques.

Cette idée de quantité de chaleur, créée par Descartes, traversera tout un siècle sans éprouver presque aucune modification ; elle subira, il est vrai, le contre-coup de la révolution dont la dynamique va être l’objet ; Leibniz va montrer que la règle proposée par Descartes pour apprécier l’intensité de l’agitation qui anime un ensemble de corps est mal choisie ; qu’à cette règle il en faut substituer une autre ; qu’au lieu de multiplier la masse de chaque corps par sa vitesse, il faut la multiplier par le carré de cette vitesse ; qu’en un mot le rôle attribué par la philosophie cartésienne à la quantité de mouvement doit être réservé à la force vive. Aussi définira-t-on la quantité de chaleur présente dans un corps comme la force vive du mouvement intestin dont sont agitées les petites parties de ce corps. Mais, sauf en ce point, les idées cartésiennes touchant la nature du chaud et du froid demeureront inaltérées. Tout en renversant les théories optiques de Descartes et de Huygens, Newton s’exprime comme Descartes lorsqu’il parle de la chaleur. « La lumière, dit-il, agit sur les corps pour les échauffer, c’est-à-dire pour exciter en eux le mouvement vibratoire qui constitue la chaleur ; en revanche, échauffés au delà d’un certain degré, tous les solides deviennent lumineux, et cette émission de lumière est produite par les mouvemens vibratoires qui en agitent les diverses parties. »

Un pied cube d’or, un pied cube de plomb, un pied cube d’eau, un pied cube d’air, lorsqu’ils sont également chauds, contiennent une même quantité de chaleur ; la quantité de chaleur que renferme un corps porté à une température déterminée ne dépend que de son volume et est proportionnelle à ce volume ; c’est une loi communément admise au début du XVIIIe siècle ; dans leurs traités de physique, Pierre de Musschenbrœck, l’abbé Nollet, énoncent cette loi et rapportent des expériences qu’ils jugent propres à la démontrer.

Peut-on mesurer cette quantité de chaleur contenue dans l’unité de volume d’un corps quelconque porté à une température donnée ? Le thermomètre fournit-il une indication à cet égard ? Parmi les thermomètres variés que les physiciens ont imaginés, en existe-t-il un qui monte exactement d’un degré chaque fois que la quantité de chaleur contenue dans un pied cube de matière augmente d’une même quantité, chaque fois que les substances qui le composent éprouvent un gain égal de chaleur ? Celui-là, et celui-là seul, marquerait un nombre de degrés proportionnel à l’accroissement que subit la force vive du mouvement calorifique au sein du corps au contact duquel il se trouve, lorsque ce corps passe du point de fusion de la glace au point de chaud ou de froid où il est actuellement porté ; celui-là seul serait vraiment un thermomètre.

Ce problème sollicite l’attention de tous les physiciens qui, au début du XVIIIe siècle, cherchent à perfectionner le thermomètre ; tous reconnaissent qu’ils ne le peuvent résoudre. Des thermomètres comparables nous permettent d’étudier tous les corps et de dire avec certitude : « Celui-ci est aussi chaud, plus chaud, moins chaud que celui-là. » Ils ne nous indiquent rien de plus. Pour porter un corps de 0° à 100°, il faut lui fournir une plus grande quantité de chaleur que pour le porter de 0° à 20°, mais rien ne prouve qu’il faille lui en fournir cinq fois plus. Lorsque, dit Musschenbrœck, les corps qui forment un thermomètre « viennent à être dilatés par une certaine quantité de feu, nous ignorons si une double quantité de feu les dilate deux fois davantage… Par conséquent, le thermomètre nous peut seulement faire voir si le mercure se raréfie plus ou moins par le moyen d’un peu plus ou moins de feu ; il ne nous fait voir en effet rien davantage, et nous ne devons rien en conclure de plus. » Réaumur n’est pas moins net dans l’affirmation de cette vérité : « Chacun des degrés égaux en étendue dans deux thermomètres, et peut-être dans le même, marquera bien un degré égal de la dilatation de l’esprit-de-vin, mais non pas un degré égal de chaleur. Il n’est pas sûr que la chaleur, toujours augmentée par degrés égaux, produise dans l’esprit-de-vin des augmentations égales de volume... Deux thermomètres où l’esprit-de-vin sera inégalement élevé marqueront seulement que l’un aura reçu un certain nombre de degrés de chaleur plus que l’autre, mais non pas quel sera le rapport de ces différens degrés entre eux. »

La détermination de la quantité de chaleur qu’il faut fournir à un pied cube de matière pour le porter d’un degré thermométrique à un autre demeure cependant la connaissance qu’il est le plus essentiel d’acquérir si l’on veut, avec Descartes, réduire l’étude de la chaleur à l’arithmétique universelle. « M. de Réaumur, dit l’Histoire de l’Académie pour l’année 1730, ne croit pas qu’on puisse arriver à cette connaissance exacte, tant il est arrêté qu’il restera toujours beaucoup d’obscurités dans nos lumières. »


III


La solution que Réaumur désespérait de trouver était, cependant, fort aisée à découvrir ; Black et Grawford la donnèrent quelque quarante ans plus tard.

Pour élever la température d’une livre d’eau depuis le point de fusion de la glace jusqu’au point que le thermomètre centigrade marque 1°, il faut accroître d’une quantité bien déterminée la chaleur que renfermait cette livre d’eau à 0°. Cette quantité invariable peut nous servir d’étalon dans la mesure des quantités de chaleur, d’unité de chaleur. Pour porter, de la température 0° à la température 1°, deux, trois quatre livres d’eau, il faudra leur communiquer deux, trois, quatre unités de chaleur ; au contraire, lorsque une, deux, trois livres d’eau se refroidissent de 1° à 0°, elles perdent une quantité de chaleur égale à une, deux, trois unités.

Prenons maintenant 10 onces de mercure chauffées à 100 dans la vapeur d’eau bouillante; plongeons-les dans 33 onces d’eau que de la glace fondante avait amenées à 0° ; le mercure va se refroidir et l’eau s’échauffer ; au bout de peu de temps, l’ensemble de ces deux corps aura pris la température commune de 1°. Les 10 onces de mercure ont perdu une certaine quantité de chaleur, précisément celle qu’il serait nécessaire de leur fournir pour les réchauffer de 1° à 100° ; qu’est devenue cette chaleur ? Elle a été cédée aux 33 onces d’eau, qu’elle a échauffées de 0° à 1°. L’observation que nous venons de faire nous permet d’évaluer cette quantité de chaleur ; elle nous apprend que, pour échauffer une livre de mercure de 1° à 100°, il faut lui fournir 33 unités de chaleur. Par le même procédé, nous pourrons connaître la quantité de chaleur nécessaire pour porter une livre de mercure de 1° à 50° ; par différence, nous saurons ce qu’une livre de mercure gagne de chaleur lorsqu’elle s’échauffe de 50° à 100°.

