Les Théories de la chaleur/02

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LES THÉORIES DE LA CHALEUR

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LES CRÉATEURS DE LA THERMODYNAMIQUE

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I

Au moment où Laplace proposait aux investigations des physiciens l’attraction moléculaire — explication ultime des phénomènes terrestres comme l’attraction newtonienne est la cause dernière des mouvemens célestes — un jeune homme de vingt-huit ans, fécondant par ses méditations personnelles la théorie de la chaleur, en faisait sortir l’une des plus grandes découvertes qu’ait jamais enfantées la philosophie naturelle. La science dont il posait les premiers principes allait ruiner l’hypothèse du calorique et supplanter la doctrine de l’attraction moléculaire ; elle allait couler, pour ainsi dire, la physique dans un moule nouveau ; elle allait la contraindre à prendre enfin conscience de la véritable portée de ses méthodes, du sens exact de ses lois.

En 1824, Sadi Carnot publiait ses Réflexions sur la puissance motrice du feu.

Sadi Carnot déclare quelque part, dans cette brochure, qu’il suppose son lecteur « au courant des derniers progrès de la physique moderne, en ce qui concerne les substances gazeuses et la chaleur. » Ces progrès, il en avait assurément une connaissance approfondie ; les nombreux renvois qu’il fait aux écrits de Laplace, de Poisson, de Desormes et Clément, de Gay-Lussac et Welter, en témoignent assez. Mais, si les recherches de ces géomètres et de ces physiciens lui ont été d’un grand secours pour développer les conséquences de sa découverte, on peut affirmer que l’idée première de cette découverte ne lui a été suggérée par aucun de ses devanciers ; seules, ses propres réflexions l’ont fait germer en lui.

À cette époque, l’emploi de plus en plus répandu des moteurs à feu suscitait des tentatives nombreuses en vue de transformer ces appareils et de leur faire rendre plus de travail en dépensant moins de combustible : les uns proposaient de substituer à l’eau un liquide dont la vaporisation absorbât moins de chaleur, l’éther par exemple ; d’autres, au lieu d’employer la tension de la vapeur émise par un liquide, proposaient de faire appel à la force expansive des gaz. Ces essais, qui n’avaient pour guides que des idées confuses et incomplètes sur la théorie des machines à feu, réservaient souvent aux inventeurs d’amers déboires et de ruineuses déceptions. L’absence de toute théorie propre à éclairer l’ingénieur qui désirait perfectionner les moteurs thermiques, de toute règle capable de contenir dans de justes limites les ambitions de l’inventeur, frappa vivement Carnot. Quelle cause a empêché jusque-là l’éclosion d’une semblable théorie ? Pourquoi l’ingénieur est-il abandonné aux conceptions les plus fausses et à l’empirisme le plus grossier ? C’est que « le phénomène de la production du mouvement par la chaleur n’a pas été considéré sous un point de vue assez général. On l’a considéré seulement dans des machines dont la nature et le mode d’action ne lui permettaient pas de prendre toute l’étendue dont il est susceptible. Dans de pareilles machines, le phénomène se trouve en quelque sorte tronqué, incomplet, il devient difficile de reconnaître ses principes et d’étudier ses lois. »

Pour saisir clairement la configuration d’un massif de montagnes, il faut gravir la cime la plus élevée, d’où l’œil embrassera tout l’ensemble de la chaîne ; pareillement, en physique, le plus sûr moyen de démêler un problème compliqué consiste presque toujours à le contempler dans toute son ampleur et dans toute sa généralité. « Pour envisager dans toute sa généralité le principe de la production du mouvement par la chaleur, il faut le concevoir indépendamment d’aucun mécanisme, d’aucun agent particulier ; il faut établir des raisonnemens applicables non seulement aux machines à vapeur, mais à toute machine à feu imaginable, quelle que soit la nature de la substance mise en œuvre, et quelle que soit la manière dont on agisse sur elle. »

Comment sera constitué ce moteur à feu très général que va étudier Sadi Carnot ?

Prenons un mélange d’eau et de vapeur d’eau, porté à la température de 120° et soumis à la pression de deux atmosphères, qui est, à cette température, la tension de vapeur saturée ; imaginons que, sous cette même pression de deux atmosphères et, par conséquent, à la température fixe de 120°, toute l’eau qui était liquide passe à l’état de vapeur ; le système qui subit cette transformation absorbe de la chaleur qui lui est fournie par une certaine source, un certain foyer.

Plaçons ensuite la vapeur ainsi engendrée dans un cylindre rendu imperméable à la chaleur, et supposons qu’elle se détende en refoulant le piston qui ferme le cylindre ; cette détente, produite dans des conditions où la vapeur ne peut emprunter de chaleur à l’extérieur, va en abaisser la température ; laissons la tension de la vapeur décroître jusqu’au moment où le système atteint la température de 100° ; la tension de la vapeur est alors égale à une atmosphère.

Concevons maintenant que, sous cette pression constante d’une atmosphère et, par conséquent, à la température constante de 100°, une partie de la vapeur se condense à l’état liquide ; durant cette condensation, de la chaleur sera cédée aux corps extérieurs, qui se comporteront comme une source de froid, comme un réfrigérant.

Enfin, introduisons de nouveau le système dans un cylindre imperméable à la chaleur, et, par compression, élevons la température du mélange d’eau et de vapeur de manière à le ramener exactement à l’état sous lequel il se trouvait au début de cette série de modifications.

Cette suite d’opérations que nous venons d’accomplir avec de l’eau et de la vapeur d’eau, nous aurions pu l’accomplir avec un autre liquide surmonté de sa vapeur, ou avec un gaz non liquéfiable, ou avec toute autre substance. Le détail des modifications subies par le système aurait changé, mais leur ensemble aurait gardé les mêmes caractères essentiels, qui sont les suivans :

En premier lieu, la suite des transformations ramène le système exactement à l’état qu’il présentait avant de subir la première d’entre elles ; cette suite de transformations se ferme, pour ainsi dire, sur elle-même ; elle constitue ce qu’oaa appelé un cycle.

En second lieu, cette suite fermée de transformations, ce cycle, se compose de deux modifications, dont chacune est accomplie à une température invariable — on les nomme : modifications isothermiques — et de deux autres modifications dont chacune est accomplie dans une enceinte imperméable à la chaleur — on les nomme : modifications adiabatiques.

Celle des deux modifications isothermiques qui est produite à la température la plus élevée est accompagnée de l’absorption d’une certaine quantité de calorique, empruntée par le système à une source chaude, à un foyer ; celle qui est produite à la température la plus basse est accompagnée du dégagement d’une certaine quantité de calorique, cédée par le système à une source froide, à un réfrigérant. Naturellement, le système emprunte exactement autant de chaleur au foyer qu’il en cède au réfrigérant, car, revenu à son état initial, après le parcours du cycle, il doit renfermer la masse même de calorique qu’il contenait avant d’effectuer ce parcours ; et, d’autre part, durant chacune des deux modifications adiabatiques, le système, complètement isolé des corps extérieurs, ne peut ni gagner ni perdre de chaleur.

Telle est, selon Sadi Carnot, la suite d’opérations qui se reproduirait indéfiniment dans un moteur à feu d’une perfection idéale, qui est réalisée d’une manière plus ou moins grossière dans les machines employées par l’industrie ; c’est à cette suite d’opérations que l’on donne aujourd’hui le nom de Cycle de Carnot.

On le voit, la production de travail par une machine à feu est intimement liée au transport d’une certaine quantité de calorique du foyer au réfrigérant ; elle a pour cause un rétablissement d’équilibre dans le calorique. De même que l’eau ne peut faire tourner un moulin ou une turbine qu’à la condition de descendre d’un bief supérieur à un bief inférieur, de même la chaleur n’engendre de puissance motrice qu’à la condition de passer d’un corps chaud à un corps froid.

On peut renverser un cycle de Carnot, par exemple le cycle particulier que nous avons décrit en détail ; on peut vaporiser l’eau sous la pression d’une atmosphère et à la température fixe de 100° ; comprimer, dans un cylindre imperméable à la chaleur, la vapeur produite jusqu’à ce qu’elle atteigne la tension de deux atmosphères et la température de 120° ; sous cette pression, à cette température, en condenser une partie à l’état liquide ; enfin laisser le système se détendre dans un cylindre imperméable à la chaleurjusqu’à ce qu’il revienne à son état primitif. Le système aura alors absorbé une certaine quantité de chaleur tandis qu’il était maintenu à la température de 100^, chaleur qu’il aura restituée pendant qu’il était porté à la température de 120° ; il aura transporté du calorique d’un corps froid à un corps chaud ; mais, bien loin que ce transport soit accompagné d’une production de puissance motrice, on ne pourra l’obtenir qu’en forçant le système à décrire le cycle renversé, qu’en dépensant de la puissance motrice. C’est ainsi qu’on ne peut faire remonter en un bief supérieur l’eau qui est tombée dans un bief inférieur sans dépenser un certain travail.

Un certain cycle de Carnot, décrit entre les températures de 120° et de 100°, a eu pour effet de transporter une certaine quantité de calorique, empruntée à un corps dont la température était 120°, sur un autre corps dont la température est 100° ; en même temps, il a fourni une certaine quantité de travail. Si l’on renverse ce même cycle, on obtiendra un nouveau cycle qui fera remonter de la température 100° à la température 120° exactement la quantité de chaleur que le premier cycle a fait descendre de 120° à 100° ; en outre, ce nouveau cycle consommera exactement autant de puissance motrice que le premier en a fourni.

Ces préliminaires posés, venons à la proposition capitale énoncée par Sadi Carnot :

Considérez tous les cycles que l’on peut décrire entre deux mêmes températures, par exemple entre la température de 120° et la température de 100° ; quelle que soit la nature des substances employées à décrire ces cycles, quelle que soit la variété des forces dont elles subissent l’action ou des rouages qu’elles mettent en jeu, toujours, en tous ces cycles, une même quantité de calorique, transportée du foyer au réfrigérant, donnera naissance à une même quantité de puissance motrice. Il n’y a aucun avantage à substituer un de ces cycles à un autre ; ils sont tous également économiques.

Comment Carnot démontre-t-il cette proposition, si paradoxale au premier abord ?

