Les Travailleurs de la mer/L’archipel de la Manche/11

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Émile Testard (Tome Ip. 42-45).
L’archipel de la Manche


XI

LES VIEUX REPAIRES ET LES VIEUX SAINTS


Les Cyclades dessinent le cercle ; l’archipel de la Manche dessine le triangle. Quand on regarde sur une carte, ce qui est la vue à vol d’oiseau de l’homme, les Channel’s Islands, un segment de mer triangulaire se découpe entre ces trois points culminants, Aurigny, qui marque la pointe nord, Guernesey, qui marque la pointe ouest, Jersey, qui marque la pointe sud. Chacune de ces trois îles mères a autour d’elle ce qu’on pourrait nommer ses poussins d’îlots. Aurigny a Bur-Hou, Ortach et les Casquets ; Guernesey a Herm, Jet-Hou et Li-Hou ; Jersey ouvre du côté de la France le cintre de sa baie de Saint-Aubin, vers laquelle ces deux groupes, épars mais distincts, les Grelets et les Minquiers, semblent, dans le bleu de l’eau, qui est, comme l’air, un azur, se précipiter ainsi que deux essaims vers une porte de ruche. Au centre de l’archipel, Serk, à laquelle se rattachent Brecq-Hou et l’île aux Chèvres, est le trait d’union entre Guernesey et Jersey. La comparaison des Cyclades aux Channel’s Islands eût certainement frappé l’école mystique et mythique qui, sous la restauration, se rattachait à de Maistre par d’Eckstein, et lui eût fourni matière à un symbole : l’archipel d’Hellas arrondi, ore rotundo ; l’archipel de la Manche aigu, hérissé, hargneux, anguleux ; l’un pareil à l’harmonie, l’autre à la chicane ; ce n’est pas pour rien que l’un est grec et que l’autre est normand.

Jadis, avant les temps historiques, ces îles de la Manche étaient féroces. Les premiers insulaires étaient probablement de ces hommes primitifs dont le type se retrouve au Moulin-Guignon, et qui appartenaient à la race aux mâchoires rentrantes. Ils vivaient une moitié de l’année de poisson et de coquillages ; et l’autre moitié, d’épaves. Piller leur côte était leur ressource. Ils ne connaissaient que deux saisons, la saison de pêche et la saison de naufrage ; de même que les groënlandais qui appellent l’été la chasse aux rennes et l’hiver la chasse aux phoques. Toutes ces îles plus tard normandes, étaient des chardonnières, des ronceraies, des trous à bêtes, des logis de forbans. Un vieux chroniqueur local dit énergiquement : Ratières et piratières. Les romains y vinrent, et ne firent faire à la probité qu’un pas médiocre ; ils crucifiaient les pirates, et célébraient les Furinales, c’est-à-dire la fête des filous. Cette fête se célèbre encore dans quelques-uns de nos villages le 25 juillet, et dans nos villes toute l’année.

Jersey, Serk et Guernesey s’appelaient jadis Ange, Sarge et Bissarge. Aurigny est Redanœ, à moins que ce ne soit Thanet. Une légende affirme que dans l’île des Rats, insula rattorum, de la promiscuité des lapins mâles et des rats femelles, est né le cochet d’Inde, « Turkey cony ». À en croire Furetière, abbé de Chalivoy, le même qui reprochait à La Fontaine d’ignorer la différence du bois en grume et du bois marmanteau, la France a été longtemps sans apercevoir Aurigny sur la côte. Aurigny en effet ne tient dans l’histoire de Normandie qu’une place imperceptible. Rabelais pourtant connaissait l’archipel normand ; il nomme Herm, et Serk, qu’il appelle Cerq. « Ie vous asseure que telle est cette terre icy, quelles autres fois I’ai veu les isles de Cerq et Herm, entre Bretagne et Angleterre. » (Édition de 1558. Lyon, p. 423.)

Les Casquets sont un redoutable lieu de naufrages. Les anglais, il y a deux cents ans, avaient pour industrie d’y repêcher des canons. Un de ces canons, couvert d’huîtres et de moules, est au musée de Valognes.

Herm est un eremos ; saint Tugdual, ami de saint Sampson, a été en prières à Herm, de même que saint Magloire à Serk. Il y a eu des auréoles d’ermites sur toutes ces pointes d’écueils. Hélier priait à Jersey, et Marcour dans les rochers du Calvados. C’était le temps où l’ermite Eparchias devenait saint Cybard dans les cavernes d’Angoulême et où l’anachorète Crescentius, au fond des forêts de Trêves, faisait crouler un temple de Diane, en le regardant fixement pendant cinq ans. C’est à Serk, qui était son sanctuaire, son « jonad naomk » que Magloire composa l’hymne de la Toussaint, refaite par Santeuil, Cœlo quos eadem gloria consecrat. C’est de là encore qu’il jetait des pierres aux saxons dont les flottes pillardes vinrent à deux reprises le déranger dans son oraison. L’archipel était aussi quelque peu incommodé à cette époque par l’amwarydour, cacique de la colonie celte. De temps en temps Magloire passait l’eau, et allait se concerter avec le Mactierne de Guernesey, Nivou, lequel était un prophète. Magloire un jour, ayant fait un miracle, fit vœu de ne plus manger de poisson. En outre, pour conserver les mœurs des chiens et ne point donner de coupables pensées à ses moines, il bannit de l’île de Serk les chiennes, loi qui subsiste encore. Saint Magloire rendit à l’archipel plusieurs autres services. Il alla à Jersey mettre à la raison la populace qui avait, le jour de Noël, la mauvaise habitude de se changer en toutes sortes de bêtes, en l’honneur de Mithras. Saint Magloire fit cesser cet abus. Ses reliques furent volées, sous le règne de Nominoë, feudataire de Charles le Chauve, par les moines de Lehon-les-Dinan. Tous ces faits sont prouvés par les bollandistes, Acta Sancti Marculphi, etc., et par l’histoire ecclésiastique de l’abbé Trigan. Victrice de Rouen, ami de Martin de Tours, avait sa grotte à Serk, qui, au onzième siècle, relevait de l’abbaye de Montebourg. À l’heure où nous parlons, Serk est un fief immobilisé entre quarante tenanciers.