Cette méthode des mélanges est très générale ; elle permet de mesurer, d’évaluer en nombre le gain de chaleur qu’éprouve un corps quelconque pour passer d’une température à une autre. Son premier effet est de ruiner la loi qu’admettaient Nollet, Musschenbrœck, la plupart des physiciens au début du XVIIIe siècle ; des volumes égaux de différentes substances n’absorbent point la même quantité de chaleur pour s’échauffer également ; il faut un peu moins de chaleur pour échauffer de 1° deux pieds cubes de mercure que pour échauffer de la même quantité un pied cube d’eau. Chaque corps, à chaque température, possède une chaleur spécifique ; c’est la quantité de chaleur qu’il faut fournir à l’unité de poids de ce corps pour la porter de la température en question à une autre, plus élevée d’un degré dans l’échelle thermométrique ; c’est à l’expérience qu’il faut demander l’évaluation des chaleurs spécifiques. Cette évaluation va devenir l’un des princi- paux sujets d’étude pour les physiciens de la fin du XVIIIe siècle.

Il ne s’agit plus de savoir si toute ascension d’un même nombre de degrés du mercure dans le thermomètre correspond à un égal accroissement de chaleur dans les corps qui l’environnent ; la question n’aurait plus de sens, à moins que l’on ne précise la nature de ces corps. Aussi cette question, qui avait tant préoccupé les physiciens, change-t-elle de forme après les découvertes de Black et de Crawford ; elle se transforme en celle-ci : un thermomètre donné, un thermomètre à mercure par exemple, éprouve-t-il un même gain de chaleur toutes les fois qu’il monte d’un degré, quelle que soit la région de l’échelle thermométrique où se produit cette ascension ? La méthode des mélanges permet de résoudre la question. De Luc montre qu’il faut toujours à peu près la même quantité de chaleur pour faire monter le thermomètre à mercure d’un degré, quel que soit ce degré.

De la méthode des mélanges, Black allait, en 1762, tirer une découverte encore plus importante.

Prenez une livre de glace au moment où elle commence à fondre et où, par conséquent, sa température est 0° ; plongez-la dans quatre-vingts livres d’eau portées à 1° ; la glace va fondre, l’eau se refroidir ; au bout d’un certain temps, la glace aura entièrement disparu et il restera quatre-vingt-une livres d’eau ; le thermomètre, plongé dans cette eau, marquera exactement 0°.

Les quatre-vingts livres d’eau que nous avions prises à la température de 1°, se refroidissant de 1° à 0°, ont abandonné, nous le savons, quatre-vingts unités de chaleur ; qu’est devenue cette chaleur ? La livre de glace que nous avions prise s’est transformée en une livre d’eau, mais sa température n’a pas changé ; elle était 0° avant l’opération, elle est 0° après. Ainsi, une livre de glace, en fondant, absorbe une quantité de chaleur considérable, une quantité mesurée par le nombre 80, et cela sans que sa température varie. Inversement, une livre d’eau à 0°, se convertissant en une livre de glace également à 0°, dégage quatre-vingts unités de chaleur.

L’observation de Black expliquait de la manière la plus heureuse une ancienne expérience que les académiciens de Florence avaient exécutée sans l’interpréter. Ils avaient rempli un vase de glace pilée très fine et, y ayant mis un thermomètre, l’avaient laissé prendre la température du bain ; puis, plongeant le vase plein de glace dans l’eau bouillante, ils avaient remarqué que la chaleur faisait fondre la glace tandis que le thermomètre demeurait stationnaire ; la chaleur de l’eau bouillante était absorbée par la glace qui repassait à l’état liquide sans que le thermomètre en ressentît aucun effet.

Black put observer que les autres corps solides, en fondant, absorbent, comme la glace, une certaine quantité de chaleur sans que leur température éprouve de changement ; que la vaporisation de l’eau, des autres liquides, est également accompagnée d’une grande absorption de chaleur, bien que la vapeur ne soit pas plus chaude que le liquide.

L’observation de Black fournissait un nouveau moyen d’évaluer les quantités de chaleur ; toutes les fois qu’un corps, en se refroidissant ou en éprouvant quelque autre modification, fait fondre une livre de glace prise à 0°, on sait qu’il a abandonné quatre-vingts unités de chaleur ; de ce principe, Wilcke, en 1772, Lavoisier et Laplace, en 1783, déduisirent une nouvelle méthode calorimétrique qui fut, pendant longtemps, préférée à la méthode des mélanges.

Les expériences de Black prouvaient que la chaleur communiquée à un corps peut se comporter de deux manières bien différentes ; si le corps n’éprouve aucun changement d’état, elle en élève la température, elle fait monter le thermomètre qui touche ce corps ; mais si le corps éprouve un changement d’état, si de solide il devient liquide, si de liquide il se transforme en vapeur, la chaleur s’emmagasine en lui sans le rendre plus chaud, sans faire monter le thermomètre que l’on plonge dans son sein ; cette chaleur devient latente ; si le corps éprouve un changement d’état inverse, si le liquide se solidifie, si la vapeur se condense, il abandonne de la chaleur sans que la température s’abaisse ; il échauffe les corps qui l’entourent sans se refroidir ; la chaleur qu’il avait emmagasinée à l’état latent redevient libre.

Ces phénomènes nous sont aujourd’hui si familiers que nous méconnaissons volontiers l’importance de la révolution produite, par leur découverte, dans les idées des physiciens éclater aux yeux la grandeur de cette révolution.

La quantité de chaleur avait été introduite par les cartésiens comme une grandeur susceptible d’exprimer en nombres nos sensations de chaud et de froid ; la quantité de chaleur contenue dans un corps était plus ou moins grande selon que ce corps nous semblait plus ou moins chaud ; un pied cube de fer, un pied cube d’eau, un pied cube d’air renfermaient autant de chaleur l’un que l’autre lorsqu’ils étaient également chauds.

En créant la calorimétrie, Black et Crawford montrèrent que des corps de nature différente, en s’élevant d’une même température à une autre même température, absorbaient des quantités inégales de chaleur, en sorte que ces deux expressions : deux corps sont également chauds et deux corps contiennent, par unité de volume, la même quantité de chaleur, ne pouvaient plus être prises comme synonymes, ainsi qu’elles l’avaient été jusque-là.

Du moins était-il loisible de penser qu’on échauffait forcément un corps, de nature donnée, en lui fournissant une certaine quantité de chaleur ; qu’on le refroidissait en lui soustrayant cette même quantité de chaleur ; la découverte de la chaleur latente rendait inadmissible cette opinion ; elle rompait tout lien entre le sens que le mot chaleur a dans la langue vulgaire et le sens , qu’il prend dans le langage des physiciens ; un corps peut gagner de la chaleur sans devenir plus chaud, il peut perdre de la chaleur sans devenir plus froid.

Les corps ont la propriété d’affecter nos sens d’une manière plus ou moins intense, de nous paraître plus ou moins chauds ; cette propriété, les physiciens ne la représentent plus comme une grandeur, ils ne la mesurent plus ; tout ce qu’ils peuvent faire, c’est de rapporter les diverses intensités de cette qualité à une échelle de nombres qui croissent en même temps que les corps s’échauffent ; chaque thermomètre nous fournit une semblable échelle. La quantité de chaleur, au contraire, est une grandeur que mesurent les diverses méthodes calorimétriques ; mais cette grandeur, sans relation directe avec la propriété qu’a le corps d’être plus ou moins chaud, mesure quelque chose que le physicien suppose en ce corps, non pas en vertu de ses perceptions sensibles, mais en vertu de ses idées théoriques.

Les idées théoriques des physiciens, touchant la quantité de chaleur, allaient elles-mêmes être bouleversées par la découverte de Black.