Imaginons que, de deux cycles décrits entre 120° et 100°, le premier soit plus avantageux que le second ; tandis que ces deux cycles transportent la même quantité de chaleur du foyer au réfrigérant, le premier fournit plus de travail que le second. Faisons marcher le moteur qui décrit le premier cycle et employons une partie du travail qu’il produit à faire marcher en arrière la machine construite pour décrire le second cycle ; il nous restera, néanmoins, une certaine quantité de travail disponible, l’excès du travail engendré par le premier cycle sur le travail qu’aurait fourni le second cycle s’il avait été décrit dans le sens direct, qu’il consomme lorsqu’il est décrit en sens inverse. Or, la seconde machine fera remonter du réfrigérant au foyer une quantité de calorique précisément égale à celle que la première transporte du foyer au réfrigérant. Après ces deux opérations simultanées, le foyer et le réfrigérant se retrouveraient tous deux exactement en leur état initial ; on pourrait donc reproduire indéfiniment la même suite d’opérations, engendrant à chaque révolution la même quantité de travail. « Ce serait là non seulement le mouvement perpétuel, mais une création indéfinie de force motrice sans consommation ni de calorique, ni de quelque autre agent que ce soit. Une semblable création est tout à fait contraire aux idées reçues jusqu’à présent, aux lois de la mécanique et de la saine physique ; elle est inadmissible. »

Selon Sadi Carnot, nous l’avons vu, un moteur fonctionnant suivant le cycle idéal qu’il a imaginé est la meilleure machine à feu que l’on puisse construire ; on peut donc énoncer la proposition suivante :

« Le maximum de puissance motrice qu’est susceptible de développer une quantité déterminée de chaleur est indépendant des moyens mis en œuvre et des substances employées pour produire cette puissance motrice ; ce maximum est fixé uniquement par les températures des corps entre lesquels se fait, en dernier résultat, le transport du calorique. »


II


Une pareille proposition était grosse de conséquences. L’ingénieur désireux de perfectionner une machine à feu fonctionnant entre deux limites de température données ne devait plus porter son attention sur la nature des substances qui composent cette machine ; remplacer une telle substance par une autre ne change pas la grandeur de l’effet utile que l’on peut atteindre. Ce qu’il faut modifier, ce sont les transformations subies par ces substances ; il faut les modifier de manière que leur ensemble se rapproche autant que possible d’un cycle de Carnot. Substituer l’éther à l’eau dans une machine à vapeur ne changera pas la valeur maxima du rendement que l’on est en droit de demander à cette machine ; ce qu’il faut étudier, ce qu’il faut modifier si l’on veut obtenir un rendement voisin de ce maximum, c’est le cycle décrit par la vapeur dans le foyer, dans le cylindre, dans le condenseur. Mais laissons de côté les conséquences industrielles du principe de Sadi Carnot, et ne nous occupons que des conséquences qui en découlent touchant la théorie même de la chaleur.

« D’après les notions établies jusqu’à présent, dit Carnot, on peut comparer assez justement la puissance motrice de la chaleur à celle d’une chute d’eau ; toutes deux ont un maximum que l’on ne peut dépasser, quelle que soit d’une part la machine employée à recevoir l’action de l’eau, et quelle que soit, de l’autre, la substance employée à recevoir l’action de la chaleur. La puissance motrice d’une chute d’eau dépend de sa hauteur et de la quantité de liquide ; la puissance motrice de la chaleur dépend aussi de la quantité de calorique employée et de ce qu’on pourrait nommer, de ce que nous appellerons en effet, la hauteur de sa chute, c’est-à-dire de la différence de température des corps entre lesquels se fait l’échange du calorique. Dans la chute d’eau, la puissance motrice est rigoureusement proportionnelle à la différence de niveau entre le réservoir supérieur et le réservoir inférieur. Dans la chute de calorique, la puissance motrice augmente sans doute avec la différence de température entre le corps chaud et le corps froid ; mais nous ignorons si elle est proportionnelle à cette différence ; nous ignorons, par exemple, si la chute du calorique de 100° à 50° fournit plus ou moins de puissance motrice que la chute de ce même calorique de 50° à 0°. »

Pour résoudre le problème posé par Sadi Carnot, dans le passage que nous venons de citer, il suffit évidemment de déterminer le travail que peut engendrer l’unité de calorique en tombant d’une température quelconque à une température fixée une fois pour toutes, par exemple à 0° ; car, si nous connaissons la puissance motrice développée par une unité de chaleur tombant de 100° à 0° et aussi la puissance motrice développée par une unité de chaleur tombant de 50° à 0°, nous connaîtrons sans peine la puissance motrice engendrée par l’unité de calorique tombant de 100° à 50° : ce sera la différence des deux premières. Nous connaîtrons aussi la puissance motrice développée par deux ou trois unités de chaleur tombant de 100° à 50° : ce sera deux ou trois fois la puissance produite par une unité de chaleur lorsqu’elle éprouve la même chute.

Le problème est ramené à déterminer la puissance motrice que développe une unité de chaleur en tombant d’une température donnée à la température de la glace fondante ; cette puissance est indépendante de la matière qui sert à la développer. On peut donc, pour la calculer, supposer qu’elle est produite par le moyen d’un corps dont les propriétés soient bien connues, d’un gaz par exemple. C’est ainsi que Garnot a pu l’évaluer ; pour y parvenir, il a fait une hypothèse que ne justifiaient pas encore les expériences connues à son époque ; il a supposé qu’un gaz, chauffé sous volume constant, avait une chaleur spécifique indépendante de la température marquée par le thermomètre à air ; il aurait pu, M. J. Bertrand en a fait la remarque, se passer de cette hypothèse, qui s’accordait mal avec ses propres principes.

La puissance ainsi calculée n’est nullement proportionnelle à la température de la source chaude ; elle dépend de cette température d’une manière beaucoup plus compliquée. La puissance motrice que développe une unité de calorique n’est pas proportionnelle à la hauteur de la chute subie par ce calorique ; en tombant d’un nombre donné de degrés, une quantité donnée de chaleur produit d’autant moins de travail que la chute a lieu dans une région plus élevée du thermomètre.

Sadi Carnot et son commentateur Clapeyron prenaient, pour repérer la température, les degrés du thermomètre à air que Desormes et Clément, que Laplace avaient proposé en guise de thermomètre normal, qu’ils avaient regardé comme capable de marquer, par ses variations, les variations de la température absolue. La découverte de Sadi Carnot conduisit W. Thomson à concevoir une définition et un mode de détermination de la température absolue très différens de la définition et du mode de détermination adoptés par Desormes et Clément et par Laplace.

Supposons que la chaleur spécifique de l’air maintenu sous volume constant ne dépende pas de la température lue sur le thermomètre imaginé par Amontons ; ce thermomètre jouira d’une propriété remarquable : chaque fois qu’il montera d’un degré, l’air qu’il renferme absorbera une même quantité de chaleur, en quelque partie de l’échelle des températures que cette ascension se produise. Ce caractère avait paru souverainement important à tous les physiciens qui, depuis Réaumur, s’étaient occupés de thermométrie ; W. Thomson, au contraire, le déclare de mince portée ; selon lui, le caractère essentiel que doit posséder une échelle de températures absolues, c’est que le degré en soit défini par une propriété indépendante de la substance thermométrique employée ; or la proposition découverte par Garnot permet de trouver une telle définition du degré absolu : convenons de dire que les températures de deux corps diffèrent d’im degré absolu lorsqu’une unité de calorique, tombant du plus chaud au plus froid, produit une quantité de travail égale à l’unité, et nous aurons une échelle thermométrique réalisant la condition exigée par W. Thomson.

Si l’on fait usage de cette échelle thermométrique, on a immédiatement l’expression de la quantité de travail que peut produire une unité de chaleur en passant d’un corps pris à une certaine température à un corps pris au point de fusion de la glace. Ce travail est égal, par définition, au nombre de degrés absolus qui séparent la température du foyer de la température de la glace fondante. Un calcul, inverse de celui qui servait à relier ce travail à la température du foyer lue sur le thermomètre à air, servira à établir la relation qui existe entre la température lue sur le thermomètre à air et la nouvelle température absolue ; il n’y aura nullement égalité, ni même proportionnalité entre ces deux températures. Les idées de W. Thomson conduisaient donc à rejeter tout ce que Desormes, Clément et Laplace avaient pensé de la température absolue.

La modification apportée par W. Thomson aux principes qu’avaient établis les prédécesseurs de Carnot touchant la théorie de la chaleur, portait surtout sur la forme de ces principes ; mais ceux qui méditaient attentivement ces principes entrevoyaient déjà l’époque où le fond même en serait bouleversé ; les théories de Laplace se conciliaient difficilement avec les résultats de l’expérience célèbre que Gay-Lussac avait faite en 1807 ; les idées de Carnot conduisaient à penser que la pression influait sur le rapport des deux chaleurs spécifiques d’un gaz, tandis que les expériences de Gay-Lussac et de Welter semblaient prouver que ce rapport est indépendant de la pression ; aussi les esprits prudens souscrivaient-ils volontiers à ce jugement de Sadi-Carnot. « Les principaux fondemens sur lesquels repose la théorie de la chaleur auraient besoin de l’examen le plus attentif . Plusieurs faits d’expérience paraissent à peu près inexplicables dans l’état actuel de cette théorie. »

La revision des principes de la théorie de la chaleur allait être rendue nécessaire par une renaissance des idées cartésiennes. Cette revision, Sadi Carnot l’a entreprise, Robert Mayer l’a inaugurée, Clausius l’a menée à bonne fin.


III


Le XVIIIe siècle avait rejeté les unes après les autres toutes les hypothèses sur lesquelles les cartésiens avaient fondé la physique : la théorie de l’attraction universelle avait eu raison de la doctrine des tourbillons ; l’optique de l’émission avait remplacé l’optique des ondulations. S’il est toutefois une branche de la physique où la défaite des idées de Descartes ne fût pas absolue, où le triomphe des doctrines nouvelles ne fût pas entièrement assuré, c’est assurément la théorie de la chaleur.

Newton, qui fut le véritable initiateur de la physique du XVIIIe siècle, avait conservé sur la chaleur des idées semblables de tout point à celles de Descartes : « La lumière, dit-il, n’agit-elle pas sur les corps pour les échauffer et exciter en leurs diverses parties ce mouvement vibratoire qui constitue la chaleur ? L’émission de la lumière n’est-elle pas produite par les mouvemens vibratoires des corps échauffés ? » Il fallut un siècle de recherches physiques, l’explication des phénomènes électriques et magnétiques par les actions des fluides impondérables, la découverte de l’absorption de chaleur latente qui accompagne la fusion et la vaporisation, pour que la plupart des physiciens renonçassent à regarder la chaleur comme un très petit mouvement des particules matérielles et consentissent à l’attribuer à une substance spéciale. Encore leur confiance dans l’existence du calorique ne fut-elle jamais aussi complète que leur foi en la réalité des corpuscules lumineux, et les plus convaincus laissèrent-ils échapper dans leurs écrits plus d’une marque de doute.

C’est que certains faits bien assurés, bien simples à constater, réchauffement d’un morceau de fer que l’on martèle, d’un corps que l’on frotte, paraissaient plus aisés à concilier avec la théorie cartésienne qu’avec l’hypothèse du calorique. Si réchauffement d’un corps est dû à la pénétration d’un fluide dans ce corps, comment l’action de marteler ou de frotter ce corps augmente-t-elle la quantité de calorique qu’il contient ? Si, au contraire, la chaleur est une agitation très rapide des élémens du corps, n’est-il pas naturel que les ébranlemens, les secousses venues de l’extérieur puissent accroître la force vive de ce mouvement ?

Descartes avait déjà invoqué la chaleur produite par la percussion comme une preuve de sa thèse ; Robert Boyle, sans cesse hésitant entre la supposition qui fait de la chaleur une substance et celle qui en fait un mouvement, reprend un argument semblable en faveur de la seconde hypothèse ; il fait remarquer que, lorsqu’on enfonce un clou dans un morceau de bois, il faut frapper un grand nombre de coups sur la tête du clou avant que la température de cette tête s’échauffe d’une manière sensible : la force vive du marteau traverse le clou pour aller briser le bois, et la fraction de cette force vive qui reste emmagasinée dans le fer est petite ; mais à partir du moment où le clou, complètement enfoncé, ne peut plus s’avancer dans la masse du bois, quelques coups suffisent pour lui communiquer une chaleur considérable : « l’impulsion donnée par le coup de marteau étant incapable de chasser le clou plus avant ou de le briser, il faut qu’elle se dépense dans la production de ce mouvement intestin qui est la chaleur. »

Lavoisier et Laplace, dans le Mémoire sur la chaleur qu’ils lurent à l’Institut le 18 juin 1783, exposent les deux théories de la chaleur entre lesquelles sont partagés les avis des physiciens ; ils résument d’abord la doctrine du calorique, puis l’hypothèse que la chaleur est un mouvement : « Nous ne déciderons pas entre les deux hypothèses précédentes, disent-ils ; plusieurs phénomènes paraissent favorables à la dernière ; tel est, par exemple, celui de la chaleur que produit le frottement de deux corps solides ; mais il en est d’autres qui s’expliquent plus simplement dans la première. »

Si les tenans de la théorie cartésienne pouvaient objecter aux partisans de l’existence substantielle du calorique la production de la chaleur par la percussion et le frottement, ceux-ci, en revanche, opposaient à ceux-là l’absorption de chaleur latente qui accompagne la fusion et la vaporisation. Comment expliquer par les principes de Descartes que la glace, en fondant, absorbe une grande quantité de chaleur sans changer de température ? Cette chaleur fournie à la glace par les corps qui l’entourent, c’est une diminution de la force vive du mouvement qui les agitait ; cette force vive ne peut se perdre ; elle devrait donc se retrouver dans l’eau produite par la fusion, et celle-ci devrait être plus chaude que la glace dont elle provient, ce que l’expérience contredit. Mais cette difficulté, si embarrassante pour le mécanisme pur des cartésiens, qui compose les corps de parties agitées sans action les unes sur les autres, disparaît lorsqu’on suppose, avec Newton, que ces parties exercent les unes sur les autres des actions attractives ou répulsives. Tout changement de l’état d’agrégation de ces parties sera accompagné d’un travail positif ou négatif de leurs actions mutuelles ; si ce travail est positif, il entraînera un accroissement de la force vive du mouvement moléculaire ; s’il est négatif, il déterminera une diminution de force vive. Dans ce dernier cas, une partie de la chaleur libre sera absorbée à l’état latent ; dans le premier, une certaine quantité de chaleur latente redeviendra libre. L’existence de la chaleur latente, argument décisif contre la pure doctrine cartésienne, ne vaudra plus à l’encontre de l’hypothèse que le chaud et le froid sont les effets produits sur nos organes par un certain mouvement, pourvu que l’on allie cette hypothèse aux idées dynamistes de Newton . Lavoisier et Laplace l’ont reconnu les premiers : « Si la chaleur est un fluide, il est possible que, dans la combinaison de plusieurs substances, elle se combine avec elles ou qu’elle s’en dégage ; mais rien n’indique a priori que la chaleur libre est la même avant et après la combinaison ; rien ne l’indique encore dans l’hypothèse où la chaleur n’est que la force vive des molécules des corps, car, les substances qui se combinent agissant l’une sur l’autre en vertu de leurs affinités réciproques, leurs molécules sont soumises à l’action de forces attractives, qui peuvent changer la quantité de force vive et par conséquent celle de la chaleur. »

Laplace, si prudent et si réservé en 1783, allait devenir le plus ferme champion de la théorie du calorique ; mais tandis que ses travaux, joints à ceux de Gay-Lussac, de Desormes et Clément, de Poisson, enrichissaient cette théorie de merveilleuses découvertes et lui assuraient l’assentiment de la plupart des physiciens, des penseurs isolés continuaient à attribuer la chaleur à un mouvement rapide des molécules matérielles et à élever contre la doctrine nouvelle des objections de plus en plus pressantes.

Rumford, qui dirigeait une fonderie de canons à Munich, avait remarqué la chaleur considérable qui se dégage pendant le forage d’une pièce ; il répéta cette expérience sous une forme scientifique, et le 25 janvier 1798 il en communiqua le résultat à la Société royale de Londres. Au moyen d’un manège mû par un cheval, il avait fait tourner un foret obtus dans un cylindre de bronze de 13 livres anglaises ; dans l’espace de deux heures, par une pression que Rumford évaluait à cent quintaux, le foret avait réduit en poudre 4 115 grains de bronze ; la quantité de chaleur qui s’était dégagée pendant cette opération aurait amené 26,38 livres deau de la température de la congélation à la température de l’ébullition. À l’exposé de cette expérience, qui mettait si nettement en évidence la génération de la chaleur au moyen du frottement, Rumford ajoutait les réflexions suivantes : « En raisonnant sur ce sujet, nous ne devons pas oublier cette circonstance des plus remarquables que la source de la chaleur engendrée par le frottement, dans ces expériences, paraît être inépuisable. Il est à peine nécessaire de faire remarquer qu’une chose qu’un corps isolé ou un système de corps peuvent continuer de fournir indéfiniment, sans limites, ne peut absolument pas être une substance matérielle. Il me paraît extrêmement difficile, sinon tout à fait impossible, de se former une idée d’une chose pouvant s’exciter ou se communiquer dans ces expériences, à moins que cette chose ne soit du mouvement. »

L’année suivante, Humphry Davy répétait une expérience semblable et s’exprimait, à son sujet, en termes analogues.

L’argumentation de Rumford et de Davy était nette et pressante ; ceux qui tenaient pour l’existence substantielle du calorique s’en émurent. Dans sa Statique chimique, Berthollet essaya de la réfuter ; la limaille de cuivre n’est peut-être pas identique au cuivre dont elle provient ; en s’en détachant sous la pression du foret, elle a pu subir un changement d’état ; sa densité, sa chaleur spécifique ont pu varier, et cette transformation a pu produire le dégagement, sous forme de chaleur libre, d’une partie du calorique que le cuivre avait emmagasiné à l’état latent. Vaine échappatoire, que Rumford avait prévue et qu’il avait fermée d’avance en montrant que la limaille formée dans son expérience avait même densité et même chaleur spécifique que le bloc de métal auquel elle avait été arrachée. Il restait donc avéré que l’on pouvait, avec du mouvement, engendrer de la chaleur, et que si l’on disposait d’une source inépuisable de mouvement, on pouvait, sans fin, produire de la chaleur.

La production de chaleur par la percussion ou par le frottement avait été, pendant longtemps, la seule objection opposée à la théorie du calorique ; mais, au moment même où cette théorie acquérait son plein développement, les progrès de l’optique lui suscitaient de nouvelles difficultés.

Les découvertes de Young et de Fresnel reléguaient dans l’oubli le système longtemps triomphant de l’émission et remettaient en faveur la théorie délaissée des ondulations ; la lumière n’était plus l’effet produit sur notre rétine par de petits projectiles lancés dans l’espace avec une extrême vitesse, elle consistait en mouvemens très rapides de l’éther. Cette hypothèse, appuyée d’expériences précises et saisissantes, était bientôt admise par l’immense majorité des physiciens. Or, si la lumière est un mouvement, comment la chaleur qui rayonne avec la lumière, qui engendre la lumière dans les corps fortement échauffés, serait-elle autre chose qu’un mouvement ? Lorsque la lumière est absorbée par un corps noir et l’échauffé, n’est-on pas obligé d’admettre que le mouvement lumineux s’est transformé, au sein du corps absorbant, en mouvement calorifique, et, comme l’écrivait Fresnel en 1822, « que la quantité de force vive qui disparaît comme lumière est reproduite comme chaleur ? » Le feu et la lumière ont des affinités qu’aucun physicien n’a jamais osé contester ; comment le retour de la théorie de la lumière aux doctrines cartésiennes n’aurait-il pas entraîné la théorie de la chaleur dans une évolution semblable ?


IV


« Lorsqu’une hypothèse ne suffit plus à l’explication des phénomènes, elle doit être abandonnée,

« C’est le cas où se trouve l’hypothèse par laquelle on considère le calorique comme une matière, comme un fluide subtil. »

Ainsi s’exprime Sadi Carnot dans une note trouvée, après sa mort, parmi ses papiers.

Au point de vue logique, le principe énoncé par Carnot est incontestable ; une théorie physique formellement contredite par un fait bien constaté est une théorie qu’il est absurde de défendre ; mais l’histoire de la science est tissue du récit des violences que ce principe a subies ; l’esprit humain a un tel besoin de grouper les faits d’expérience en une théorie, qu’il refuse toujours d’abandonner un système contredit par l’observation ; il multiplie les ruses, les faux-fuyans, les semblans d’explication, pour tourner ou dissimuler l’objection, aimant mieux garder une théorie qu’il sait fausse que d’être livré, en l’abandonnant, au chaos de l’empirisme. S’il se décide à rejeter l’hypothèse controuvée, c’est seulement lorsqu’une autre hypothèse plus générale, plus compréhensive,est parvenue à grouper en une même synthèse les faits que, déjà, l’on savait expliquer et les faits qui, jusque-là, étaient demeurés inexplicables. Réfuter une idée fausse ne sert de rien si l’on ne proclame pas en même temps l’idée juste qui la doit remplacer.

De cette loi historique la théorie de la chaleur nous offre de remarquables exemples.

C’est sous les yeux de Laplace qu’en 1807 Gay-Lussac a fait écouler Fair d’un réservoir plein en un réservoir vide et qu’il a prouvé l’absence de tout dégagement, de toute absorption de chaleur durant cette modification ; Desormes et Clément ont émis sur le calorique contenu dans un espace vide une supposition que Laplace rejette, et Laplace sait qu’ils l’ont tirée très naturellement de l’observation de Gay-Lussac ; les résultats de cette observation sont évidemment inconciliables avec la théorie de la chaleur exposée dans la Mécanique céleste ; cependant, l’auteur de la Mécanique céleste se contente de passer sous silence l’expérience de Gay-Lussac.

Laplace, Berthollet, Desormes et Clément, tous les partisans de la théorie du calorique savent que le frottement dégage de la chaleur ; tous, ils avouent plus ou moins nettement que ce fait constant, indéniable, contredit leurs hypothèses ; ils continuent cependant à raisonner comme si ces hypothèses étaient vraies ; la supposition que la chaleur est la manifestation sensible d’une certaine substance matérielle ne sera abandonnée que lorsqu’une théorie nouvelle, regardant la chaleur comme l’effet produit sur nos organes par un genre particulier de mouvement, aura rendu compte non seulement des phénomènes expliqués par les partisans du calorique, mais encore de ceux que leurs adversaires leur objectaient.