IV


Les diverses parties d’un corps échauffé étaient, selon les cartésiens, animées d’un mouvement très petit et très rapide ; la quantité de chaleur renfermée dans le corps était la mesure de cette agitation interne ; elle en représentait la quantité de mouvement, selon Descartes, et la force vive, selon les physiciens éclairés par les découvertes de Leibniz et de Iluygens. Grand fut le succès de cette théorie de la chaleur ; toutefois, elle ne parvint jamais à déraciner en certains esprits les théories qu’elle était venue supplanter ; si les scolastiques continuaient à regarder la chaleur comme une qualité, les chimistes, fils des alchimistes, persistaient à l’attribuer à une substance fluide répandue dans tous les corps : le feu.

Newton partageait les idées de Descartes sur la chaleur, mais la lumière, au lieu d’être pour lui l’effet d’un mouvement, était l’impression produite sur notre œil par une substance spéciale, formée de corpuscules très ténus que les corps lumineux lançaient avec une extrême vitesse ; la chaleur qui , si souvent, accompagne la lumière, n’est-elle pas un effet, soit de cette même substance, soit d’une substance analogue ? Beaucoup de disciples de Newton le pensèrent et abandonnèrent la doctrine cartésienne.

La découverte des principales manifestations de l’électricité porta un nouveau coup à cette doctrine ; les phénomènes électriques semblaient s’expliquer d’une façon si heureuse par les propriétés d’un fluide très subtil, capable de pénétrer tous les corps, de circuler rapidement dans les conducteurs, lentement dans les isolans, que l’existence du fluide électrique fut bientôt admise de ceux mômes qui répugnaient le plus à introduire de telles substances dans les théories de la physique ; l’électricité acceptée, le feu ne pouvait tarder à l’être ; peut-être même ces deux fluides étaient-ils identiques ; du moins, l’abbé Nollet l’enseignait et l’on imprimait des ouvrages qui avaient pour titre : Le spectacle du feu élémentaire ou cours d’électricité expérimentale.

Plusieurs physiciens étaient déjà si bien convaincus de l’existence substantielle du feu qu’ils disputaient entre eux des propriétés de ce corps. Le feu est-il pesant ? Beaucoup le pensaient, car, lorsqu’il s’accumule dans un métal fortement chauffé, le feu le transforme en une terre plus lourde que le métal. Jean Rey, il est vrai, avait, dès 1630, expliqué cet accroissement de poids par la fixation de l’air atmosphérique sur le métal chauffé, et Boerhave appuyait ce sentiment d’expériences délicates ; mais d’autre part, Boyle, en 1670, donne de la pesanteur du feu une preuve qui semble décisive : dans un tube hermétiquement clos, en sorte que rien n’y puisse entrer, sinon la chaleur, il calcine du plomb et il trouve qu’après calcination le plomb a augmenté de poids. D’ailleurs Stahl développe bientôt son système chimique qui exclut l’explication de Jean Rey ; aussi S’Gravesande, Lémery, Musschenbrœck ne font-ils aucune difficulté de regarder le feu comme un corps pesant ; Homberg va jusqu’à penser que le feu, fortement condensé, n’est autre que le soufre.

Bien des philosophes, cependant, hésitaient encore entre la supposition que la chaleur consiste en un mouvement et l’hypothèse que le feu est un corps fluide, lorsque la découverte de la chaleur latente absorbée durant la fusion de la glace vint lever tous les doutes. Comment concilier l’hypothèse cartésienne avec l’observation de Black ? À une livre de glace, les corps extérieurs cèdent toute la force vive que mesuraient quatre-vingts unités de chaleur ; la force vive du mouvement dont vibrent les particules qui composaient cette glace a dû augmenter d’autant ; ce mouvement doit être beaucoup plus vif dans l’eau produite que dans la glace dont elle provient ; si donc la sensation de chaud n’est que l’effet produit sur nos organes par cette vive agitation des parties matérielles, comment l’eau ne nous paraît-elle pas plus chaude que la glace qui l’a fournie ?

Cette objection sembla insurmontable à Black et à la plupart de ses contemporains ; elle mit le comble à la réaction contre les idées de Descartes, réaction si activement poussée en métaphysique et en dynamique par Leibniz, en mécanique céleste et en optique par Newton ; la tourmente emportait la réduction de la substance matérielle à l’étendue en même temps que la conservation de la quantité de mouvement, l’explication de la pesanteur par les tourbillons en même temps que la théorie ondulatoire de la lumière ; dans cette tourmente, disparut aussi l’hypothèse cartésienne sur la nature de la chaleur. On admit que la chaleur était un fluide.

Ce fluide se distingue de tous les autres corps connus en ce qu’il est privé de poids ; la chaleur, en pénétrant dans un corps, ne le rend pas plus lourd ; en le quittant, elle ne le rend pas plus léger ; si un métal calciné augmente de poids, ce n’est pas parce qu’il emmagasine de la chaleur ; c’est parce que l’oxygène de l’air se combine au métal échauffé ; dès 1772, ce point est établi par Lavoisier d’une manière définitive.

S’il est dénué de pesanteur, le fluide calorifique possède, du moins, toutes les autres propriétés essentielles des corps ; mis en présence d’un autre corps, il peut le pénétrer en tout sens, s’y mélanger à la façon d’un menstrue, sans entrer en combinaison avec lui ; il peut aussi s’y combiner comme un acide se combine avec un alcali.

Lorsqu’on fait pénétrer dans un corps une certaine quantité de chaleur, une partie de cette chaleur demeure à l’état de liberté ; elle se répand dans les intervalles que laissent entre elles les molécules matérielles, comme un gaz se répand dans les méats d’un corps poreux ; comme un gaz, cette chaleur libre est douée de tension ; c’est cette tension qui écarte les molécules des corps pondérables, de façon à dilater ces corps ; c’est la valeur plus ou moins grande de cette tension que dénote l’ascension plus ou moins grande du mercure dans le thermomètre, qu’accuse le degré plus ou moins élevé de la température ; c’est cette tension qui agit sur nos organes et produit la sensation de chaud. Cette tension exerce sur les corps des effets semblables à ceux que produit la pression d’un gaz ; selon Montgolfier, dont Prévost nous rapporte l’opinion, lorsque la poudre s’enflamme dans l’âme d’un canon, la grande quantité de chaleur qui se dégage subitement unit sa tension à la pression des gaz mis en liberté pour chasser violemment le boulet hors de la pièce.

Une autre partie de la chaleur qui pénètre dans un corps se combine aux molécules qui composent ce corps ; cette dernière partie perd sa tension en se combinant, de même que l’oxygène perd sa tension en s’unissant à un métal ; étant privée de tension, elle demeure sans action sur le thermomètre, sans effet sur nos sens ; c’est la chaleur latente.