Suivons les efforts par lesquels l’idée que la chaleur consiste en mouvemens très petits et très rapides des molécules matérielles s’est développée en une théorie, la théorie mécanique de la chaleur.

L’une des propositions importantes de la mécanique, la loi des forces vives, s’énonce ainsi : Quand un système matériel est en mouvement sous l’action de certaines forces, le travail effectué par ces forces pendant un certain laps de temps est toujours égal à l’accroissement subi par la force vive du système pendant ce même temps ; ainsi, à tout travail positif produit par les forces agissantes correspond, pour le système, un gain de force vive précisément égal ; à tout travail négatif, accompli à l’encontre des forces agissantes, correspond une égale perte de force vive.

Si la quantité de chaleur sensible contenue dans un corps n’est autre chose que la force vive d’un certain mouvement des molécules de ce corps, il n’est plus étonnant qu’un travail effectué par les forces qui agissent sur un système et consommé par ce système, y engendre une certaine quantité de chaleur ; il n’est plus étonnant qu’un travail effectué par le système à l’encontre des forces agissantes entraîne, pour le système, une perte de chaleur ; la production de chaleur par le frottement ou la percussion, la production de travail aux dépens de la chaleur dans les machines à feu, s’expliquent alors sans aucune peine.

Mais il y a plus.

La quantité de force vive acquise sous forme de chaleur par un corps qui consomme du travail doit être exactement égale au travail consommé ; la quantité de force vive du mouvement calorifique perdue par un corps qui produit du travail doit être exactement égale au travail engendré ; donc, il doit y avoir une constante proportionnalité, dans le premier cas, entre la grandeur du travail consommé et la quantité de chaleur produite ; dans le second cas, entre la grandeur du travail engendré et la quantité de chaleur détruite. Le coefficient de proportionnalité mesure combien il faut dépenser d’unités de travail pour produire une unité de chaleur, combien on peut engendrer d’unités de travail en détruisant une unité de chaleur ; en d’autres termes, il indique de combien d’unités croît la force vive du mouvement calorifique qui agite les molécules d’un corps, lorsque la quantité de chaleur sensible contenue dans ce corps augmente d’une unité ; il fait connaître l’équivalent mécanique d’une unité de chaleur.

D’après un écrit publié en 1839 par Seguin, l’oncle de celui-ci, l’illustre J.-M. Montgolfier, aurait remarqué le premier « une sorte de rapport entre la quantité de chaleur dépensée et la quantité de force produite » ; dans les machines à vapeur, la vapeur n’est que l’intermédiaire du calorique pour produire la force, et « il doit exister entre le mouvement et le calorique un rapport direct, indépendant de l’intermédiaire de la vapeur ou de tout autre agent que l’on pourrait y substituer. » Seguin, il est permis de le supposer, interprétait dans le sens des idées qui commençaient à se faire jour en 1839 une proposition que Montgolfier rattachait à des conceptions toutes différentes : Montgolfier, Pierre Prévost nous l’affirme, attribuait à la force expansive du fluide calorifique même les effets mécaniques que l’on a coutume d’attribuer à la pression des vapeurs ou des gaz échauffés.

Le premier qui ait nettement défini l’équivalent mécanique de la chaleur, le premier qui ait indiqué des moyens expérimentaux propres à en déterminer la valeur, le premier qui ait donné de cette valeur une estimation approchée, c’est assurément Sadi Carnot.

Dès 1824, en publiant ses Réflexions sur la puissance motrice du feu, Sadi Carnot déclarait que « les principaux fondemens sur lesquels repose la théorie de la chaleur auraient besoin de l’examen le plus attentif. » Cet examen, il l’entreprit ; la mort prématurée, qui l’enleva à la science en 1832, ne lui permit pas d’en publier les résultats, mais les notes retrouvées parmi ses manuscrits portent la trace des découvertes auxquelles ses méditations fécondes l’avaient conduit.

Selon Sadi Carnot, l’ancienne théorie du calorique doit être rejetée, car elle est contredite par les faits ; elle est incompatible avec « le développement de la chaleur par la percussion et le frottement des corps «. D’autre part, à l’époque où Carnot écrit, presque tous les physiciens, convaincus par les découvertes de Young et de Fresnel, regardent « la lumière comme le résultat d’un mouvement de vibration du fluide éthéré. La lumière produit de la chaleur, ou, au moins, elle accompagne la chaleur rayonnante et se meut avec la même vitesse qu’elle. La chaleur rayonnante est donc un mouvement de vibration. Il serait ridicule de supposer que c’est une émission des corps, tandis que la lumière qui l’accompagne ne serait qu’un mouvement. Un mouvement (celui de la chaleur rayonnante) pourrait-il produire un corps (le calorique) ? Non, sans doute, il ne peut produire qu’un mouvement. La chaleur est donc le résultat d’un mouvement. Alors il est tout simple qu’elle puisse se produire par la consommation de puissance motrice et qu’elle puisse produire cette puissance ».

« Partout où il y a destruction de puissance motrice, il y a, en même temps, production de chaleur en quantité précisément proportionnelle à la quantité de puissance motrice détruite. Réciproquement, partout où il y a destruction de chaleur, il y a production de puissance motrice ».

Entre la grandeur du travail consommé et la quantité de chaleur produite, il y a un rapport absolument constant, qui est l’équivalent mécanique d’une unité de chaleur. Peut-on imaginer des procédés propres à déterminer par l’expérience la valeur de ce nombre ? Certes, et voici le programme de quelques-unes de ces « expériences à faire sur la chaleur et la puissance motrice » :

« Répéter l’expérience de Rumford sur le forage d’un métal dans l’eau, mais mesurer la puissance motrice consommée et la chaleur produite ;

« Frapper un morceau de plomb en plusieurs sens, mesurer la puissance motrice consommée et la chaleur produite ;

« Agiter fortement de l’eau dans un barillet. . , mesurer la puissance motrice consommée et la chaleur produite. »

Mais en attendant que les physiciens aient réalisé ces expériences avec tout le soin désirable, les données de la physique permettent-elles une première estimation de l’équivalent mécanique de la chaleur ? « D’après quelques idées que je me suis formées sur la théorie de la chaleur, dit Sadi Carnot, la production d’une unité de puissance motrice nécessite la destruction de 2,70 unités de chaleur, chaque unité de puissance motrice ou dynamie représentant le poids d’un mètre cube d’eau élevé à un mètre de hauteur. » En d’autres termes, pour élever de 1° la température d’un kilogramme d’eau, pour produire une calorie, il faut dépenser une quantité de travail égale à 370 kilogrammètres.

Quelles sont ces idées qui ont fourni à Carnot la première évaluation approchée de l’équivalent mécanique de la chaleur ? Les notes qu’il a laissées sont muettes à ce sujet; mais il est permis de supposer que ces idées ne différaient pas essentiellement de celles qui, en 1842, fournissaient à Robert Mayer une évaluation presque identique.


V


Les notes de Sadi Carnot touchant l’équivalence de la chaleur et du travail ne furent publiées qu’en 1878 ; c’est donc sans avoir subi l’influence des idées du physicien français que Robert Mayer fut amené, par ses propres réflexions, à des conclusions semblables ; et c’est avec justice qu’au principe de l’équivalence de la chaleur et du travail les physiciens ont attaché le nom du médecin de Heilbronn.

Comme Sadi Carnot, Mayer admet que la consommation d’une certaine quantité de travail engendre une quantité proportionnelle de chaleur ; c’est dans l’étude des phénomènes thermiques accompagnant les changemens de volume des gaz qu’il découvre le moyen de calculer la quantité de travail dont la dépense produit une calorie.

Prenons un litre d’air à une température donnée, par exemple à la température de la glace fondante, et sous une pression donnée, par exemple la pression d’une atmosphère ; proposons-nous d’amener cette masse de gaz à occuper un volume double, la température demeurant celle de la glace fondante et la pression prenant la valeur d’une demi-atmosphère que lui assigne la loi de Mariotte. Nous pourrons obtenir ce résultat en détendant lentement le gaz, de manière que la température demeure invariable et que la pression qu’il supporte soit, à chaque instant, celle qui le maintiendrait en équilibre : nous pourrons aussi obtenir ce résultat en mettant le récipient qui contient l’air en communication avec un autre récipient, d’un litre de capacité, entièrement vide ; l’air se précipitera dans ce second récipient, et il nous suffira d’attendre que la température, un instant troublée, soit revenue, dans toute la masse, au point de fusion de la glace.

D’après l’expérience faite par Gay-Lussac en 1807, cette seconde opération n’entraîne ni absorption ni dégagement de chaleur ; or, quelle différence y a-t-il entre ces deux opérations ? Dans la seconde, les corps étrangers n’ont ni fourni ni emprunté de travail au gaz, puisque celui-ci s’est détendu à l’intérieur d’un vase dont les parois rigides n’ont subi aucun déplacement ; dans la première, le gaz, pour surmonter la pression extérieure, a accompli un travail facile à calculer ; ce travail équivaut, selon Robert Mayer, à la quantité de chaleur qui est absorbée dans cette première opération et qui ne serait pas absorbée dans la seconde. Si donc on pouvait déterminer cette quantité de chaleur qui a engendré un travail connu, on pourrait évaluer sans peine l’équivalent mécanique de la chaleur.

Or, les données que la physique possédait en 1842 permettaient de calculer cette quantité de chaleur.

Reprenons cette masse d’air qui occupe le volume d’un litre à la température de la glace fondante et sous la pression d’une atmosphère ; doublons d’abord son volume en maintenant sa température constante : elle absorbera la quantité de chaleur que nous voulons déterminer ; puis, en maintenant invariable son volume, chauffons-la jusqu’à la température de 273° : elle absorbera une quantité de chaleur égale à 273 fois le produit de son poids par la chaleur spécifique de l’air sous volume constant.

Au lieu de soumettre notre masse d’air à ces deux transformations successives, chauffons-la simplement, de 0° à 273°, sous la pression constante d’une atmosphère ; elle occupera, à 273°, un volume de deux litres ; elle absorbera, dans cette nouvelle modification, une quantité de chaleur égale à 273 fois le produit de son poids par la chaleur spécifique de l’air sous pression constante.

De deux manières différentes nous avons fait passer notre masse d’air d’un même état initial, où elle occupait un volume d’un litre à la température de la glace fondante, à un même état final, où elle occupe un volume de deux litres à la température de 273° ; la quantité de chaleur absorbée dans la réalisation du premier procédé doit être égale à la quantité de chaleur absorbée dans la réalisation du second. Nous pouvons donc évaluer la quantité de chaleur dont la grandeur nous importe : elle est égale à 273 fois le produit du poids du gaz par l’excès de la chaleur spécifique sous pression constante sur la chaleur spécifiqne sous volume constant.

Tel est le raisonnement très simple par lequel Mayer relie la valeur de l’équivalent mécanique de la chaleur à la différence qui existe entre les deux chaleurs spécifiques d’un gaz ; le calcul, effectué avec les données dont on disposait à son époque, lui montre que, pour produire une calorie, il faut dépenser 367 kilogrammètres ; c’est presque exactement le résultat qu’avait obtenu Sadi Carnot.

Le raisonnement de Mayer n’a pas seulement l’avantage de fournir une valeur approchée de l’équivalent mécanique de la chaleur ; il jette en outre une vive lumière sur la théorie des gaz. Si un gaz qui se dilate sous pression constante absorbe plus de chaleur qu’un gaz qui se dilate sous volume constant, c’est que, pour surmonter la pression extérieure, il fournit dans le premier cas un travail qu’il n’a pas à fournir dans le second. Si, dans l’expérience de Gay-Lussac, que Laplace ne pouvait expliquer, un gaz se détend sans dégager ni absorber aucune quantité de chaleur, c’est qu’aucun travail n’accompagne cette détente ; les lois de la détente d’un gaz sans variation de chaleur, posées par Laplace et Poisson dans l’hypothèse du calorique, se retrouvent sans peine, avec toutes leurs conséquences, dans la nouvelle doctrine ; en sorte que les découvertes qui avaient donné le plus de crédit à l’existence substantielle du calorique, peuvent aussi bien être invoquées à l’appui de la théorie mécanique de la chaleur.

Les écrits de Robert Mayer n’eurent guère plus d’influence sur le développement de la science que les notes inédites de Sadi Carnot ; ils furent publiés, mais ils ne furent pas lus. Pour que l’idée de l’équivalence de la chaleur et du travail se répandît parmi les physiciens, il fallut que Joule en Angleterre, que Golding en Danemark, la retrouvassent l’un et l’autre en dehors de toute influence étrangère ; il fallut que de multiples déterminations expérimentales, réalisant pour la plupart, à l’insu de leurs auteurs, le programme tracé par Sadi Carnot, vinssent fixer au voisinage du nombre 425 la valeur très approchée de l’équivalent mécanique de la chaleur ; il fallut surtout que Helmholtz lançât son écrit sur la conservation de la force, retentissant manifeste qui annonçait à la science l’avènement des nouvelles doctrines. C’est seulement fort tard qu’on reconnut la priorité du médecin de Heilbronn, et plus tard encore que l’on put rendre justice à la divination de notre compatriote.


VI


En 1850, les idées sur lesquelles repose la doctrine de l’équivalence de la chaleur et du travail étaient acquises ; l’époque semblait venue de donner de cette doctrine un exposé dogmatique ; c’est ce que fit Glausius dans la première partie d’un mémoire regardé à juste titre comme la clé de voûte de la thermodynamique.

Les molécules des corps sont animées de mouvemens très petits et très rapides ; la force vive de ces mouvemens représente la quantité de chaleur libre, de chaleur sensible que renferme le corps ; cette force vive est d’autant plus grande que la température est plus élevée.

D’autre part, entre ces molécules s’exercent, en général, des actions attractives ou répulsives appréciables seulement lorsque les molécules entre lesquelles elles agissent sont très voisines ; toute variation de volume ou de température, tout changement d’état physique ou chimique subis par un corps entraînent un changement de disposition des molécules de ce corps et, par suite, un travail positif ou négatif de ces actions.

Ce travail n’est pas, dans la plupart des cas, le seul qui se produise lorsqu’un corps éprouve une modification ; ce corps peut être soumis à l’action de certaines forces extérieures, de la pesanteur, de la pression de l’atmosphère ; lorsque le corps se transforme, ces forces effectuent, elles aussi, un travail positif ou négatif.

Ainsi, pendant qu’un corps éprouve une certaine modification, il absorbe ou dégage une certaine quantité de chaleur qui équivaut à l’accroissement ou à la diminution de force vive du mouvement moléculaire ; mais, en outre, il dégage ou absorbe une quantité de chaleur équivalente au travail positif ou négatif effectué par les forces tant intérieures qu’extérieures qui sollicitent ses diverses parties. Si le premier effet représente, dans la nouvelle doctrine, Fabsorption ou le dégagement de chaleur libre que considérait l’ancienne doctrine, le second effet représente, dans la théorie mécanique de la chaleur, ce que la théorie du calorique regardait comme un dégagement ou une absorption de chaleur latente ; dans la théorie mécanique, la chaleur latente « n’est pas seulement, comme son nom l’indique, cachée à notre perception ; elle n’existe pas le moins du monde ; elle a été consommée en travail durant les changemens d’état. « L’hypothèse touchant la nature de la chaleur latente, que Lavoisier et Laplace avaient indiquée dès 1783, est désormais adoptée.

Dans la chaleur qu’un corps absorbe on doit, nous venons de le voir, distinguer trois parties : la chaleur qui sert à accroître la force vive du mouvement moléculaire, la chaleur qui est consommée en travail intérieur, la chaleur qui est consommée en travail extérieur. La dernière partie peut être calculée lorsque l’on connaît les forces extérieures auxquelles le corps est soumis pendant sa transformation — et ces forces peuvent, en général, être mesurées. — Au contraire, dans la plupart des cas, les deux premières parties ne peuvent être calculées, car on ignore de quelle manière se meuvent les molécules des corps et suivant quelles lois elles s’attirent les unes les autres.

Il semble donc que l’on ne puisse jamais calculer, d’une manière complète, l’effet mécanique auquel une certaine absorption de chaleur est équivalente ; il semble, par conséquent, que tout essai tenté pour déterminer par l’expérience la valeur de l’équivalent mécanique de la chaleur soit un essai illusoire. Il n’en est rien.

Prenons un corps et soumettons-le à un cycle de transformations qui le ramène à son état initial ; après qu’il aura parcouru ce cycle, la force vive du mouvement qui agite ses molécules reprendra sa première valeur ; elle n’aura subi ni augmentation, ni diminution ; les molécules auront repris leur disposition première ; or — c’est une hypothèse admise par tous les géomètres qui ont traité des actions moléculaires — les forces attractives ou répulsives qui s’exercent entre les molécules sont d’une nature telle qu’elles effectuent autant de travail positif que de travail négatif dans une modification où le point d’application de chacune d’elles décrit une trajectoire qui se ferme sur elle-même et la ramène à son point de départ. Ainsi, dans la quantité de chaleur absorbée par un corps qui a subi un cycle de transformations, les deux premières parties font défaut ; la dernière seule subsiste ; lorsqu’un corps a subi une suite de modifications qui l’a ramené à l’état où elle l’avait pris, la quantité de chaleur qu’il a absorbée est exactement équivalente au travail qu’il a fourni pour surmonter les forces extérieures.

C’est donc en déterminant, d’une part, la quantité de chaleur absorbée par un système de corps qui décrit un cycle fermé de transformations, en calculant, d’autre part, le travail effectué, pendant le parcours de ce cycle, par les forces extérieures appliquées au système, que l’on pourra évaluer l’équivalent mécanique de la chaleur ; la méthode employée par R. Mayer est une application de ce principe ; parmi les physiciens qui, après R. Mayer, ont mesuré la grandeur de la même constante, il en est qui ont négligé de faire parcourir, en son entier, un cycle de modifications au corps sur lequel ils opéraient ; les méthodes dont ils ont fait usage ne sont pas légitimes.

Nous venons de mettre en évidence un caractère essentiel qui distingue les forces intérieures agissant entre les molécules d’un corps et les forces extérieures sollicitant les diverses parties de ce corps ; si un corps, après des modifications quelconques, revient à son état initial, on est assuré que le travail total effectué, durant ces modifications, par les actions moléculaires, se réduit à zéro ; il n’en est pas nécessairement de même du travail effectué par les forces extérieures ; ce travail peut être positif, nul ou négatif.

Cette proposition est elle-même contenue dans une vérité plus générale : lorsqu’on se donne l’état initial d’un corps et son état final, on peut affirmer que le travail produit par les attractions moléculaires durant la modification subie par le corps est déterminé sans ambiguïté ; on peut faire passer le corps du même état initial au même état final par une infinité de procédés différens ; quel que soit le procédé employé, le travail effectué par les actions intérieures gardera la même valeur.

Il en est tout autrement du travail des forces extérieures ; sans changer ni l’état initial du système, ni l’état final, que l’on change le procédé servant à faire passer le corps de l’un à l’autre de ces états, on changera, en général, la valeur du travail effectué par les forces extérieures.

De cette vérité, nous avons déjà rencontré un saisissant exemple ; nous avons pris une masse d’air qui occupait le volume d’un litre à la température de la glace fondante ; par deux procédés distincts, nous l’avons amenée à occuper, à la même température, un volume de deux litres ; en l’un des procédés, nous détendions cette masse d’air à température constante, sous une pression constamment égale à celle qui la maintiendrait en équilibre ; la pression extérieure effectuait alors un certain travail négatif ; en l’autre procédé, nous mettions le récipient où le gaz était d’abord renfermé en communication avec un vase vide de même capacité ; le gaz se précipitait dans le vide ; la température baissait d’un certain nombre de degrés dans lo premier récipient et montait d’un nombre égal de degrés dans le second ; nous laissions la température reprendre, dans toute la masse, sa valeur primitive ; durant toute cette modification, le gaz se mouvait à l’intérieur d’une enveloppe rigide, en sorte que la pression exté- rieure n’effectuait aucun travail. Ainsi, en conduisant la masse gazeuse d’un même état initial à un même état final par deux procédés différens, nous amenions les forces extérieures à effectuer un travail différent, négatif dans le premier cas, nul dans, le second.

Ces remarques conduisent à une importante conséquence.

Faisons passer successivement un corps d’un même état initial à un même état final par divers procédés ; quel que soit le procédé employé, l’accroissement subi par la force vive des mouvemens moléculaires gardera la même valeur ; le travail effectué par les actions intérieures gardera la même valeur ; mais le travail effectué par les forces extérieures ne sera pas le même dans tous les cas ; il variera avec le procédé employé pour transformer le corps ; donc, chaque procédé capable de faire passer le corps de l’état initial donné à l’état final donné exigera l’absorption d’une quantité différente de chaleur.

Ainsi, dans l’exemple que nous venons de citer, le gaz, en se détendant par le premier procédé, absorbera une certaine quantité de chaleur ; en se détendant par le second procédé, il ne subira ni gain, ni perte de chaleur.

Cette conséquence nécessaire de la nouvelle doctrine renverse le principe le plus universellement admis des anciennes théories de la chaleur.