Cette combinaison du fluide calorifique avec les molécule des corps pondérables, les physiciens la comparent de tout point à la combinaison chimique ; lorsque la révolution accomplie par Lavoisier rend nécessaire la création d’une nomenclature chimique rationnelle, la commission chargée de fixer cette nomenclature n’oublie pas la matière à laquelle sont dus les effets de la chaleur ; à cette matière, elle donne le nom de calorique, qui est universellement adopté ; tous les ouvrages qui exposent la nouvelle science traitent du calorique comme ils traitent de l’oxygène ou de l’acide muriatique ; le Traité élémentaire de chimie de Lavoisier débute par un chapitre des combinaisons du calorique et de la formation des fluides élastiques aériformes ; dans la Statique chimique de Berthollet, on lit des phrases telles que celles-ci : « De même qu’il faut des quantités différentes des mêmes acides pour produire le même degré de saturation avec différentes bases alcalines, il faut aussi différentes quantités de calorique pour produire le même degré de saturation dans différens corps, ou, ce qui est la même chose, pour les élever d’une même température à une autre température déterminée. » « Lorsque le calorique produit la liquéfaction des corps solides, il agit comme les dissolvans et, sous ce point de vue, il leur peut être assimilé. »

Bientôt même les chimistes veulent pénétrer plus avant dans la constitution de ce corps, et des divergences éclatent entre eux à ce sujet. Lavoisier regarde le calorique comme un corps simple et, en 1781, il s’élève avec véhémence contre Scheele qui, en considérant la chaleur comme une combinaison d’air vital et de phlogistique, veut « ôter au feu et à la lumière la qualité d’élémens qui leur a été attribuée par les philosophes anciens et modernes. » De Luc, au contraire, après Trembley et Le Sage, regarde le feu comme un corps composé de lumière et d’un autre élément que Prévost nomme la base du feu ; le même De Luc pense que « l’électricité se décompose par trop de densité et manifeste alors ses ingrédiens les plus immédiats : la lumière, le feu, et une substance ayant l’odeur phosphorique. » Mais ces divergences n’ébranlent pas la croyance au fluide calorifique et, en 1803, Berthollet peut conclure l’exposé des raisons qui militent en faveur de cette croyance par cette phrase que ne désavouent pas les plus illustres et les plus prudens physiciens de ce temps : « Si l’on ne veut pas regarder cette conformité entre les propriétés du calorique et celles d’une substance qui subit une combinaison comme une preuve rigoureuse de son existence substantielles, on ne pourra se refusera convenir que l’hypothèse de son existence n’a aucun inconvénient, avec l’avantage de n’introduire dans les explications des phénomènes que des principes généraux et uniformes. »


V


L’air que les lèvres entr’ouvertes exhalent doucement a la tiède température qu’il a prise dans les poumons ; lorsque, au contraire, fortement comprimé, il s’échappe de la bouche en un souffle puissant, l’air est froid ; ces deux effets contraires, — est-il besoin de le dire ? — ont été remarqués de toute antiquité ; le passant, hôte du satyre, les mettait à profit :

L’un refroidit mon potage,
L’autre réchauffe mes doigts.

Le satyre se contentait de jeter hors de son antre cet être étrange

                      dont la bouche
Souffle le chaud et le froid.

Plus curieux que le satyre, les physiciens, au début du XIXe siècle, ont voulu se rendre compte du refroidissement qu’éprouve une masse d’air en se détendant ; par là, ils ont créé cette branche de science que nous nommons aujourd’hui la Thermodynamique.

L’observation qui a servi de point de départ à leurs recherches est due à Gullen ; lorsque, avec la machine pneumatique, on fait le vide dans un récipient, l’air, raréfié, se refroidit ; Cullen, et Nollet, après lui, attribuèrent ce phénomène à l’humidité de l’appareil où il se manifeste et le regardèrent comme le froid produit par l’évaporation de l’eau; Lambert, dans sa Pyrométrie, le considéra le premier comme un effet propre de la détente de l’air ; de Saussure, dans son Hygrométrie, accepta l’opinion de Lambert, et l’appuya de preuves expérimentales ; il montra qu’en dilatant par la pompe pneumatique de l’air desséché par la potasse, au sein duquel l’hygromètre marque le plus haut degré de sécheresse, on obtient encore l’abaissement de température signalé par Cullen. « Mais ces physiciens, écrivent Desormes et Clément, tout habiles qu’ils étaient, ne soupçonnaient guère, sans doute, toute l’importance de la petite observation de Cullen. Il était réservé à Dalton d’attirer l’attention sur ce phénomène par des remarques d’une grande finesse. »

Dalton étudia non seulement le froid qui se produit lorsqu’on raréfie l’air dans un vase, mais encore la chaleur qui se dégage lorsqu’on laisse rentrer l’air dans un réservoir vide ou rempli d’air à une faible pression ; il jugea, d’après la vitesse d’ascension du thermomètre, qu’il se produisait momentanément, dans cette expérience, une température bien supérieure à celle que l’instrument parvenait à indiquer ; il s’assura que l’échauflement de la masse d’air atteignait au moins 28° ; cette observation, et d’autres encore, que Dalton publia en 1802, lui permirent d’affirmer que les phénomènes calorifiques produits par la compression et la détente des gaz feraient l’objet d’une partie très importante de la science de la chaleur.

Laplace habitait Arcueil ; sa demeure confinait à celle où Berthollet avait établi son laboratoire ; un jardin sans clôture les réunissait. Laplace et Berthollet mettaient en commun le fruit de leurs méditations ; la Statique chimique, comme la Mécanique céleste, porte en maint endroit la trace de cette féconde collaboration, à laquelle on dut plus tard les Mémoires de la Société d Arcueil. Laplace qui, dès 1783, avait écrit en commun avec Lavoisier l’immortel Mémoire sur la chaleur, ne pouvait se désintéresser des recherches auxquelles se livraient les physiciens touchant réchauffement des gaz par la compression ; en effet, en 1803, il insérait, dans la Statique chimique de Berthollet, une courte note ; ces deux pages renfermaient quelques-unes des plus importantes conceptions dont la théorie de la chaleur ait été l’objet. Tout d’abord, ces idées furent peu remarquées ; Desormes et Clément, dans leur grand travail publié en 1812, ne citent pas la note de la Statique chimique ; elles frappèrent les yeux de tons les physiciens lorsque, dans la Mécanique céleste, Laplace les eut complètement développées.

À cette époque travaille, au laboratoire d’Arcueil, un jeune chimiste, Gay-Lussac « dont les talens, dit Berthollet, me sont en particulier d’un grand secours. » Déjà Gay-Lussac, pour contrôler une hypothèse émise par Laplace, a montré que tous les gaz se dilatent également par une égale élévation de température, et cette découverte l’a illustré, bien que Dalton, dans un ouvrage alors peu connu des physiciens français, s’en fût acquis la priorité. Dans le laboratoire de Berthollet, sous les yeux de Laplace qui, sans doute, inspire son travail, Gay-Lussac fait une expérience qui restera l’un des fondemens de la théorie de la chaleur.

Deux ballons de 12 litres, l’un plein d’air et l’autre vide, renfermant chacun un thermomètre très sensible, sont mis en communication ; l’air s’échappe de l’un des ballons pour pénétrer dans l’autre, en sorte qu’il se détend dans le premier et se comprime dans le second ; dans le premier, la température baisse, elle monte dans le second. Ces effets opposés étaient déjà connus, mais, — et c’est le résultat essentiellement neuf de l’expérience de Gay-Lussac, — l’abaissement du thermomètre dans le premier ballon est exactement égal à son ascension dans le second ; la détente du gaz, dans le premier ballon, absorbe une certaine quantité de chaleur, mais la compression du gaz, dans le second, en dégage une quantité précisément égale, en sorte que l’ensemble de l’expérience s’accomplit sans que le gaz cède ou emprunte la moindre quantité de chaleur aux corps environnans.

Gay-Lussac publiait cette observation, en 1807, dans les Mémoires de la Société d’Arcueil ; il y joignait une remarque suggérée par Laplace : un gaz qui augmente de volume se refroidit, si on ne lui fournit pas de chaleur ; pour maintenir sa température invariable, tandis qu’il se détend, il faut lui fournir une certaine quantité de calorique ; une masse donnée de gaz renferme donc, à une température donnée, d’autant plus de calorique que le volume qu’elle occupe est plus grand. Prenons, dès lors, à la température de 0°, deux masses égales d’un gaz, d’air, par exemple, occupant des volumes égaux ; ces deux masses renferment évidemment des quantités identiques de calorique ; portons ces deux masses d’air à la température de 100° ; mais exerçons sur l’une d’elles, tandis que nous réchauffons, une pression graduellement croissante, afin d’empêcher tout accroissement du volume qu’elle occupe ; laissons l’autre, au contraire, se dilater librement sous une pression invariable. À 100°, la seconde occupera un volume plus grand que la première ; elle contiendra donc une plus grande quantité de calorique ; par conséquent, pour élever d’un même nombre de degrés la température de ces deux masses d’air, il a fallu leur fournir des quantités inégales de chaleur ; il a fallu communiquer à la seconde plus de chaleur qu’à la première ; en d’autres termes, la chaleur spécifique de l’air que l’on échauffe sous pression constante est plus grande que la chaleur spécifique de l’air que l’on échauffe sous volume constant. Peu de propositions, parmi celles qu’ont énoncées les théories physiques, ont été, plus que celle-là, fécondes en conséquences.


VI


La détermination de la chaleur spécifique des gaz se présentait, à la suite des recherches que nous venons de mentionner, comme l’un des problèmes les plus importans que pût se proposer la physique expérimentale ; aussi cette question fut-elle mise au concours par l’Institut. En septembre 1812, deux manufacturiers, Desormes et Clément, soumirent un mémoire aux juges du concours ; non contens de faire connaître un certain nombre de chaleurs spécifiques de corps gazeux, ils développèrent, par le raisonnement et l’expérience, les idées de Lambert et de Dalton touchant les phénomènes thermiques qui accompagnent les changerons de volume des gaz. La nouveauté et la singularité des idées qu’ils proposaient, au sujet de la température, attirèrent sur leur travail « la défaveur des commissaires de l’Institut ». Ceux-ci couronnèrent le Mémoire de Delaroche et Bérard, qui renfermait seulement des déterminations expérimentales de chaleurs spécifiques ; ces déterminations cependant n’étaient pas plus exactes que celles auxquelles Desormes et Clément étaient parvenus. C’est seulement en 1819 que Desormes et Clément publièrent, dans le Journal de physique, de chimie et d’histoire naturelle, la pièce qu’ils avaient soumise à l’Institut en 1812. Ce mémoire, intitulé : Détermination expérimentale du zéro absolu de la chaleur et du calorique spécifique des gaz, mérite d’arrêter quelque temps notre attention.

La méthode calorimétrique imaginée par Black permet de mesurer la quantité de calorique qu’un corps gagne ou perd lorsqu’il subit une transformation d’une nature bien déterminée : échauffement ou refroidissement d’un certain nombre de degrés, fusion ou congélation, vaporisation ou condensation. Mais quelle est la quantité de chaleur que renferme un corps donné, pris dans un état donné ? Combien y a-t-il de calorique, par exemple, dans un kilogramme d’eau, à la température de la glace fondante ? Voilà une question que les méthodes calorimétriques ordinaires ne permettent pas de résoudre.

C’est cette question qu’abordent Dalton d’abord, Desormes et Clément ensuite. Ils se proposent de déterminer la valeur absolue de la masse de calorique qu’un corps donné contient à chaque température ; de déterminer, par conséquent, à quelle température le corps ne renfermerait plus aucune quantité de calorique. Parvenu à cet état, le corps ne pourrait plus se refroidir davantage ; il aurait atteint le zéro absolu de température. Si nous supposons tous les corps amenés à ce point où ils ne contiennent plus de calorique, disent Desormes et Clément, « il ne nous reste de toute la Nature qu’une image extrêmement différente de celle que nous avons sous les yeux; non seulement la vie n’existe plus dans ce triste univers dont nous pouvons nous faire l’idée, mais toute espèce de mouvement aurait cessé sur la terre ; il n’y aurait plus d’atmosphère, plus de fleuves, plus de mers ; l’immobilité et la mort seraient partout. »

« Déterminer la distance à laquelle nous vivons habituellement de cet état si singulier, jusqu’où notre esprit peut dépouiller les corps de toute chaleur sensible, exprimer cette distance en degrés du thermomètre ordinaire, ou plutôt fixer le zéro absolu de la température, voilà un des problèmes les plus intéressans que notre curiosité puisse désirer. »

Quel est le corps dont Desormes et Clément vont déterminer le contenu absolu de chaleur ? Tous les corps ont la propriété de dissimuler, à l’état latent, des quantités plus ou moins grandes de calorique, et cette circonstance rend fort difficile la mesure de la quantité totale de chaleur qu’ils recèlent. Pour n’avoir pas à tenir compte du calorique latent, Desormes et Clément vont s’adresser au vide ; les molécules matérielles n’existant plus, on ne pourra craindre qu’une partie du calorique leur demeure combinée.

Il s’agit donc de déterminer, à chaque température, le calorique d’un espace vide d’air ; mais avant de songer à cette détermination, il est nécessaire de fixer le thermomètre auquel la température sera rapportée, car ce nombre, que l’on nomme température, n’a aucun sens si l’on ne définit l’échelle sur laquelle il est lu. C’est encore un espace vide de toute matière pondérable qui va nous servir à définir la température. Un tel espace ne renferme plus que du fluide calorifique ; il en renferme d’autant plus qu’il est plus chaud. Convenons de prendre, pour mesure de la température, un nombre proportionnel à la tension qu’acquiert le fluide calorifique dans un espace vide d’air porté à cette température ; choisissons le coefficient de proportionnalité de manière que ce nombre croisse de cent unités lorsqu’on passe du point de fusion de la glace au point d’ébullition de l’eau ; nous aurons obtenu ce que Desormes et Clément nomment la température absolue.

Mais ce thermomètre est purement abstrait ; quel est l’appareil réel qui nous fera connaître, exactement ou approximativement, les indications que donnerait cet instrument idéal ? Entre la température de la glace fondante et la température de l’eau bouillante, le nombre de degrés dont monte ou descend un thermomètre centigrade soit à air, soit à mercure, est à peu près égal, — Desormes et Clément le supposent, — au nombre de degrés dont s’élève ou s’abaisse la température absolue.

Le fluide calorifique est un fluide compressible et élastique, assimilable de tout point à un gaz. On peut lui appliquer la loi que Boyle et Townley d’abord, que Mariotte ensuite, ont découverte : La densité d’un tel fluide est proportionnelle à sa tension ; en d’autres termes, la quantité de calorique que renferme un espace vide, de volume donné, est proportionnelle à la température absolue. Si donc nous déterminons la quantité de calorique contenue dans un espace vide de volume donné, et cela en deux points de l’échelle thermométrique, distans d’un nombre déterminé de degrés, — par exemple au point de fusion de la glace et au point d’ébullition de l’eau — un calcul facile nous dira quels nombres correspondent à ces deux points sur l’échelle absolue et quelle quantité de calorique renferme, à chaque degré de cette échelle, l’espace vide considéré.