Pour Descartes, les diverses parties d’un corps échauffé étaient dans un état d’extrême agitation ; la quantité de chaleur contenue dans le corps était la quantité de mouvement de cette agitation ; lorsque le corps passait d’un état à un autre, il absorbait une quantité de chaleur égale à l’excès de la quantité de mouvement qu’il renfermait dans l’état final sur la quantité de mouvement qu’il renfermait dans l’état initial ; pour calculer cet excès, il suffisait de connaître les deux états extrêmes ; il n’était pas nécessaire de savoir par quelle voie le corps avait passé de l’un à l’autre ; les deux termes d’une transformation influaient seuls sur la quantité de chaleur absorbée par cette transformation ; en particulier, lorsque ces deux termes coïncidaient, lorsque le corps parcourait un cycle qui le ramenait à son état initial, la chaleur gagnée par le corps avait la même valeur que si aucune modification ne s’était produite, la valeur zéro ; durant le parcours du cycle, le corps dégageait autant de chaleur qu’il en absorbait.

À la suite des découvertes de Leibniz, la théorie cartésienne fut modifiée ; la quantité de chaleur ne fut plus la quantité de mouvement de l’agitation intestine du corps, elle en fut la force vive ; mais ce qu’on disait de la quantité de mouvement pouvait se répéter de la force vive ; la chaleur absorbée par un corps qui passe d’un état à un autre continua à dépendre uniquement de ces deux états, à être indépendante du procédé qui faisait passer le corps de l’un de ces états à l’autre ; en particulier, elle resta nécessairement nulle dans le cas où l’état final coïncidait avec l’état initial.

Survint l’hypothèse du calorique ; pour elle, la quantité de chaleur contenue dans un corps, c’est la masse de fluide calorifique qu’il renferme ; la quantité de chaleur absorbée par un corps qui éprouve une modification, c’est l’accroissement subi par la masse du fluide durant cette modification ; pour connaître cet accroissement, il suffit de connaître combien le corps renfermait de calorique au début de la transformation, combien il en renferme à la fin ; ce qui s’est passé dans l’intervalle importe peu ; si la modification subie par un corps se referme en un cycle, le corps renferme, en son état final, autant de calorique qu’en son état initial ; les gains de chaleur qu’il a faits compensent exactement les pertes qu’il a subies.

L’existence du calorique latent avait fait triompher l’hypothèse du calorique ; cependant, cette existence, Lavoisier et Laplace l’ont montré, peut se concilier avec une théorie mécanique de la chaleur formée par la synthèse du mécanisme de Descartes et du dynamisme de Newton ; dans cette synthèse, la chaleur libre, c’est la force vive du mouvement moléculaire ; la chaleur latente dégagée dans un changement d’état, c’est le travail accompli, durant ce changement d’état, par les forces attractives ou répulsives qui agissent entre les molécules ; comme la diminution de force vive, ce travail ne dépend que des deux termes extrêmes du changement d’état ; la valeur de la quantité de chaleur dégagée ne dépend que de l’état initial et de l’état final, et non point des états intermédiaires que le corps a traversés.

Si donc les physiciens se divisaient touchant la nature de la chaleur, ils étaient unanimes à reconnaître que la chaleur absorbée par un corps durant une transformation ne dépend que de l’état d’où part ce corps et de l’état où il arrive ; ils étaient unanimes à proclamer que, durant le parcours d’un cycle fermé, le corps dégage autant de chaleur qu’il en absorbe. En 1783, Lavoisier et Laplace se proposent d’écrire sur la chaleur en n’admettant que des principes communs à toutes les théories que l’on peut former touchant la nature de la chaleur ; ils n’hésitent pas à prendre pour fondement de leurs déductions cet axiome : « Toutes les variations de chaleur soit réelles, soit apparentes, qu’éprouve un système de corps en changeant d’état, se reproduisent dans un ordre inverse lorsque le système repasse à son premier état. » Cet axiome, Berthollet en fait usage dans l’étude de divers problêmes relatifs aux dissolutions ; Desormes et Clément, Laplace, Poisson, Sadi Carnot, Glapeyron, l’emploient constamment dans leurs raisonncmens et dans leurs calculs ; en 1840, Hess le place à la base de la thermochimie ; Mayer lui-même rapplique, sans l’énoncer, dans le mémoire où il pose la première loi de la thermodynamique.

C’est ce principe, regardé par tous comme la base la plus ferme de la théorie de la chaleur, que vient saper la loi de l’équivalence entre la chaleur et le travail; c’est ce principe que Clausius déclare inadmissible ; lorsqu’un corps passe d’un état à l’autre, la quantité de chaleur qu’il absorbe dépend du travail accompli, durant la modification, par les forces extérieures et, partant, varie avec cette modification ; pour nous renseigner au sujet de cette quantité de chaleur, il ne suffit plus de nous dire ce qu’était le corps au départ et ce qu’il est à l’arrivée ; il faut encore nous conter l’histoire de ce corps depuis le début de la modification jusqu’à la fin ; on ne peut plus dire qu’un corps, pris dans un état donné, renferme une quantité déterminée de chaleur ; car, si on le ramène à cet état après lui avoir fait subir une série de modifications, il aura en général, durant ces modifications, absorbé plus de chaleur qu’il n’en aura dégagé, ou dégagé plus de chaleur qu’il n’en aura absorbé ; on peut encore parler de la quantité de chaleur qu’un corps absorbe ou dégage tandis qu’il subit une transformation déterminée ; mais on ne peut plus parler de la quantité de chaleur que renferme un corps pris dans un état donné ; désormais, ces mots sont vides de sens.


VII


Sadi Carnot écrivait dans ses Réflexions sur la puissance motrice du feu :

« Nous supposons implicitement, dans notre démonstration, que lorsqu’un corps a éprouvé des changemens quelconques, et qu’après un certain nombre de transformations, il est ramené identiquement à son état primitif, c’est-à-dire à cet état considéré relativement à la densité, à la température, au mode d’agrégation, nous supposons, dis-je, que ce corps se trouve contenir la même quantité de chaleur qu’il! contenait d’abord, ou autrement que les quantités de chaleur absorbées ou dégagées dans ses di- verses transformations, sont exactement compensées. Ce fait n’a jamais été révoqué en doute ; il a été d’abord admis sans réflexion et vérifié ensuite dans beaucoup de cas par les expériences du calorimètre. Le nier, ce serait renverser toute la théorie de la chaleur à laquelle il sert de base. »

La loi de Robert Mayer nie ce principe ; la théorie entière de la chaleur est renversée et doit être édifiée à nouveau.

En bien des points, cette restauration est aisée ; éviter, dans la détermination de l’équivalent mécanique de la chaleur, l’emploi du principe controuvé ; retrouver, sans l’aide de ce principe, les propriétés des gaz et des vapeurs établies jusque-là dans l’hypothèse du calorique, toutes ces retouches se font, pour ainsi dire, d’elles-mêmes ; mais il semble moins facile de mettre d’accord avec la doctrine nouvelle, les découvertes auxquelles un principe, que cette doctrine déclare faux, avait conduit Carnot.

En 1849, W. Thomson se trouve en présence de deux principes contradictoires de la théorie de la chaleur : d’une part, le principe de l’équivalence de la chaleur et du travail, auquel les recherches expérimentales de Colding et surtout de Joule, auquel le récent écrit de Helmholtz, donnent une probabilité de plus en plus grande ; d’autre part, le principe que la chaleur absorbée par un corps durant un changement d’état ne dépend que de l’état initial et de l’état final, principe sur lequel repose l’admirable suite des déductions de Carnot ; entre ces deux principes, il hésite, et, passant outre au démenti de l’expérience, il finit par opter en faveur de l’axiome que Carnot avait reçu de la tradition : « Si nous abandonnons ce principe, dit-il, nous nous heurtons à d’autres difficultés innombrables que l’on ne peut surmonter sans de nouvelles recherches expérimentales et sans édifier complètement la théorie de la chaleur sur une nouvelle base. » Tant il est rare qu’un physicien se résolve à abandonner une hypothèse incompatible avec les faits, qu’il consente à rejeter une théorie contredite par l’expérience, avant d’avoir découvert une hypothèse plus compréhensive et développé une théorie plus conforme à la nature !

Trop vigoureuse pour tolérer aucune contrainte, l’imagination britannique fait bon marché des règles de la logique : la rigueur germanique de l’esprit de Clausius le pliait plus exactement aux lois de la méthode expérimentale. Plein d’admiration pour l’œuvre de Carnot, mais convaincu que rien ne subsisterait de cette œuvre que ce qui s’accordait avec le principe de l’équivalence de la chaleur et du travail, devenu vérité d’observation, il aborda de front les difficultés qui avaient fait reculer Thomson et, dans la seconde partie de son Mémoire sur la force motrice de la chaleur, il exposa cette théorie que le physicien anglais croyait impossible d’édifier sans nouvelles recherches expérimentales.

Selon le principe admis par Sadi Carnot, un corps qui décrit un cycle absorbe exactement autant de chaleur qu’il en dégage ; en particulier, une machine qui fonctionne suivant un cycle de Carnot cède au réfrigérant une quantité de chaleur précisément égale à celle qu’elle a empruntée au foyer ; cette proposition est incompatible avec la loi de Mayer ; si la machine fournit un certain travail, la quantité de chaleur empruntée au foyer surpasse la quantité de chaleur cédée au réfrigérant, et l’excès de la première sur la dernière équivaut au travail produit par la machine ; l’inverse a lieu si la machine absorbe du travail ; la proposition dont Carnot avait fait usage dans ses déductions doit donc être rejetée ; mais, bien que cette proposition joue un rôle essentiel dans la démonstration des résultats énoncés par Carnot, le rejet de celle-là n’entraîne pas nécessairement le rejet de ceux-ci ; de prémisses fausses, on peut déduire des conséquences vraies ; de la théorie de Carnot, on peut, selon Clausius, conserver ce qu’il y a d’essentiel.

Ce qu’il y a d’essentiel dans cette théorie, c’est la démarcation établie entre les caractères des deux espèces de cycles de Carnot, des cycles directs et des cycles inverses : un corps qui décrit un cycle direct absorbe de la chaleur pendant qu’il est porté à température élevée et dégage de la chaleur pendant qu’il est maintenu à basse température ; au contraire, un corps qui décrit un cycle inverse, dégage de la chaleur à température élevée et en absorbe à basse température. Que la quantité de chaleur absorbée soit égale à la quantité de chaleur dégagée, comme on le croyait à l’époque de Carnot, ou qu’elle en diffère, comme nous l’enseigne la loi de Mayer, peu importe : tout système qui décrit un cycle de la première catégorie transporte de la chaleur d’un corps chaud à un corps froid ; tout système qui décrit un cycle de la seconde catégorie transporte de la chaleur d’un corps froid à un corps chaud. Or les premiers systèmes, — ceux qui transportent de la chaleur d’un corps chaud à un corps froid, — sont les seuls qui puissent obliger les forces extérieures à effectuer un travail négatif, qui puissent fonctionner à l’encontre de ces forces, qui puissent, en un mot, être regardés comme des machines propres à fournir de la puissance motrice. Au contraire, les systèmes qui transportent de la chaleur d’un corps froid à un corps chaud ne peuvent produire cet effet que moyennant un travail positif des forces extérieures ; ils consomment de la puissance ; ce ne sont pas des ma- chines motrices, ce sont des machines frigorifiques ; un système qui décrit un cycle de Carnot ne peut transporter de chaleur d’un corps froid à un corps chaud si ce transport n^est accompagné d’un travail positif des forces extérieures : telle est la proposition que Clausius regarde comme l’intuition la plus profonde de Sadi Carnot ; telle est la proposition qu’il demande que l’on conserve comme une sorte d’axiome de la théorie de la chaleur, axiome aussi important pour cette théorie que l’est la loi de Mayer.