Mais comment déterminer la quantité de calorique que renferme un espace vide, au point de la fusion de la glace, par exemple ? Dans cet espace vide, laissons rentrer une quantité déterminée d’air ; cet air va s’échauffer. Après Leslie et de Saussure, après Dalton, Desormes et Clément attribuent réchauffement de l’air à l’absorption du calorique que renfermait l’espace vide ; cette expérience nous fournit donc le moyen d’évaluer ce calorique par une véritable méthode de mélange.

Pour appliquer cette méthode, il faut connaître la chaleur spécifique de l’air ; les expériences mêmes de Desormes et Clément, les expériences faites en même temps par Delaroche et Bérard la déterminent. Il faut connaître aussi la température acquise par l’air introduit dans le récipient, et cette indication est difficile à obtenir. Le rayonnement et la conductibilité dissipent vite ce gain de chaleur. Un thermomètre à mercure, dont la masse est considérable, se mettrait trop lentement en équilibre de température avec l’air ; il n’en peut indiquer, d’une manière précise, réchauffement initial. Desormes et Clément eurent l’idée ingénieuse de demander à l’air introduit de marquer lui-même la température à laquelle il était porté ; la lecture de la pression qu’il atteint, aussitôt après son introduction dans le ballon, fournit ce renseignement.

Mais l’expérience que nous venons de décrire n’est encore qu’une expérience idéale. En réalité, le ballon dans lequel Desormes et Clément, après Dalton, laissent rentrer de l’air, n’est pas un ballon vide ; c’est un ballon qui renfermait déjà de l’air à une pression moindre que la pression atmosphérique. Peu importe ; la mesure de la quantité de chaleur dégagée dans la compression rapide d’une masse quelconque d’air, de la quantité de chaleur absorbée dans la détente soudaine d’un lluide aériforme, permet d’évaluer ce qu’il y a de calorique, à une température donnée, dans un volume vide de toute matière pondérable.

Reprenons, en effet, l’expérience faite en 1807 par Gay-Lussac. Que voyons-nous au début de cette expérience ? Un volume plein d’air, un autre vide ; chacun de ces deux volumes renferme une quantité déterminée de calorique. Que voyons-nous à la fin ? Tout l’espace est rempli par la masse d’air que contenait le ballon plein, et sa température est celle qu’elle avait dans ce ballon. D’un état à l’autre, le système a passé sans absorber ni dégager de calorique. Si donc, comme Gay-Lussac l’a remarqué, l’air raréfié renferme, à la même température, plus de chaleur que n’en renfermait l’air condensé, le gain de calorique qu’il a éprouvé est précisément égal à la quantité de calorique contenue dans l’espace vide qu’il est venu occuper : « le calorique semble appartenir à l’espace. » Un gaz, détendu brusquement, se refroidit, car, pour le ramener à sa température primitive, il faudrait lui fournir la masse de calorique que contiendrait un espace vide égal à son accroissement de volume. Un gaz, comprimé rapidement, se réchauffe, car, pour empêcher sa température de varier, il faudrait lui ôter une quantité de chaleur précisément égale à celle qui remplirait un espace vide égal à la contraction qu’il a subie : « C’est la réduction du volume, la disparition de l’espace qui fait surabonder le calorique. » L’étude expérimentale du phénomène thermique qui accompagne la détente ou la condensation brusque d’une masse gazeuse fera donc connaître la masse de calorique qui remplit un espace vide donné à la température de l’expérience. Répétée dans une enceinte entourée de glace fondante, et dans une enceinte qu’enveloppe la vapeur de l’eau bouillante, — enceintes dont, par définition, les températures absolues diffèrent de cent degrés, — elle nous fera connaître le zéro absolu de température.

Desormes et Clément ont trouvé ainsi que le zéro absolu de température était, sur leur thermomètre idéal, de 267°,50 plus bas que le point de fusion de la glace ; en d’autres termes, que la glace fondait à la température absolue exprimée par le nombre 267°,50 et que l’eau bouillait, sous la pression atmosphérique, à la température absolue exprimée par le nombre 367°,50.

Ce résultat essentiel, Desormes et Clément cherchent à le contrôler par d’autres méthodes ; citons seulement la plus importante.

Entre le point d’ébullition de l’eau et le point de fusion de la glace, chaque fois que la température centigrade baisse d’un degré, une masse d’air ou d’un fluide aériforme, soumise à une pression constante, se contracte d’une même fraction du volume qu’elle occuperait dans la glace fondante ; cette fraction est évaluée par Gay-Lussac à 1/266,66[1]. Si les gaz gardaient des propriétés invariables, tandis qu’on les refroidit, il suffirait de descendre de 266°,66 au-dessous de la température de la glace fondante pour réduire leur volume à rien. Ce point marque donc l’extrême limite du refroidissement que l’on pourrait imposer à un gaz, le zéro absolu de température. La température absolue de la glace fondante, égale à 267°,50 selon la première méthode, serait de 266°,66 d’après la seconde. « Nous avouons, déclarent Desormes et Clément, qu’une concordance si singulière est pour nous une puissante raison de croire à la précision de notre conclusion. »

On ne peut mieux apprécier l’importance des idées nouvelles introduites dans la théorie de la chaleur par Desormes et Clément qu’en souscrivant au jugement qu’ils portaient, en 1819, sur leur propre travail :

« La solution de la question que nous signalons à l’attention des physiciens est, peut-être, aussi importante pour l’intelligence des phénomènes de la chaleur que le fut la réponse de Galilée aux pompiers de Florence, pour la théorie des phénomènes atmosphériques. »


VII


Il est malaisé de déterminer la part d’influence que les conceptions de Desormes et de Clément ont pu avoir sur le développement des idées de Laplace. D’une part, la note que Laplace insérait en 1803, dans la Statique chimique de Berthollet, nous le montre, dès cette époque, maître des principes sur lesquels repose sa théorie de la chaleur. D’autre part, le développement complet de cette théorie, tel qu’il se déroule dans le tome V de la Mécanique céleste, publié en 1823, offre des analogies trop nombreuses et trop profondes avec les vues de Desormes et Clément pour qu’il soit possible d’y méconnaître l’influence de ces dernières ; d’autant que Laplace cite les recherches de ces deux expérimentateurs et qu’il fait usage des déterminations numériques par eux obtenues.

Laplace distingue dans tout corps, en premier lieu, les molécules matérielles ; en second lieu, le calorique latent, combiné aux molécules matérielles ; en troisième lieu, le calorique libre. Les molécules matérielles s’attirent les unes les autres, comme les astres dans le ciel, mais suivant une loi différente ; les molécules matérielles attirent aussi les particules du calorique libre et sont attirées par ces particules ; enfin les particules du calorique libre se repoussent les unes les autres. Ouant aux molécules qui composent le calorique latent, Laplace ne leur attribue aucune action attractive ou répulsive.

Par suite de l’attraction qu’elles exercent sur les particules du calorique libre, les molécules pondérables condensent la plus grande partie de ce calorique, qui forme une sorte d’atmosphère autour de chacune d’elles. Les autres molécules pondérables et leurs atmosphères de calorique exercent sur l’atmosphère de chaque molécule des actions qui en détachent des parcelles ; ces parcelles arrachées errent dans les espaces intermoléculaires jusqu’à ce qu’une autre molécule les attire et les absorbe dans son atmosphère. Lorsque l’état d’un corps est devenu invariable, l’atmosphère de chaque molécule laisse échapper, dans chaque unité de temps, une masse de calorique égale à celle dont elle s’empare dans le même temps.

Toutes les forces attractives et répulsives qui sont en jeu dans l’intérieur d’un corps, ne sont sensibles qu’à d’inappréciables distances ; au delà d’un très petit rayon d’activité, elles deviennent négligeables. Mais, bien que ce rayon d’activité soit toujours extrêmement petit, sa grandeur varie avec la catégorie d’actions que l’on considère ; la répulsion du calorique pour le calorique se fait sentir beaucoup plus loin que l’attraction d’une molécule pondérable sur une molécule pondérable ou sur une parcelle de calorique libre.

Au sein des gaz et des vapeurs très raréfiées, les molécules pondérables sont très éloignées les unes des autres. On peut alors négliger l’attraction que ces molécules exercent les unes sur les autres, ainsi que l’attraction exercée par chacune d’elles sur les atmosphères de calorique qui entourent ses compagnes. À l’intérieur d’un pareil corps, deux sortes d’actions entrent seules en jeu d’une manière appréciable, les actions attractives que chaque molécule pondérable exerce sur le calorique libre condensé autour d’elle, et les actions répulsives que les diverses parties du calorique libre exercent les unes sur les autres.

Ces hypothèses, jointes à quelques suppositions simples au sujet du rayonnement moléculaire, sont le fondement de la théorie développée par Laplace.

De cette théorie, il résulte tout d’abord qu’à température constante, la densité d’un gaz est proportionnelle à la pression qu’il supporte ; c’est la loi découverte expérimentalement par Boyle,puis retrouvée par Mariotte. D’ailleurs la note insérée dans la Statique chimique nous apprend que cette loi même avait guidé Laplace dans le choix de ses hypothèses.

De cette théorie, il résulte également qu’à une température donnée, la quantité de calorique libre contenue dans une masse de gaz est proportionnelle au volume qu’occupe cette masse de gaz. Cette proposition, à laquelle Laplace était parvenu dès 1803, Desormes et Clément la déduisaient aussi de leurs principes ; mais ces principes, Laplace les repousse. Pour Desormes et Clément, « le calorique semble appartenir à l’espace. » Le calorique contenu dans un gaz est précisément égal en quantité à celui qui remplirait, à la même température, un espace de même volume. L’expérience faiie par Gay-Lussac, en 1807, semble donner une démonstration saisissante de cette manière de voir. Selon Laplace, au contraire, le fluide calorifique répandu dans un espace vide de toute matière pondérable est « très rare. » C’est « une partie insensible de la chaleur contenue dans le corps, comme on l’a reconnu d’ailleurs par les expériences que l’on a faites pour condenser cette chaleur. » Si l’on accepte, sur ce point, les idées de Laplace, comment expliquera-t-on l’expérience de Gay-Lussac, qui semblait se concilier si aisément avec les hypothèses de Desormes et Clément ? L’air qui double de volume durant cette expérience doit renfermer à la fin, d’après la théorie même de Laplace, deux fois plus de calorique qu’il n’en renfermait au commencement. L’expérience montre qu’il n’a emprunté aucune quantité de chaleur aux corps qui l’environnent. Si donc l’excès de calorique qu’il a acquis en se détendant ne se trouvait pas au préalable dans l’espace vide qu’il est venu remplir, où a-t-il pu prendre cet excès ? L’auteur de la Mécanique céleste, qui ne cite pas l’expérience de Gay-Lussac, faite cependant sous ses yeux, demeure muet à ce sujet.

Bien que le fluide calorifique qui remplit un espace vide de matière pondérable soit extrêmement rare, sa densité n’est cependant pas nulle. Cette densité est d’autant plus grande que l’espace est plus chaud. Il est naturel de choisir cette densité — ou un nombre qui lui soit proportionnel — pour marquer la température absolue.

La théorie de Laplace démontre alors que la pression acquise, dans chaque circonstance, par une masse d’air dont le volume est maintenu constant est proportionnelle à la température absolue à laquelle elle est portée dans cette circonstance. Le rapport des températures absolues de deux enceintes est égal au rapport des pressions acquises, dans ces deux enceintes, par le thermomètre d’air à volume constant. La température absolue est déterminée par Laplace selon la règle proposée en 1702 par Amontons : « Le thermomètre d’air devient ainsi le vrai thermomètre qui doit servir de modèle aux autres, du moins dans les limites de pression et de densité où ce iluide obéit très sensiblement aux lois générales des fluides élastiques. » Si l’on convient de faire correspondre à cent degrés de l’échelle absolue l’intervalle de température qui sépare le point de fusion de la glace du point d’ébullition de l’eau, la température absolue de la glace fondante sera 266°,66. La définition de la température absolue qu’adopte Laplace est identique à celle qu’ont proposée Desormes et Clément.

Quant à l’évaluation que ces physiciens ont donnée de la quantité de chaleur contenue dans un espace vide, Laplace, nous l’avons vu, en rejette le principe. En résulte-t-il que les expériences faites par Desormes et Clément en vue d’obtenir cette évaluation soient devenues inutiles ? Non pas. Les résultats de ces expériences gardent un sens très clair et fournissent à la théorie de la chaleur un renseignement précieux. Ces expériences nous font connaître, en effet, la quantité de calorique que dégage une certaine masse d’air lorsqu’on la comprime brusquement. Ce calorique est celui qu’il faudrait soustraire à cette même masse d’air si l’on voulait lui faire subir la même diminution de volume, tout en maintenant sa température invariable. Connaissant cette quantité, nous savons, par le fait même, comment varie le contenu de chaleur d’un gaz lorsqu’on fait varier son volume sans faire varier sa température. Nous pouvons, dès lors, calculer l’excès de la chaleur spécifique du gaz chauffé sous pression constante sur la chaleur spécifique du gaz chauffé sous volume constant. Les déterminations expérimentales de Delà roche et Bérard, celles de Desormes et Clément, faisaient connaître à Laplace la première de ces deux chaleurs spécifiques. Desormes et Clément, en étudiant les effets thermiques de la compression brusque des gaz, Gay-Lussac et Welter, en poursuivant des recherches analogues sur la détente, lui fournirent le moyen de calculer la seconde. Il trouva que le rapport de la chaleur spécifique sous pression constante à la chaleur spécifique sous volume constant était égal, pour l’air atmosphérique, à 1,375. Les expériences ultérieures, plus précises, ont élevé la valeur de ce rapport à 1,40 environ.


VIII


La détermination numérique de ce rapport était, pour Laplace, d’une grande importance ; elle lui permettait d’achever la solution d’une question à laquelle, depuis Newton, s’étaient vainement heurtés les efforts des plus grands géomètres : le calcul de la vitesse avec laquelle le son se propage dans l’air et les autres gaz.

Newton avait indiqué, comme propre à calculer cette vitesse, une règle très simple : Que l’on divise la pression d’un gaz par sa densité ; on obtient un nombre égal au carré de la vitesse avec laquelle le son se propage dans un tuyau rempli de ce gaz. Cette règle ne s’accordait nullement avec les déterminations expérimentales de la vitesse du son ; elle fournissait des nombres inférieurs à ceux que donnait l’observation, et l’écart atteignait un sixième environ de la valeur de ces derniers nombres ; les erreurs d^expérience ne pouvaient suffire à expliquer un écart aussi considérable ; la formule de Newton était certainement inexacte. D’où provenait cette inexactitude ?