Lorsqu’une machine fonctionne suivant un cycle de Carnot, chaque unité de travail qu’elle fournit exige l’emprunt au foyer d’une certaine quantité de chaleur ; cette quantité de chaleur dépend des températures limites entre lesquelles le cycle est décrit, mais nullement de la nature de la machine qui fournit le travail ; l’axiome précédent nous fournit aisément la démonstration de ce théorème.

Imaginons, en effet, que deux machines différentes décrivent, toutes deux, des cycles de Carnot entre les mêmes limites de température ; supposons que, pour fournir une unité de travail, la première emprunte au foyer moins de chaleur que la seconde. Faisons fonctionner ces deux machines en même temps, mais, tandis que la première marchera de manière à fournir une unité de travail, faisons marcher la seconde en sens inverse, de telle sorte qu’au lieu de fournir, elle aussi, une unité de travail, elle consomme ce même travail ; cette machine cède alors au corps chaud la quantité de chaleur qu’elle lui aurait empruntée si elle avait marché dans le sens direct. L’ensemble de ces deux machines peut être regardé comme un système unique qui décrit un cycle de Carnot ; pendant le parcours du cycle, le système ne produit ni ne consomme de puissance motrice, car la première machine produit une unité de travail, tandis que la seconde consomme cette même unité de travail ; d’autre part, le corps chaud fournit de la chaleur à la première machine, mais il en reçoit davantage de la seconde machine ; il a donc, en définitive, absorbé une certaine quantité de chaleur ; puisque le parcours du cycle par l’ensemble des deux machines n’entraîne ni production, ni consommation de puissance motrice, la loi de Mayer exige que le corps froid ait fourni à l’ensemble des deux machines une quantité de chaleur exactement égale à celle que le corps chaud en a reçue ; dès lors, ces deux machines accouplées parviendraient, en décrivant un cycle de Carnot, à transporter une certaine quantité de chaleur d’un corps froid à un corps chaud, bien que le travail total effectué par les forces extérieures se réduise à zéro ; cette conséquence serait en contradiction avec l’axiome de Clausius.

L’axiome de Clausius nous redonne donc, sauve de toute incompatibilité avec le principe de l’équivalence de la chaleur et du travail, la loi fondamentale de Sadi Carnot. Lorsqu’une machine fonctionne suivant un cycle de Carnot, le rapport du travail produit par cette machine à la quantité de chaleur que le foyer lui cède, ne dépend ni de la nature des substances qui entrent dans la constitution de la machine, ni de l’agencement des organes qui la composent ; ce rapport ne dépend que des deux températures extrêmes entre lesquelles le cycle est décrit.

Aucune expérience ne vérifie directement l’axiome de Clausius ; si cet axiome peut être rendu probable, c’est seulement par les concordances que constatera l’expérimentateur, par la comparaison des faits observés avec les conséquences éloignées de la théorie à laquelle cet axiome sert de base ; ces caractères sont communs à toutes les hypothèses physiques ; celui qui analyse de près le mécanisme de la science les attribue même aux suppositions que l’on regarde habituellement comme des décalques de l’observation ; mais, tandis qu’un esprit superficiel peut aisément les méconnaître en celles-ci, ils éclatent, en cet axiome, aux yeux des moins attentifs ; aussi cette loi parut-elle tout d’abord, parmi les principes de la physique, comme douée d’une nature étrange, exceptionnelle ; aussi soûle va-t-elle bien des discussions. Les uns, avec Zeuner, voulaient y voir une vérité évidente d’elle-même, à la façon des axiomes de la géométrie ; Clausius leur répondait avec raison que l’on pouvait, sans absurdité, nier l’exactitude de son postulat, et que cette exactitude ne pouvait être établie que par les confirmations de l’expérience. Les autres, avec Rankine ou avec Hirn, croyaient trouver, soit dans les phénomènes de la chaleur rayonnante, soit dans des modifications compliquées, des faits qui fussent en désaccord avec la loi de Clausius ; mais celui-ci, discutant les objections avec une minutieuse rigueur, mettait à nu les confusions qui avaient induit ses émules en erreur. Affermi par ces diverses épreuves, le principe qu’un cycle de Carnot ne peut transporter de la chaleur d’un corps froid à un corps chaud, à moins que les forces extérieures ne fournissent un travail positif, finit par être admis sans conteste et, avec lui, les conséquences qui s’en déduisaient.


VIII


Lorsqu’une machine décrit un cycle de Carnot, le rapport entre le travail fourni par la machine et la quantité de chaleur qu’elle emprunte au foyer est indépendant de la nature et de l’agencement des corps qui composent la machine ; il ne dépend que des deux températures extrêmes entre lesquelles fonctionne la machine. D’ailleurs le travail produit par la machine est équivalent à l’excès de la quantité de chaleur empruntée au foyer sur la quantité de chaleur cédée au réfrigérant. Dès lors, un calcul élémentaire permet de remplacer la proposition précédente par celle-ci : Lorsqu’une machine à feu décrit un cycle de Carnot, la quantité de chaleur empruntée au foyer est, à la quantité de chaleur cédée au réfrigérant, dans un rapport qui ne dépend pas de la nature de la machine ; ce rapport ne dépend que des deux températures extrêmes entre lesquelles est compris le cycle tracé par la machine.

Comment ce rapport dépend-il de la température du foyer et de la température du réfrigérant ? Ce problème, où la température du foyer et la température du réfrigérant varient à la fois, se ramène sans peine à cet autre plus simple : Comment le rapport entre la quantité de chaleur prise au foyer et la quantité de chaleur cédée au réfrigérant varie-t-il lorsque l’on suppose variable la température du foyer et que l’on choisit un réfrigérant de température fixe, égale au point de fusion de la glace ?

Supposons en effet que, quelle que soit la température du foyer, nous sachions résoudre ce dernier problème ; comment résoudrons-nous la première question ? Comment, par exemple, calculerons-nous le rapport de la chaleur prise à la chaleur rendue dans une machine où la température du foyer est le point d’ébullition de l’eau, et la température du réfrigérant le point d’ébullition de l’alcool ? Nous calculerons la valeur de ce rapport, d’une part, pour une machine fonctionnant entre le point d’ébullition de l’eau et le point de fusion de la glace, d’autre part, pour une machine fonctionnant entre le point d’ébullition de l’alcool et le point de fusion de la glace, et nous diviserons la première de ces valeurs par la seconde.

Imaginons donc un moteur qui décrit un cycle de Carnot entre une température supérieure quelconque et une température inférieure égale au point de fusion de la glace ; le rapport entre la quantité de chaleur empruntée au foyer et la quantité de chaleur cédée au réfrigérant dépend uniquement de la température du foyer ; comment en dépend-il ? Pour que l’on puisse répondre à une semblable question, il faut que l’on ait fait correspondre chaque température à un nombre ; il faut que l’on ait fait choix d’un thermomètre.

Prenons un gaz ; supposons que ce gaz obéisse à la loi de Mariotte à toute température et sous toute pression ; supposons que ce gaz n’absorbe ni ne dégage de chaleur lorsqu’on lui ouvre l’accès d’un récipient vide ; nous dirons que ce gaz est un gaz ’parfait ; — il n’y a pas de gaz parfaits dans la nature, il y a seulement des gaz : l’air, l’hydrogène, l’azote, l’oxygène, l’oxyde de carbone qui, dans les conditions de température et de pression où on les observe ordinairement, diffèrent peu de cet état gazeux idéal que nous nommons parfait ; — imaginons que nous enfermions un gaz parfait dans un récipient mis en communication avec un manomètre, et qu’à chaque température nous mesurions la pression qui maintient ce gaz sous un volume donné ; cette pression croîtra avec la température ; convenons de regarder l’accroissement de température comme proportionnel à l’accroissement de pression ; fixons le coefficient de proportionnalité de telle manière que la différence entre le point d’ébuUition de l’eau et le point de fusion de la glace soit marquée par le nombre 100 ; nous aurons défini le thermomètre centigrade à gaz parfait, thermomètre que l’on ne peut construire, que l’on ne peut réaliser d’une manière concrète, qui n’existe qu’à titre d’abstraction dans l’entendement du physicien, mais thermomètre dont s’approchent extrêmement, dans les conditions ordinaires, les thermomètres à air ou à hydrogène. C’est la température lue sur le thermomètre centigrade à gaz parfait que Clausius fait entrer dans ses formules.

Le problème qui nous occupe est alors résolu par une formule très simple : le rapport entre la quantité de chaleur que la machine emprunte au foyer et la quantité de chaleur qu’elle cède au réfrigérant, dont la température est le point de fusion de la glace, a pour dénominateur le nombre 273 — l’inverse du coefficient de dilatation d’un gaz parfait — et pour numérateur ce même nombre 273, augmenté de la température du foyer.

Dès lors une machine fonctionnant suivant un cycle de Carnot, emprunte au foyer et cède au réfrigérant, quelles que soient les températures de ces deux corps, des quantités de chaleur qui sont entre elles comme les températures du foyer et du réfrigérant, pourvu que l’on augmente de 273 le nombre de degrés qui correspond à chacune de ces températures ; en d’autres termes, ces quantités de chaleur sont entre elles comme les températures absolues du foyer et du réfrigérant, si l’on rend aux mots : température absolue, le sens que Desormes et Clément leur avaient attribué, le sens que Laplace avait adopté.

Retournant, en quelque sorte, la série des déductions de Clausius, W. Thomson a proposé de reprendre, en la modifiant légèrement, l’idée qu’il avait émise à l’époque où l’hypothèse du calorique semblait être le fondement nécessaire de la loi de Carnot et de demander à cette dernière la définition de la tempéra- ture absolue.

Prenons un moteur qui décrit un cycle de Carnot et dont le réfrigérant est formé par une masse de glace fondante ; le rapport entre la quantité de chaleur empruntée au foyer et la quantité de chaleur cédée au réfrigérant est indépendant, nous le savons, de la nature et de ragencement des corps qui composent le moteur ; il ne dépend que de la température du foyer ; il est d’autant plus grand que le foyer est plus chaud ; convenons de regarder ce rapport comme le rapport entre la température absolue du foyer et la température absolue de la glace fondante ; cette convention fixera, à un facteur près, la température absolue d’un corps quelconque ; si nous voulons que l’intervalle entre le point de fusion de la glace et le point d’ébuUition de l’eau corresponde à cent degrés centigrades, le facteur de proportionnalité sera fixé et la définition de la température absolue ne comportera plus aucune ambiguïté. De plus, cette définition sera donnée sans que l’on fasse intervenir d’aucune manière les propriétés d’un corps thermométrique réel, comme l’air ou le mercure, ou d’une substance idéale, comme un gaz parfait ; on pourra, d’ailleurs, comparer la température absolue aux indications que donne un thermomètre à mercure, à air, à gaz parfait ; on trouvera que la température absolue surpasse constamment de 273 degrés la température centigrade lue sur un thermomètre à gaz parfait ; en d’autres termes, le rapport des températures absolues de deux enceintes sera égal au rapport des pressions qui maintiendraient invariable le volume d’une masse de gaz parfait placée successivement dans chacune de ces deux enceintes.