Newton était parvenu à la règle que nous venons d’énoncer par un raisonnement obscur. Plusieurs géomètres pensaient qu’un calcul plus exact fournirait une règle différente ; mais Lagrange, et Euler après lui, montrèrent que cette opinion devait être rejetée. Une intégration correcte des équations qui régissent les petits mouvemens d’une masse d’air leur fit retrouver, dans le cas où ces mouvemens se propagent par ondes planes ou par ondes sphériques, l’expression de la vitesse du son proposée par Newton. L’erreur de Newton n’était donc pas une faute d’algèbre ; elle devait se trouver dans les hypothèses mêmes qu’avait adoptées l’auteur des Principes.

Newton avait admis que, dans une masse d’air traversée par le son, la densité de l’air était, en chaque point, proportionnelle à la pression au même point ; Lagrange remarqua que l’on pourrait, en modifiant cette hypothèse, faire disparaître l’écart entre la vitesse du son calculée et la vitesse du son observée : il suffisait, pour parvenir à ce résultat, de supposer la pression proportionnelle non plus à la densité, mais à une certaine puissance de la densité, l’exposant de cette puissance étant environ 1/2. Mais quelle raison plausible, autre que le désir d’accorder la théorie et l’expérience, aurait-on pu invoquer pour justifier ce changement d’hypothèse ? Les expériences de Boyle, de Mariotte, de plusieurs autres physiciens, ne prouvaient-elles pas qu’il y a un rapport constant entre la densité d’un gaz et la pression qu’il supporte ?

Laplace découvrit la raison pour laquelle la loi de Boyle et de Mariotte ne doit pas être appliquée aux parties d’une masse gazeuse que le son fait vibrer ; pour appliquer légitimement cette loi, il faut supposer que la température du gaz garde, en chaque point, une valeur invariable ; or cette condition n’est nullement remplie pendant que le mouvement sonore se propage dans une masse d’air. Chaque particule gazeuse est, tour à tour, condensée et dilatée ; la condensation dégage de la chaleur, la dilatation en absorbe ; ces alternatives se succèdent avec une grande rapidité et, pour une même particule, se reproduisent un grand nombre de fois par seconde ; la particule gazeuse n’a donc pas le temps de céder au fluide qui l’entoure la chaleur dégagée par compression ni de lui emprunter la chaleur absorbée par la dilatation ; il en résulte que sa température varie sans cesse, s’élevant pendant que la densité augmente, s’abaissant pendant que la densité diminue ; ce n’est plus la loi qui lie entre elles la pression et la densité d’un gaz de température invariable, la loi de Boyle et de Mariotte, qu’il faut appliquer à cette particule ; la relation qui fait ici dépendre la densité de la pression, c’est la relation qui exprime l’absence de tout échange de chaleur entre la particule et la matière qui l’environne. Or cette relation, Laplace l’a indiquée ; lorsqu’on suppose la constance des deux chaleurs spécifiques du gaz, elle prend la forme que Lagrange avait prévue ; elle établit un rapport constant entre la pression et une certaine puissance de la densité ; l’exposant de cette puissance n’est autre que le rapport de la chaleur spécifique du gaz sous pression constante à la chaleur spécifique du gaz sous volume constant. Les diverses expériences que nous avons rapportées conduisent Laplace à attribuer à ce rapport la valeur 1,375 ; elle surpasse seulement d’une petite quantité la valeur qu’avait proposée Lagrange.

Dès 1803, Laplace écrivait, en parlant de la chaleur produite par la compression des gaz : « L’effet de la chaleur ainsi dégagée est sensible sur la vitesse du son ; elle produit l’excès de cette vitesse sur celle que donne la théorie ordinaire, comme je m’en suis assuré par le calcul. » En 1807, dans un beau mémoire sur la Théorie du son, Poisson développait la remarque de Laplace. Enfin, en 1816, celui-ci publiait la règle qui doit être substituée à celle de Newton pour le calcul de la vitesse du son ; cette règle, il l’énonçait ainsi :

« La vitesse du son est égale au produit de la vitesse que donne la formule newtonienne, par la racine carrée du rapport de la chaleur spécifique de l’air sous pression constante à sa chaleur spécifique sous volume constant. »

Il était essentiel de comparer cette règle nouvelle aux résultats de l’expérience et, pour cela, de reprendre d’une manière très précise la détermination de ceux-ci, en ayant égard à Ja pression de l’atmosphère dans laquelle se propageait le son, à la température, à l’état hygrométrique ; « car si les observations précises font naître les théories, la perfection des théories provoque, à son tour, la précision des observations ». À la demande de Laplace, le Bureau des Longitudes détermina à nouveau la valeur de la vitesse du son, tandis que Gay-Lussac et Welter d’un côté, Desormes et Clément de l’autre, reprenaient avec plus de soin la détermination du rapport des chaleurs spécifiques. La vitesse du son, calculée par la formule de La place, se trouva égale à 337m,715 par seconde ; la vitesse observée à 340m,889. Les erreurs que l’on ne peut éviter dans un ensemble d’expériences aussi complexes suffisaient largement à expliquer le léger écart de 3m,174 qui subsistait entre ces deux valeurs.

Cette concordance numérique presque parfaite, en résolvant un problème qui avait longtemps embarrassé les physiciens, apportait une précieuse confirmation à la théorie de Laplace. Cette théorie, d’ailleurs, venait prendre place dans l’harmonieux ensemble que formaient, au commencement de ce siècle, les diverses branches de la physique mathématique ; elle ramenait l’étude de la chaleur à l’analyse de forces attractives et répulsives semblables à celles qui rendaient compte non seulement du mouvement des astres, mais encore des effets de l’optique, de l’électricité, du magnétisme, de l’élasticité, de la capillarité ; le nombre et l’étendue des lois qu’embrassait cette vaste synthèse, la netteté des hypothèses sur lesquelles elle reposait, la perfection et l’élégance des méthodes analytiques qui servaient à la développer, l’éclat et la précision des confirmations que l’expérience apportait à ses prévisions les plus audacieuses et à ses formules les plus détaillées, tout en elle excitait l’enthousiasme des géomètres et des philosophes ; jamais l’esprit humain ne se crut plus près de deviner le système entier de la nature, de découvrir les équations qui détermineraient la trajectoire du moindre atome comme l’orbite du plus grand astre ; nul n’accusait Laplace d’exagérer l’importance des résultats qu’il avait obtenus, en lisant ces lignes par lesquelles il terminait l’exposé de sa théorie de la chaleur :

« Les phénomènes de l’expansion de la chaleur et des vibrations des gaz sont ramenés à des forces attractives et répulsives qui ne sont sensibles qu’à des distances imperceptibles. Dans ma théorie de l’action capillaire, j’ai ramené à de semblables forces les effets de la capillarité. Tous les phénomènes terrestres dépendent de ce genre de forces, comme les phénomènes célestes dépendent de la gravitation universelle. La considération de ces forces me paraît devoir être maintenant le principal objet de la Philosophie mathématique. »

P. Duhem.
  1. D’après les recherches de Regnault, elle serait égale à 1/273 environ.