Ainsi, en conciliant la loi de Carnot avec la loi de Robert Mayer, Clausius amène W. Thomson à reprendre la détermination de la température absolue proposée par Desormes et Clément, adoptée par Laplace, détermination que Thomson avait autrefois proposé d’abandonner ; la première échelle thermométrique, celle qui a été proposée en 1702 par Amontons, devient l’échelle normale à laquelle la thermodynamique rapporte, désormais, toutes les températures.


IX


Ce n’est pas là le dernier mot de l’œuvre de Clausius.

Lorsqu’un système décrit un cycle de Carnot, la quantité de chaleur qu’il emprunte au foyer est à la quantité de chaleur qu’il cède au réfrigérant, comme la température absolue du foyer est à la température absolue du réfrigérant ; si donc on divise la quantité de chaleur empruntée au foyer par la température absolue du foyer et la quantité de chaleur cédée au réfrigérant par la température absolue du réfrigérant, on obtient deux quotiens numériquement égaux entre eux.

Si l’on divise la quantité de chaleur que dégage un système durant une certaine modification, par la température absolue à laquelle le système est porté pendant cette modification, on obtient ce que Clausius nomme la valeur de la transformation, — ou, plus brièvement, la transformation — éprouvée par le système ; tout changement d’état qui dégage de la chaleur correspond à une transformation positive ; toute modification qui absorbe de la chaleur correspond à une transformation négative.

Prenons un système qui parcourt un cycle de Carnot ; parmi les modifications qu’il éprouve, il en est deux seulement qui aient une valeur de transformation ; ce sont réchauffement qu’il subit au contact du foyer et le refroidissement qu’il éprouve au contact du réfrigérant ; les deux autres modifications du système n’absorbent ni ne dégagent de chaleur ; leur valeur de transformation est nulle. À l’action du foyer correspond une transformation négative ; à l’action du réfrigérant une transformation positive, et ces deux transformations sont de même grandeur ; leur somme est nulle ; la transformation négative compense exactement la transformation positive.

Cette propriété du cycle de Carnot peut s’étendre à toute série de modifications, quelle qu’en soit la nature, qui prend le système dans un certain état et le ramène au même état, en un mot, à tout cycle. Prenons chacune des modifications dont la succession constitue ce cycle ; calculons la valeur de transformation qui lui correspond ; ajoutons ensemble toutes ces valeurs ; nous obtiendrons toujours une somme égale à zéro ; toujours les transformations négatives compenseront exactement les transformations positives.

Nous avons dit que cette belle proposition était générale, qu’elle appartenait à tout cycle ; il nous faut cependant y apporter une restriction et ce n’est pas l’un des moindres titres de gloire de Clausius que d’avoir précisé cette restriction.

Pour établir la loi essentielle à laquelle est soumis tout moteur qui décrit le cycle par lui imaginé, Sadi Carnot suppose que, sans rien changer à la nature des corps qui composent le moteur, ni des corps qui l’environnent et agissent sur lui, on puisse faire décrire au moteur le même cycle en sens contraire ; que l’on puisse lui faire consommer un travail égal à celui qu’il développait auparavant ; que l’on puisse remplacer tout dégagement de chaleur par une absorption équivalente, toute absorption de chaleur par un dégagement qui la compense exactement. Les propositions démontrées par Glausius sont subordonnées à la même hypothèse ; elles supposent que le corps auquel on les applique décrit un cycle réversible.

Or les transformations qui se produisent réellement dans le monde physique ne sont pas réversibles.

Voici un gaz contenu dans un corps de pompe que ferme un piston ; ce piston est chargé d’un poids. Si le poids est assez fort, le piston va s’enfoncer ; le gaz sera comprimé ; les forces extérieures, représentées ici par le poids qui charge la soupape, effectueront un travail positif ; une certaine quantité de chaleur sera dégagée. Si, au contraire, le poids qui charge le piston est trop faible, le piston va remonter ; le gaz se détendra ; le travail des forces extérieures sera négatif ; le système absorbera de la chaleur. On peut s’arranger de manière à obtenir le premier groupe de phénomènes ou de manière à obtenir le second groupe ; mais chercher à placer sur la soupape un poids tel que, sans qu’on change rien à ce poids, la soupape puisse aussi bien s’abaisser que s’élever ; que le gaz puisse également se comprimer ou se détendre ; qu’il puisse y avoir, à volonté, absorption ou dégagement de chaleur, c’est évidemment tenter une œuvre chimérique. Un système donné, dans des conditions données, se transforme nécessairement dans un sens donné ; il ne se transforme pas indifféremment dans un sens ou dans le sens inverse ; la modification qu’il éprouve n’est pas réversible ; pris au pied de la lettre, les mots modification réversible sont un non-sens.

Ces mots, cependant, sont susceptibles de prendre une signification précise, mais par un détour qu’il nous faut suivre.

En chargeant d’un poids convenable le piston qui ferme le corps de pompe où se trouve un gaz, vous pouvez faire que le piston s’enfonce ; mettez sur le piston un poids un peu moindre ; il s’enfoncera encore ; pour que le piston commence à s’enfoncer, il suffit que la charge surpasse d’une certaine quantité, si petite soit-elle, le poids que le gaz tiendrait exactement en équilibre ; de même, pour que le piston se relève, il suffit qu’il porte une charge un tant soit peu inférieure à celle que le gaz tiendrait exactement en repos. Vous pouvez donc prendre deux charges qui différeront aussi peu qu’il vous plaira l’une de l’autre et les choisir cependant de telle sorte que l’une obligera le piston à s’enfoncer et que l’autre le laissera se relever. Un système donné, entouré de corps également donnés, subit une modification dont le sens est toujours parfaitement déterminé ; mais on peut choisir les conditions extérieures dans lesquelles le système est placé de telle manière qu’une variation infiniment petite dans ces conditions suffise pour renverser le sens du changement d’état qui se produit ; il suffit, pour cela, que les corps qui environnent le système diffèrent infiniment peu de ceux qui le maintiendraient exactement en équilibre.

Cela posé, que veulent dire ces mots : telle proposition n’est vraie que pour un changement réversible ? Leur sens est celui-ci : à proprement parler la proposition dont il s’agit n’est jamais vraie ; il n’existe aucune modification à laquelle on puisse l’appliquer en toute rigueur ; mais l’erreur commise en appliquant cette proposition à un certain changement d’état peut être plus ou moins grande ; elle est d’autant plus petite que, pour renverser le sens de ce changement d’état, il faut apporter une moindre variation aux conditions extérieures dans lesquelles est placé le système qui éprouve ce changement ; la proposition en question est d’autant moins éloignée de la vérité que les forces auxquelles le système est soumis sont, à chaque instant, plus voisines de celles qui le maintiendraient en équilibre.

Nous avons dit que, lorsqu’un système parcourait un cycle, les transformations négatives qu’il subissait compensaient exactement les transformations positives ; nous avons ajouté que l’exactitude de ce théorème supposait la réversibilité du cycle parcouru par le système. Qu’est-ce à dire ? Le théorème en question n’est applicable à aucun cycle réellement décrit, car aucun cycle réellement parcouru n’est réversible ; pour aucun cycle réel, il ne nous est permis d’affirmer l’égalité rigoureuse entre la somme des transformations positives et la somme des transformations négatives ; mais, nous pouvons l’énoncer avec sécurité, plus les forces sous l’action desquelles se modifie le système étudié seront, à chaque instant, voisines de celles qui arrêteraient toute modification du système et le maintiendraient en équilibre, moins les deux sommes de transformations différeront l’une de l’autre. Les conséquences que nous déduirons du théorème de Clausius, les propriétés du système que ce théorème nous fera découvrir, ne seront jamais rigoureusement exactes tant que le système sera en voie de modification ; mais plus les causes qui déterminent cette modification tendront à disparaître, plus ces conséquences seront voisines de la vérité, plus ces propriétés se rapprocheront de celles que révèle l’expérience ; au système en équilibre, ces conséquences s’appliqueront exactement, ces propriétés appartiendront pleinement.

Ainsi, en introduisant dans ses raisonnemens cette notion de réversibilité, dont le caractère étrange et paradoxal n’avait pas attiré l’attention de Carnot et n’a été clairement aperçu que par Clausius, la Thermodynamique entre en possession d’un moyen détourné — au moins en apparence — mais logique, de découvrir les propriétés que possèdent les systèmes matériels en équilibre ; procédé fécond qui, employé par Glausius, par W. Thomson, par James Thomson, par KirchhofF, par Moutier, par Tait, par une foule de physiciens qu’il serait trop long de citer, a donné une abondante moisson de lois nouvelles, souvent remarquables par leur caractère étrange et imprévu, toujours minutieusement vérifiées par l’expérience ; procédé qui a transformé la théorie des divers changemens d’état physique, des diverses modifications chimiques, de la fusion, de la vaporisation, de la dissolution, de la dissociation.

Prenons maintenant un système qui décrit un cycle réel, partant non réversible ; nous ne savons pas, jusqu’ici, si les transformations positives qui se produisent durant le parcours de ce cycle sont ou non compensées par les transformations négatives. Clausius a affirmé, plutôt que démontré, que, dans ce cas, les deux catégories de transformations ne se compensaient jamais exactement ; que, toujours, la somme des transformations positives surpassait la somme des transformations négatives ; qu’en d’autres termes, la somme de toutes les transformations produites le long du parcours d’un cycle réel était toujours une quantité positive. Proposition capitale dont l’exactitude et la fécondité s’affirment davantage chaque jour, dans les champs les plus divers de la physique, grâce aux découvertes des Hortsmann, des Gibbs, des Helmholtz ; proposition que des esprits audacieux, lancés à la suite de W. Thomson, ont contraint à franchir les bornes de la physique et à déborder dans le domaine de la métaphysique. Mais nous ne pouvons suivre les conséquences de cette loi ; elles nous entraîneraient bien loin des notions fondamentales de la thermodynamique ; elles nous obligeraient à discuter, dans toutes les parties de la physique, les applications d’une doctrine dont nous ne voulons exposer que les principes généraux.

Née de l’hypothèse que la chaleur est un mouvement, la thermodynamique moderne va se dégager de cette supposition, voire même se retourner contre elle et en déterminer le rejet. Il nous reste à retracer les phases de cette dernière évolution.

P. Duhem.
  1. Voyez la Revue du 15 juin.